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Quand je dis donc qu'un être est beau par les rapports qu'on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, & que notre entendement y remarque par le secours de nos sens.
En revanche, je prétens que quels que soient les rapports, ce sont eux qui constitueront la be iuté, non dans ce sens étroit où le joli est l'opposé du beau, mais dans un sens, j'ose le dire, plus philosophique & plus conforme à la notion du beau en général, & à la nature des langues & des choses.
Si quelqu'un a la patience de rassembler tous les êtres auxquels nous donnons le nom de beau, il s'appercevra bientôt que dans cette foule il y en a une infinité où l'on n'a nul égard à la petitesse ou la grandeur: la petitesse & la grandeur sont comptées pour rien toutes les fois que l'être est solitaire, ou qu'étant individu d'une espece nombreuse, on le considere solitairement. Quand on prononça de la premiere horloge ou de la premiere montre qu'elle étoit belle, faisoit - on attention à autre chose qu'à son méchanisme, ou au rapport de ses parties entre - elles? Quand on prononce aujourd'hui que la montre est belle, fait - on attention à autre chose qu'à son usage & à son méchanisme. Si donc la définition générale du beau doit convenir à tous les êtres auxquels on donne cette épithete, l'idée de grandeur en est exclue. Je me suis attaché à écarter de la notion du beau, la notion de grandeur; parce qu'il m'a semblé que c'étoit celle qu'on lui attachoit plus ordinairement. En Mathématique, on entend par un beau problème, un problème difficile à résoudre; par une belle solution, la solution simple & facile d'un problème difficile & compliqué. La notion de grand, de sublime, d'élevé, n'a aucun lieu dans ces occasions où on ne laisse pas d'employer le nom de beau. Qu'on parcourre de cette maniere tous les êtres qu'on nomme beaux: l'un exclura la grandeur, l'autre exclura l'utilité; un troisieme la symmétrie; quelques - uns même l'apparence marquée d'ordre & de symmétrie; telle seroit la peinture d'un orage, d'une tempête, d'un cahos: & l'on sera forcé de convenir, que la seule qualité commune, selon laquelle ces êtres conviennent tous, est la notion de rapports.
Mais quand on demande que la notion générale de beau convienne à tous les êtres qu'on nomme tels, ne parle - t - on que de sa langue, ou parle - t - on de toutes les langues? Faut - il que cette définition convienne seulement aux êtres que nous appellons beaux en François, ou à tous les êtres qu'on appelleroit beaux en Hébreu, en Syriaque, en Arabe, en Chaldéen, en Grec, en Latin, en Anglois, en Italien, & dans tou<cb->
Chez tous les peuples, dans tous les lieux de la terre, & dans tous les tems, on a eu un nom pour la couleur en général, & d'autres noms pour les couleurs en particulier, & pour leurs nuances. Qu'auroit à faire un philosophe à qui l'on proposeroit d'expliquer ce que c'est qu'une belle couleur? sinon d'indiquer l'origine de l'application du terme beau à une couleur en général, quelle qu'elle soit, & ensuite d'indiquer les causes qui ont pû faire préférer telle nuance à telle autre. De même c'est la perception des rapports qui a donné lieu à l'invention du terme beau; & selon que les rapports & l'esprit des hommes ont varié, on a fait les noms joli, beau, charmant, grand, sublime, divin, & une infinité d'autres, tant relatifs au physique qu'au moral. Voilà les nuances du beau: mais j'étens cette pensée, & je dis:
Quand on exige que la notion générale de beau convienne à tous les êtres beaux, parle - t - on seulement de ceux qui portent cette épithete ici & aujourd'hui, ou de ceux qu'on a nommés beaux à la naissance du monde, qu'on appelloit beaux il y a cinq mille ans, à trois mille lieues, & qu'on appellera tels dans les siecles à venir; de ceux que nous avons regardés comme tels dans l'enfance, dans l'âge mûr, & dans la vieillesse; de ceux qui font l'admiration des peuples policés, & de ceux qui charment les sauvages. La vérité de cette définition sera - t - elle locale, particuliere, & momentanée? ou s'étendra - t - elle à tous les êtres, à tous les tems, à tous les hommes, & à tous les lieux? Si l'on prend le dernier parti, on se rapprochera beaucoup de mon principe, & l'on ne trouvera guere d'autre moyen de concilier entr'eux les jugemens de l'enfant & de l'homme fait: de l'enfant, à qui il ne faut qu'un vestige de symmétrie & d'imitation pour admirer & pour être recréé; de l'homme fait, à qui il faut des palais & des ouvrages d'une étendue immense pour être frappé: du sauvage & de l'homme policé; du sauvage, qui est enchanté à la vûe d'une pendeloque de verre, d'une bague de laiton, ou d'un brasselet de quincaille; & de l'homme policé, qui n'accorde son attention qu'aux ouvrages les plus parfaits: des premiers hommes, qui prodiguoient les noms de beaux, de magnifiques, &c. à des cabanes, des chaumieres, & des granges; & des hommes d'aujourd'hui, qui ont restreint ces dénominations aux derniers efforts de la capacité de l'homme.
Placez la beauté dans la perception des rapports, & vous aurez l'histoire de ses progrès depuis la naissance du monde jusqu'aujourd'hui: choisissez pour caractere différentiel du beau en général, telle autre qualité qu'il vous plaira, & votre notion se trouve<pb-> [p. 179]
La perception des rapports est donc le fondement du beau; c'est donc la perception des rapports qu'on a désignée dans les langues sous une infinité de noms différens, qui tous n'indiquent que différentes sortes de beau.
Mais dans la nôtre, & dans presque toutes les autres,
le terme beau se prend souvent par opposition
à joli; & sous ce nouvel aspect, il semble que la
question du beau ne soit plus qu'une affaire de Grammaire, & qu'il ne s'agisse plus que de spécisier exactement
les idées qu'on attache à ce terme. Voyez à
l'article suivant
Après avoir tenté d'exposer en quoi consiste l'origine du beau, il ne nous reste plus qu'à rechercher celle des opinions différentes que les hommes ont de la beauté: cette recherche achevera de donner de la certitude à nos principes; car nous démontrerons que toutes ces différences résultent de la diversité des rapports apperçûs ou introduits, tant dans les productions de la nature, que dans celles des arts.
Le beau qui résulte de la perception d'un seul rapport, est moindre ordinairement que celui qui résulte de la perception de plusieurs rapports. La vûe d'un beau visage ou d'un beau tableau, affecte plus que celle d'une seule couleur; un ciel étoilé, qu'un rideau d'asur; un paysage, qu'une campagne ouverte; un édifice, qu'un terrein uni; une piece de musique, qu'un son. Cependant il ne faut pas multiplier le nombre des rapports à l'infini; & la beauté ne suit pas cette progression: nous n'admettons de rapport dans les belles choses, que ce qu'un bon esprit en peut saisir pettement & facilement. Mais qu'est - ce qu'un bon esprit? où est ce point dans les ouvrages en - deçà duquel, faute de rapports, ils sont trop unis, & au - delà duquel ils en sont chargés par excès? Premiere source de diversité dans les jugemens. Ici commencent les contestations. Tous conviennent qu'il y a un beau, qu'il est le résultat des rapports apperçûs: mais selon qu'on a plus ou moins de connoissance, d'expérience, d'habitude de juger, de mediter, de voir, plus d'étendue naturelle dans l'esprit, on dit qu'un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou chargé.
Mais combien de compositions où l'artiste est contraint d'employer plus de rapports que le grand nombre n'en peut saisir, & où il n'y a guere que ceux de son art, c'est - à - dire, les hommes les moins disposés à lui rendre justice, qui connoissent tout le mérite de ses productions? Que devient alors le beau? Ou il est présenté à une troupe d'ignorans qui ne sont pas en état de le sentir, ou il est senti par quelques envieux qui se taisent; c'est - là souvent tout l'effet d'un grand morceau de Musique. M. d'Alembert a dit dans le Discours préliminaire de cet Ouvrage, Discours qui mérite bien d'être cité dans cet article, qu'apres avoir fait un art d'apprendre la Musique, on en devroit bien faire un de l'écouter: & j'ajoûte qu'après avoir fait un art de la Poësie & de la Peinture, c'est en vain qu'on en a fait un de lire & de voir; & qu'il régnera toûjours dans les jugemens de certains ouvrages une uniformité apparente, moins injurieuse à la vérité pour l'artiste que le partage des sentimens, mais toûjours fort affligeante.
Entre les rapports on en peut distinguer une infinité de sortes: il y en a qui se fortifient, s'affoiblissent, & se temperent mutuellement. Quelle différence dans ce qu'on pensera de la beauté d'un objet, si on les saisit tous, ou si l'on n'en saisit qu'une partie! Seconde source de diversité dans les jugemens. Il y en a d'indéterminés & de déterminés: nous nous contentons des premiers pour accorder le nom de beau, toutes les fois qu'il n'est pas de l'objet immédiat & unique
Il y a des rapports que nous jugeons plus ou moins essentiels; tel est celui de la grandeur relativement à l'homme, à la femme, & à l'enfant: nous disons d'un enfant qu'il est beau, quoiqu'il soit petit; il faut absolument qu'un bel homme soit grand; nous exigeons moins cette qualité dans une femme; & il est plus permis à une petite femme d'être belle, qu'à un petit homme d'être beau. Il me semble que nous considérons alors les êtres, non - seulement en eux - mêmes, mais encore relativement aux lieux qu'ils occupent dans la nature, dans le grand tout; & selon que ce grand tout est plus ou moins connu, l'échelle qu'on se forme de la grandeur des êtres est plus ou moins exacte: mais nous ne savons jamais bien quand elle est juste. Troisieme source de diversité de goûts & de jugemens dans les arts d'imitation. Les grands maîtres ont mieux aimé que leur échelle fût un peu trop grande que trop petite: mais aucun d'eux n'a la même échelle, ni peut - être celle de la nature.
L'intérêt, les passions, l'ignorance, les préjugés, les usages, les moeurs, les climats, les coûtumes, les gouvernemens, les cultes, les évenemens, empêchent les êtres qui nous environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très - naturels, & y en établissent de capricieux & d'accidentels. Quatrieme source de diversité dans les jugemens.
On rapporte tout à son art & à ses connoissances:
nous faisons tous plus ou moins le rôle du critique
d'Apelle; & quoique nous ne connoissions que la
chaussure, nous jugeons aussi de la jambe; ou quoique
nous ne connoissions que la jambe, nous descendons
aussi à la chaussure: mais nous ne portons pas
seulement ou cette témérité ou cette ostentation de
détail dans le jugement des productions de l'art; cel<pb->
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