ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"176"> veillât; elles entrerent dans notre ame à tout instant & de tous côtés; tout ce qui se passoit en nous, tout ce qui existoit hors de nous, tout ce qui subsistoit des siecles écoulés, tout ce que l'industrie, la réflexion, les découvertes de nos contemporains, produisoient sous nos yeux, continuoit de nous inculquer les notions d'ordre, de rapports, d'arrangement, de symmétrie, de convenance, de disconvenance, &c. & il n'y a pas une notion, si ce n'est peut - être celle d'existence, qui ait pû devenir aussi familiere aux hommes, que celle dont il s'agit.

S'il n'entre donc dans la notion du beau soit absolu, soit relatif, soit général, soit particulier, que les notions d'ordre, de rapports, de proportions, d'arrangement, de symmétrie, de convenance, de disconvenance; ces notions ne découlant pas d'une autre source que celles d'existence, de nombre, de longueur, largeur, profondeur, & une infinité d'autres, sur lesquelles on ne conteste point, on peut, ce me semble, employer les premieres dans une définition du beau, sans être accusé de substituer un terme à la place d'un autre, & de tourner dans un cercle vicieux.

Beau est un terme que nous appliquons à une infinité d'êtres: mais quelque différence qu'il y ait entre ces êtres, il faut ou que nous fassions une fausse application du terme beau, ou qu'il y ait dans tous ces êtres une qualité dont le terme beau soit le signe.

Cette qualité ne peut être du nombre de celles qui constituent leur différence spécifique; car ou il n'y auroit qu'un seul être beau, ou tout au plus qu'une seule belle espece d'êtres.

Mais entre les qualités communes à tous les êtres que nous appellons beaux, laquelle choisirons - nous pour la chose dont le terme beau est le signe? Laquelle? il est évident, ce me semble, que ce ne peut être que celle dont la présence les rend tous beaux; dont la fréquence ou la rareté, si elle est susceptible de fréquence & de rareté, les rend plus ou moins beaux; dont l'absence les fait cesser d'être beaux; qui ne peut changer de nature, sans faire changer le beau d'espece, & dont la qualité contraire rendroit les plus beaux desagréables & laids; celle en un mot par qui la beauté commence, augmente, varie à l'infini, décline, & disparoît: or il n'y a que la notion de rapports capable de ces effets.

J'appelle donc beau hors de moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapports; & beau par rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée.

Quand je dis tout, j'en excepte pourtant les qualités relatives au goût & à l'odorat; quoique ces qualités puissent réveiller en nous l'idée de rapports, on n'appelle point beaux les objets en qui elles résident, quand on ne les considere que relativement à ces qualités. On dit un mets excellent, une odeur délicieuse; mais non un beau mets, une belle odeur. Lors donc qu'on dit, voilà un beau turbot, voilà une belle rose, on considere d'autres qualités dans la rose & dans le turbot que celles qui sont relatives aux sens du goût & de l'odorat.

Quand je dis tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée de rapport, ou tout ce qui réveille cette idée, c'est qu'il faut bien distinguer les formes qui sont dans les objets, & la notion que j'en ai. Mon entendement ne met rien dans les choses, & n'en ôte rien. Que je pense ou ne pense point à la façade du Louvre, toutes les parties qui la composent n'en ont pas moins telle ou telle forme, & tel & tel arrangement entr'elles: qu'il y eût des hommes ou qu'il n'y en eût point, elle n'en seroit pas moins belle; mais seulement pour des êtres possibles constitués de corps & d'esprit comme nous; car pour d'autres, elle pourroit n'être ni belle ni laide, ou même être laide. D'où il s'ensuit que, quoiqu'il n'y ait point de beau absolu, il y a deux sortes de beau par rapport à nous, un beau réel, & un beau apperçû.

Quand je dis, tout ce qui réveille en nous l'idée de rapports, je n'entens pas que pour appeller un être beau, il faille apprétier quelle est la sorte de rapports qui y regne; je n'exige pas que celui qui voit un morceau d'Architecture soit en état d'assûrer ce que l'Architecte même peut ignorer, que cette partie est à celle - là comme tel nombre est à tel nombre; ou que celui qui entend un concert, sache plus quelquefois que ne sait le Musicien, que tel son est à tel son dans le rapport de 2 à 4, ou de 4 à 5. Il suffit qu'il apperçoive & sente que les membres de cette architecture, & que les sons de cette piece de musique ont des rapports, soit entr'eux, soit avec d'autres objets. C'est l'indétermination de ces rapports, la facilité de les saisir, & le plaisir qui accompagne leur perception, qui a fait imaginer que le beau étoit plûtôt une affaire de sentiment que de raison. J'ose assûrer que toutes les fois qu'un principe nous sera connu dès la plus tendre enfance, & que nous en ferons par l'habitude une application facile & subite aux objets placés hors de nous, nous croirons en juger par sentiment: mais nous serons contraints d'avoüer notre erreur dans toutes les occasions où la complication des rapports & la nouveauté de l'objet suspendront l'application du principe: alors le plaisir attendra pour se faire sentir, que l'entendement ait prononcé que l'objet est beau. D'ailleurs le jugement en pareil cas est presque toûjours du beau relatif, & non du beau réel.

Ou l'on considere les rapports dans les moeurs, & l'on a le beau moral, ou on les considere dans les ouvrages de Littérature, & on a le beau littéraire; ou on les considere dans les pieces de Musique, & l'on a le beau musical; ou on les considere dans les ouvrages de la nature, & l'on a le beau naturel; ou on les considere dans les ouvrages méchaniques des hommes, & on a le beau artificiel; ou on les considere dans les représentations des ouvrages de l'art ou de la nature, & l'on a le beau d'imitation: dans quelqu'objet, & sous quelque aspect que vous considériez les rapports dans un même objet, le beau prendra différens noms.

Mais un même objet, quel qu'il soit, peut être considéré solitairement & en lui - même, ou relativement à d'autres. Quand je prononce d'une fleur qu'elle est belle, ou d'un poisson qu'il est beau, qu'entens - je? Si je considere cette fleur ou ce poisson solitairement; je n'entends pas autre chose, sinon que j'apperçois entre les parties dont ils sont composés, de l'ordre, de l'arrangement, de la symmétrie, des rapports (car tous ces mots ne désignent que différentes manieres d'envisager les rapports mêmes): en ce sens toute fleur est belle, tout poisson est beau; mais de quel beau? de celui que j'appelle beau réel.

Si je considere la fleur & le poisson relativement à d'autres fleurs & d'autres poissons; quand je dis qu'ils sont beaux, cela signifie qu'entre les êtres de leur genre, qu'entre les fleurs celle - ci, qu'entre les poissons celui - là, réveillent en moi le plus d'idées de rapports, & le plus de certains rapports; car je ne tarderai pas à faire voir que tous les rapports n'étant pas de la même nature, ils contribuent plus ou moins les uns que les autres à la beauté. Mais je puis assûrer que sous cette nouvelle façon de considérer les objets, il y a beau & laid: mais quel beau, quel laid? celui qu'on appelle relatif.

Si au lieu de prendre une fleur ou un poisson, on généralise, & qu'on prenne une plante ou un animal; si on particularise & qu'on prenne une rose & un turbot, on en tirera toûjours la distinction du beau relatif, & du beau réel.

D'où l'on voit qu'il y a plusieurs beaux relatifs, & [p. 177] qu'une tulipe peut être belle ou laide entre les tulipes, belle ou laide entre les fleurs, belle ou laide entre les plantes, belle ou laide entre les productions de la nature.

Mais on conçoit qu'il faut avoir vû bien des roses & bien des turbots, pour prononcer que ceux - ci sont beaux ou laids entre les roses & les turbots; bien des plantes & bien des poissons, pour prononcer que la rose & le turbot sont beaux ou laids entre les plantes & les poissons; & qu'il faut avoir une grande connoissance de la nature, pour prononcer qu'ils sont beaux ou laids entre les productions de la nature.

Qu'est - ce donc qu'on entend, quand on dit à un artiste, imitez la belle nature? Ou l'on ne sait ce qu'on commande, ou on lui dit: si vous avez à peindre une fleur, & qu'il vous soit d'ailleurs indifférent laquelle peindre, prenez la plus belle d'entre les fleurs; si vous avez à peindre une plante, & que votre sujet ne demande point que ce soit un chêne ou un ormeau sec, rompu, brisé, ébranché, prenez la plus belle d'entre les plantes; si vous avez à peindre un objet de la nature, & qu'il vous soit indifférent lequel choisir, prenez le plus beau.

D'où il s'ensuit, 1°. que le principe de l'imitation de la belle nature demande l'étude la plus profonde & la plus étendue de ses productions en tout genre.

2°. Que quand on auroit la connoissance la plus parfaite de la nature, & des limites qu'elle s'est prescrites dans la production de chaque être, il n'en seroit pas moins vrai que le nombre des occasions où le plus beau pourroit être employé dans les Arts d'imitation, seroit à celui où il faut préférer le moins beat, comme l'unité est à l'infini.

3°. Que quoiqu'il y ait en effet un maximum de beauté dans chaque ouvrage de la nature, considéré en lui - même; ou, pour me servir d'un evemple, que quoique la plus belle rose qu'elle produise, n'ait jamais ni la hauteur, ni l'étendue d'un chêne, cependant il n'y a ni beau, ni laid dans ses productions, considérées relativement à l'emploi qu'on en peut faire dans les Arts d'imitation.

Selon la nature d'un être, selon qu'il excite en nous la perception d'un plus grand nombre de rapports, & selon la nature des rapports qu'il excite, il est joli, beau, plus beau, très - beau ou laid; bas, petit, grand, élevé, sublime, outré, burlesque ou plaisant; & ce seroit faire un très - grand ouvrage, & non pas un article de dictionnaire, que d'entrer dans tous ces détails: il nous suffit d'avoir montré les principes; nous abandonnons au lecteur le soin des conséquences & des applications. Mais nous pouvons lui assûrer, que soit qu'il prenne ses exemples dans la nature, ou qu'il les emprunte de la Peinture, de la Morale, de l'Architecture, de la Musique, il trouvera toûjours qu'il donne le nom de beau réel à tout ce qui contient en soi dequoi réveiller l'idée de rapports; & le nom de beau relatif, à tout ce qui réveille des rapports convenables avec les choses, auxquelles il en faut faire la comparaison.

Je me contenterai d'en apporter un exemple, pris de la Littérature. Tout le monde sçait le mot sublime de la tragédie des Horaces, qu'il mourût. Je demande à quelqu un qui ne connoît point la piece de Corneille, & qui n'a aucune idée de la réponse du vieil Horace, ce qu'il pense de ce trait qu'il mourût. Il est évident que celui que j'interroge ne sachant ce que c'est que ce qu'il mourût; ne pouvant deviner si c'est une phrase complete ou un fragment, & appercevant à peine entre ces trois termes quelque rapport grammatical, merépondra que cela ne lui paroît ni beau ni laid. Mais fi je lui dis que c'est la réponse d'un homme consulté sur ce qu'un autre doit faire dans un combat, il commence à appercevoir dans le répondant une sorte de courage, qui ne lui permet pas de croire qu'il soit toûjours meilleur de vivre que de mourir; & le qu'il mourût commence à l'intéresser. Si j'ajoûte qu'il s'agit dans ce combat de l'honneur de la patrie; que le combattant est fils de celui qu'on interroge; que c'est le seul qui lui reste; que le jeune homme avoit à faire à trois ennemis, qui avoient déjà ôté la vie à deux de ses freres; que le vieillard parle à sa fille; que c'est un Romain: alors la réponse qu'il mourût, qui n'étoit ni belle, ni laide, s'embellit à mesure que je développe ses rapports avec les circonstances, & finit par être sublime.

Changez les circonstances & les rapports, & faites passer le qu'il mourut du théatre François sur la scene Italienne, & de la bouche du vieil Horace dans celle de Scapin, le qu'il mourût deviendra burlesque.

Changez encore les circonstances, & supposez que Scapin soit au service d'un maitre dur, avare & bourru, & qu'ils soient attaqués sur un grand chemin par trois ou quatre brigands. Scapin s'enfuit; son maître se défend: mais pressé par le nombre, il est obligé de s'enfuir aussi; & l'on vient apprendre à Scapin que son maître a échappé au danger. Comment, dira Scapin trompé dans son attente; il s'est donc enfui: ah le lâche! Mais lui répondra - t - on, seul contre trois que voulois - tu qu'il fit? qu'il mourût, répondra - t - il; & ce qu'il mourût deviendra plaisant. Il est donc constant que la bêauté commence, s'accroît, varie, décline & disparoît avec les rapports, ainsi que nous l'avons dit plus haut.

Mais qu'entendez - vous par un rapport, me demandera - t - on? n'est - ce pas changer l'acception des termes, que de donner le nom de beau à ce qu'on n'a jamais regardé comme tel? Il semble que dans notre langue l'idée ce beau soit toûjours jointe à celle de grandeur, & que ce ne soit pas définir le beau que de placer sa différence spécifique dans une qualité qui convient à une infinité d'êtres, qui n'ont ni grandeur, ni sublimité. M. Crouzas a péché, sans doute, lorsqu'il a chargé sa définition du beau d'un si grand nombre de caracteres, qu'elle s'est trouvée restreinte à un très - petit nombre d'êtres: mais n'est - ce pas tomber dans le défaut contraire, que de la rendre si générale, qu'elle semble les embrasser tous, sans en excepter un amas de pierres informes, jettées au hasard sur le bord d'une carriere? Tous les objets, ajoûterat - on, sont susceptibles de rapports entre eux, entre leurs parties, & avec d'autres êtres; il n'y en a point qui ne puissent être arrangés, ordonnés, symmétrisés. La perfection est une qualité qui peut convenir à tous: mais il n'en est pas de même de la beauté; elle est d'un petit nombre d'objets.

Voilà, ce me semble, sinon la seule, du moins la plus forte objection qu'on puisse me faire, & je vais tâcher d'y répondre.

Le rapport en général est une opération de l'entendement, qui considere soit un être, soit une qualité, en tant que cet être ou cette qualité suppose l'existence d'un autre être ou d'une autre qualité. Exemple: quand je dis que Pierre est un bon pere, je considere en lui une qualité qui suppose l'existence d'une autre, celle de fils; & ainsi des autres rapports, tels qu'ils puissent être. D'où il s'ensuit que, quoique le rapport ne soit que dans notre entendement, quant à la perception, il n'en a pas moins son fondement dans les choses; & je dirai qu'une chose contient en elle des rapports réels, toutes les fois qu'elle sera revêtue de qualités qu'un être constitué de corps & d'esprit comme moi, ne pourroit considérer sans supposer l'existence ou d'autres êtres, ou d'autres qualités, soit dans la chose même, soit hors d'elle; & je distribuerai les rapports en ls & en apperçus. Mais il y a une troisieme sorte de rapports; ce sont les rapports intellectuels ou fictifs; ceux que l'entendement

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