ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"178"> humain semble mettre dans les choses. Un statuaire jette l'oeil sur un bloc de marbre; son imagination plus prompte que son ciseau, en enleve toutes les parties superflues, & y discerne une figure: mais cette figure est proprement imaginaire & fictive; il pourroit faire sur une portion d'espace terminée par des lignes intellectuelles, ce qu'il vient d'exécuter d'imagination dans un bloc informe de marbre. Un philosophe jette l'oeil sur un amas de pierres jettées au hasard; il anéantit par la pensée toutes les parties de cet amas qui produisent l'irrégularité, & il parvient à en faire sortir un globe, un cube, une figure réguliere. Qu'est - ce que cela signifie? Que quoique la main de l'artiste ne puisse tracer un dessein que sur des surfaces résistantes, il en peut transporter l'image par la pensée sur tout corps; que dis - je, sur tout corps? dans l'espace & le vuide. L'image, ou transportée par la pensée dans les airs, ou extraite par imagination des corps les plus informes, peut être belle ou laide: mais non la toile idéale à laquelle on l'a attachée, ou le corps informe dont on l'a fait sortir.

Quand je dis donc qu'un être est beau par les rapports qu'on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, & que notre entendement y remarque par le secours de nos sens.

En revanche, je prétens que quels que soient les rapports, ce sont eux qui constitueront la be iuté, non dans ce sens étroit où le joli est l'opposé du beau, mais dans un sens, j'ose le dire, plus philosophique & plus conforme à la notion du beau en général, & à la nature des langues & des choses.

Si quelqu'un a la patience de rassembler tous les êtres auxquels nous donnons le nom de beau, il s'appercevra bientôt que dans cette foule il y en a une infinité où l'on n'a nul égard à la petitesse ou la grandeur: la petitesse & la grandeur sont comptées pour rien toutes les fois que l'être est solitaire, ou qu'étant individu d'une espece nombreuse, on le considere solitairement. Quand on prononça de la premiere horloge ou de la premiere montre qu'elle étoit belle, faisoit - on attention à autre chose qu'à son méchanisme, ou au rapport de ses parties entre - elles? Quand on prononce aujourd'hui que la montre est belle, fait - on attention à autre chose qu'à son usage & à son méchanisme. Si donc la définition générale du beau doit convenir à tous les êtres auxquels on donne cette épithete, l'idée de grandeur en est exclue. Je me suis attaché à écarter de la notion du beau, la notion de grandeur; parce qu'il m'a semblé que c'étoit celle qu'on lui attachoit plus ordinairement. En Mathématique, on entend par un beau problème, un problème difficile à résoudre; par une belle solution, la solution simple & facile d'un problème difficile & compliqué. La notion de grand, de sublime, d'élevé, n'a aucun lieu dans ces occasions où on ne laisse pas d'employer le nom de beau. Qu'on parcourre de cette maniere tous les êtres qu'on nomme beaux: l'un exclura la grandeur, l'autre exclura l'utilité; un troisieme la symmétrie; quelques - uns même l'apparence marquée d'ordre & de symmétrie; telle seroit la peinture d'un orage, d'une tempête, d'un cahos: & l'on sera forcé de convenir, que la seule qualité commune, selon laquelle ces êtres conviennent tous, est la notion de rapports.

Mais quand on demande que la notion générale de beau convienne à tous les êtres qu'on nomme tels, ne parle - t - on que de sa langue, ou parle - t - on de toutes les langues? Faut - il que cette définition convienne seulement aux êtres que nous appellons beaux en François, ou à tous les êtres qu'on appelleroit beaux en Hébreu, en Syriaque, en Arabe, en Chaldéen, en Grec, en Latin, en Anglois, en Italien, & dans tou<cb-> tes les langues qui ont existé, qui existent, ou qui existeront? & pour prouver que la notion de rapports est la seule qui resteroit après l'emploi d'une regle d'exclusion aussi étendue, le philosophe sera - t - il forcé de les apprendre toutes? ne lui suffit - il pas d'avoir examiné que l'acception du terme beau varie dans toutes les langues; qu'on le trouve appliqué là à une sorte d'êtres, à laquelle il ne s'applique point ici, mais qu'en quelque idiome qu'on en fasse usage, il suppose perception de rapports? Les Anglois disent a fine slavour, a fine woman, une belle femme, une belle odeur. Où en seroit un philosophe Anglois, si ayant à traiter du beau, il vouloit avoir égard à cette bisarrerie de sa langue? C'est le peuple qui a fait les langues; c'est au philosophe à découvrir l'origine des choses; & il seroit assez surprenant que les principes de l'un ne se trouvassent pas souvent en contradiction avec les usages de l'autre. Mais le principe de la perception des rapports, appliqué à la nature du beau, n'a pas même ici ce desavantage; & il est si général, qu'il est difficile que quelque chose lui échappe.

Chez tous les peuples, dans tous les lieux de la terre, & dans tous les tems, on a eu un nom pour la couleur en général, & d'autres noms pour les couleurs en particulier, & pour leurs nuances. Qu'auroit à faire un philosophe à qui l'on proposeroit d'expliquer ce que c'est qu'une belle couleur? sinon d'indiquer l'origine de l'application du terme beau à une couleur en général, quelle qu'elle soit, & ensuite d'indiquer les causes qui ont pû faire préférer telle nuance à telle autre. De même c'est la perception des rapports qui a donné lieu à l'invention du terme beau; & selon que les rapports & l'esprit des hommes ont varié, on a fait les noms joli, beau, charmant, grand, sublime, divin, & une infinité d'autres, tant relatifs au physique qu'au moral. Voilà les nuances du beau: mais j'étens cette pensée, & je dis:

Quand on exige que la notion générale de beau convienne à tous les êtres beaux, parle - t - on seulement de ceux qui portent cette épithete ici & aujourd'hui, ou de ceux qu'on a nommés beaux à la naissance du monde, qu'on appelloit beaux il y a cinq mille ans, à trois mille lieues, & qu'on appellera tels dans les siecles à venir; de ceux que nous avons regardés comme tels dans l'enfance, dans l'âge mûr, & dans la vieillesse; de ceux qui font l'admiration des peuples policés, & de ceux qui charment les sauvages. La vérité de cette définition sera - t - elle locale, particuliere, & momentanée? ou s'étendra - t - elle à tous les êtres, à tous les tems, à tous les hommes, & à tous les lieux? Si l'on prend le dernier parti, on se rapprochera beaucoup de mon principe, & l'on ne trouvera guere d'autre moyen de concilier entr'eux les jugemens de l'enfant & de l'homme fait: de l'enfant, à qui il ne faut qu'un vestige de symmétrie & d'imitation pour admirer & pour être recréé; de l'homme fait, à qui il faut des palais & des ouvrages d'une étendue immense pour être frappé: du sauvage & de l'homme policé; du sauvage, qui est enchanté à la vûe d'une pendeloque de verre, d'une bague de laiton, ou d'un brasselet de quincaille; & de l'homme policé, qui n'accorde son attention qu'aux ouvrages les plus parfaits: des premiers hommes, qui prodiguoient les noms de beaux, de magnifiques, &c. à des cabanes, des chaumieres, & des granges; & des hommes d'aujourd'hui, qui ont restreint ces dénominations aux derniers efforts de la capacité de l'homme.

Placez la beauté dans la perception des rapports, & vous aurez l'histoire de ses progrès depuis la naissance du monde jusqu'aujourd'hui: choisissez pour caractere différentiel du beau en général, telle autre qualité qu'il vous plaira, & votre notion se trouve<pb-> [p. 179] ra tout - à - coup concentrée dans un point de l'espace & du tems.

La perception des rapports est donc le fondement du beau; c'est donc la perception des rapports qu'on a désignée dans les langues sous une infinité de noms différens, qui tous n'indiquent que différentes sortes de beau.

Mais dans la nôtre, & dans presque toutes les autres, le terme beau se prend souvent par opposition à joli; & sous ce nouvel aspect, il semble que la question du beau ne soit plus qu'une affaire de Grammaire, & qu'il ne s'agisse plus que de spécisier exactement les idées qu'on attache à ce terme. Voyez à l'article suivant Beau opposé à Joli.

Après avoir tenté d'exposer en quoi consiste l'origine du beau, il ne nous reste plus qu'à rechercher celle des opinions différentes que les hommes ont de la beauté: cette recherche achevera de donner de la certitude à nos principes; car nous démontrerons que toutes ces différences résultent de la diversité des rapports apperçûs ou introduits, tant dans les productions de la nature, que dans celles des arts.

Le beau qui résulte de la perception d'un seul rapport, est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports. La vûe d'un beau visage ou d'un beau tableau, affecte plus que celle d'une seule couleur; un ciel étoilé, qu'un rideau d'asur; un paysage, qu'une campagne ouverte; un édifice, qu'un terrein uni; une piece de musique, qu'un son. Cependant il ne faut pas multiplier le nombre des rapports à l'infini; & la beauté ne suit pas cette progression: nous n'admettons de rapport dans les belles choses, que ce qu'un bon esprit en peut saisir pettement & facilement. Mais qu'est - ce qu'un bon esprit? où est ce point dans les ouvrages en - deçà duquel, faute de rapports, ils sont trop unis, & au - delà duquel ils en sont chargés par excès? Premiere source de diversité dans les jugemens. Ici commencent les contestations. Tous conviennent qu'il y a un beau, qu'il est le résultat des rapports apperçûs: mais selon qu'on a plus ou moins de connoissance, d'expérience, d'habitude de juger, de mediter, de voir, plus d'étendue naturelle dans l'esprit, on dit qu'un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou chargé.

Mais combien de compositions où l'artiste est contraint d'employer plus de rapports que le grand nombre n'en peut saisir, & où il n'y a guere que ceux de son art, c'est - à - dire, les hommes les moins disposés à lui rendre justice, qui connoissent tout le mérite de ses productions? Que devient alors le beau? Ou il est présenté à une troupe d'ignorans qui ne sont pas en état de le sentir, ou il est senti par quelques envieux qui se taisent; c'est - là souvent tout l'effet d'un grand morceau de Musique. M. d'Alembert a dit dans le Discours préliminaire de cet Ouvrage, Discours qui mérite bien d'être cité dans cet article, qu'apres avoir fait un art d'apprendre la Musique, on en devroit bien faire un de l'écouter: & j'ajoûte qu'après avoir fait un art de la Poësie & de la Peinture, c'est en vain qu'on en a fait un de lire & de voir; & qu'il régnera toûjours dans les jugemens de certains ouvrages une uniformité apparente, moins injurieuse à la vérité pour l'artiste que le partage des sentimens, mais toûjours fort affligeante.

Entre les rapports on en peut distinguer une infinité de sortes: il y en a qui se fortifient, s'affoiblissent, & se temperent mutuellement. Quelle différence dans ce qu'on pensera de la beauté d'un objet, si on les saisit tous, ou si l'on n'en saisit qu'une partie! Seconde source de diversité dans les jugemens. Il y en a d'indéterminés & de déterminés: nous nous contentons des premiers pour accorder le nom de beau, toutes les fois qu'il n'est pas de l'objet immédiat & unique de la science ou de l'art de les déterminer. Mais si cette détermination est l'objet immédiat & unique d'une science ou d'un art, nous exigeons non - seulement les rapports, mais encore leur valeur: voilà la raison pour la quelle nous disons un beau théorème, & que nous ne disons pas un bel axiome; quoiqu'on ne puisse pas nier que l'axiome exprimant un rapport, n'ait aussi sa beauté réelle. Quand je dis, en Mathématiques, que le tout est plus grand que sa partie, j'énonce assûrément une infinité de propositions particulieres, sur la quantité partagée: mais je ne détermine rien sur l'excès juste du tout sur ses portions; c'est presque comme si je disois: le cylindre est plus grand que la sphere inserite, & la sphere plus grande que le cone inserit. Mais l'objet propre & immédiat des Mathématiques est de déterminer de combien l'un de ces corps est plus grand ou plus petit que l'autre; & celui qui démontrera qu'ils sont toûjours entr'eux comme les nombres 3, 2, 1, aura fait un théorème admirable. La beauté qui consiste toûjours dans les rapports, sera dans cette occasion en raison composée du nombre des rapports, & de la difficulté qu'il y avoit à les appercevoir; & le théoreme qui énoncera que toute ligne qui tombe du sommet d'un triangle isoscele sur le milieu de sa base, partage l'angle en deux angles égaux, ne sera pas merveilleux: mais celui qui dira que les asymptotes d'une courbe s'en approchent sans cesse sans jamais la rencontrer, & que les espaces formés par une portion de l'axe, une portion de la courbe, l'asymptote, & le prolongement de l'ordonnée, sont entr'eux comme tel nombre à tel nombre, sera beau. Une circonstance qui n'est pas indifférente à la beauté, dans cette occasion & dans beaucoup d'autres, c'est l'action combinée de la surprise & des rapports, qui a lieu toutes les fois que le théorème dont on a démontré la vérité passoit auparavant pour une proposition fausse.

Il y a des rapports que nous jugeons plus ou moins essentiels; tel est celui de la grandeur relativement à l'homme, à la femme, & à l'enfant: nous disons d'un enfant qu'il est beau, quoiqu'il soit petit; il faut absolument qu'un bel homme soit grand; nous exigeons moins cette qualité dans une femme; & il est plus permis à une petite femme d'être belle, qu'à un petit homme d'être beau. Il me semble que nous considérons alors les êtres, non - seulement en eux - mêmes, mais encore relativement aux lieux qu'ils occupent dans la nature, dans le grand tout; & selon que ce grand tout est plus ou moins connu, l'échelle qu'on se forme de la grandeur des êtres est plus ou moins exacte: mais nous ne savons jamais bien quand elle est juste. Troisieme source de diversité de goûts & de jugemens dans les arts d'imitation. Les grands maîtres ont mieux aimé que leur échelle fût un peu trop grande que trop petite: mais aucun d'eux n'a la même échelle, ni peut - être celle de la nature.

L'intérêt, les passions, l'ignorance, les préjugés, les usages, les moeurs, les climats, les coûtumes, les gouvernemens, les cultes, les évenemens, empêchent les êtres qui nous environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très - naturels, & y en établissent de capricieux & d'accidentels. Quatrieme source de diversité dans les jugemens.

On rapporte tout à son art & à ses connoissances: nous faisons tous plus ou moins le rôle du critique d'Apelle; & quoique nous ne connoissions que la chaussure, nous jugeons aussi de la jambe; ou quoique nous ne connoissions que la jambe, nous descendons aussi à la chaussure: mais nous ne portons pas seulement ou cette témérité ou cette ostentation de détail dans le jugement des productions de l'art; cel<pb->

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