ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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AVEUGLE (Page 1:870)

AVEUGLE, adj. pris subst. se dit d'une personne privée de la vûe. Cette privation devroit, suivant l'analogie, s'appeller aveuglement; mais ce mot n'est usité que dans un sens moral & figuré, & ce n'est pas le seul de notre langue qui ne se prenne que dans un sens métaphorique; bassesse est de ce nombre. La privation de la vûe est appellée par quelques écrivains cécité, du mot Latin coecitas, qui vient de coecus, aveugle; & ce mot, qui est commode, nous paroît mériter d'être adopté.

On peut être aveugle de naissance, ou le devenir soit par accident, soit par maladie. Notre dessein n'est point ici de traiter des maladies ou des causes qui occasionnent la perte de la vûe, & qu'on trouvera dans ce Dictionnaire à leurs articles: nous nous contenterons de faire des réflexions philosophiques sur la cécité, sur les idées dont elle nous prive, sur l'avantage que les autres sens peuvent en retirer, &c.

Il est d'abord évident que le sens de la vûe étant fort propre à nous distraire par la quantité d'objets qu'il nous présente à la fois, ceux qui sont privés de ce sens doivent naturellement, & en général, avoir plus d'attention aux objets qui tombent so leurs autres sens. C'est principalement à cette cause qu'on doit attribuer la finesse du toucher & de l'oüie, qu'on observe dans certains aveugles, plûtôt qu'à une supériorité réelle de ces sens par laquelle la nature ait voulu les dédommager de la privation de la vûe. Cela est si vrai, qu'une personne devenue aveugle par accident, trouve souvent dans le secours des sens qui lui restent, des ressources dont elle ne se doutoit pas auparavant. Ce qui vient uniquement de ce que cette personne étant moins distraite, est devenue plus capable d'attention: mais c'est principalement dans les aveugles nés qu'on peut remarquer, s'il est permis de s'exprimer ainsi, les miracles de la cécité.

Un auteur anonyme a publié sur ce sujet, en 1749, un petit ouvrage très - philosophique & très - bien écrit, intitulé Lettres sur les aveugles, à l'usage de ceux qui voyent; avec cette épigraphe, possunt, nec posse videntur, qui fait allusion aux prodiges des aveugles nés. Nous allons donner dans cet article l'extrait de cette lettre, dont la métaphysique est par - tout très fine & très - vraie, si on en excepte quelques endroits qui n'ont pas un rapport immédiat au sujet, & qui peuvent blesser les oreilles pieuses.

L'auteur fait d'abord mention d'un aveugle né qu'il a connu, & qui vraissemblablement vit encore. Cet aveugle qui demeure au Puisaux en Gatinois, est Chimiste & Musicien. Il fait lire son fils avec des caracteres en relief. Il juge fort exactement des symmétries: mais on se doute bien que l'idée de symmétrie qui pour nous est de pure convention à beaucoup d'égards, l'est encore d'avantage pour lui.

Sa définition du miroir est singuliere; c'est, dit - il, une machine par laquelle les choses sont mises en relief hors d'elles - mêmes. Cette définition peut être absurde pour un sot qui a des yeux; mais un philosophe, même clairvoyant, doit la trouver bien subtile & bien suprenante. « Deseartes, aveugle né, dit notre auteur, auroit dû, ce me semble, s'en applaudir. En effet quelle finesse d'idées n'a t - il pas fallu pour y parvenir? Notre aveugle n'a de connoissance que par le toucher; il sait sur le rapport des autres hommes, que par le moyen de la vûe on connoît les objets, comme ils lui sont connus par le toucher, du moins c'est la seule notion qu'il puisse s'en former; il sait de plus qu'on ne peut voir son propre visage, quoiqu'on puisse le toucher. La vûe, doit - il conclurre, est donc une espece de toucher qui [p. 871] ne s'étend que sur les objets différens de notre visage & éloignés de nous. D'ailleurs le toucher ne lui donne l'idée que du relief. Donc, ajoûte - t - il, un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous - mêmes ». Remarquez bien que ces mots en relief ne sont pas de trop. Si l'aveugle avoit dit simplement, nous met hors de nous - mêmes, il auroit dit une absurdité de plus: car comment concevoir une machine qui puisse doubler un objet? le mot de relief ne s'applique qu'à la surface; ainsi nous mettre en relief hors de nous - mêmes, c'est mettre seulement la représentation de la surface de notre corps hors de nous. L'aveugle a dû sentir par le raisonnement que le toucher ne lui représente que la surface des corps; & qu'ainsi cette espece de toucher qu'on appelle vûe, ne donne l'idée que du relief ou de la surface des corps, sans donner celle de leur solidité, le mot de relief ne désignant ici que la surface. J'avoüe que la définition de l'aveugle, même avec cette restriction, est encore une énigme pour lui: mais du moins on voit qu'il a cherché à diminuer l'énigme le plus qu'il étoit possible.

On juge bien que tous les phénomenes des miroirs & des verres qui grossissent ou diminuent, ou multiplient les objets, sont des mysteres impénétrables pour lui. « Il demanda si la machine qui grossit les objets étoit plus courte que celle qui les rappetisse; si celle qui les rapproche étoit plus courte que celle qui les éloigne; & ne comprenant point comment cet autre nous - mêmes, que selon lui, le miroir re pete en relief, échappe au sens du toucher: voilà, disoit - il, deux sens qu'une petite machine met en contradiction; une machine plus parfaite les mettroit peut - être d'accord; peut - être une troisieme plus parfaite encore & moins perfide, les feroit disparoître & nous avertiroit de l'erreur ». Quelles conclusions philosophiques un aveugle né ne peut - il pas tirer de là contre le témoignage des sens!

Il définit les yeux, un organe sur lequel l'air fait l'effet d'un bâton sur la main. L'auteur remarque que cette définition est assez semblable à celle de Descartes, qui dans sa Dioptrique compare l'oeil à un aveugle qui touche les corps de loin avec son bâton: les rayons de la lumiere sont le bâon des clairvoyans. Il a la mémoire des sons à un degré surprenant, & la diversité des voix le frappe autant que celle que nous observons dans les visages.

Le secours qu'il tire de ses autres sens, & l'usage singulier qu'il en fait au point d'étonner ceux qui l'environnent, le rend assez indifférent sur la privation de la vûe. Il sent qu'il a à d'autres égards des avantages sur ceux qui voyent; & au lieu d'avoir des yeux, il dit qu'il aimeroit bien autant avoir de plus longs bras, s'il en étoit le maître.

Cet aveugle adresse au bruit & à la voix très - sûrement: il estime la proximité du feu au degré de la chaleur, la plénitude des vaisseaux au bruit que font en tombant les liqueurs qu'il transvase, & le voisinage des corps à l'action de l'air sur son visage: il distingue une rue d'un cul - de - sac; ce qui prouve bien que l'air n'est jamais pour lui dans un parfait repos, & que son visage ressent jusqu'aux moindres vicissitudes de l'atmosphere. Il apprécie à merveille le poids des corps, & les capacités des vaisseaux; & il s'est fait de ses bras des balances fort justes, & de ses doigts des compas presque infaillibles. Le poli des corps n'a guere moins de nuances pour lui, que le son de la voix: il juge de la beauté par le toucher; & ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il fait entrer dans ce jugement la prononciation & le son de la voix. Il fait de petits ouvrages au tour & à l'aiguille, il nivelle à l'équerre, il monte & démonte les machines ordinaires: il exécute un morceau de musique, dont on lui dit les notes & les valeurs; il estime avec beau<cb-> coup plus de précision que nous la durée du tems, par la succession des actions & des pensées.

Son aversion pour le vol est prodigieuse, sans doute à cause de la difficulté qu'il a de s'appercevoir quand on le vole: il a peu d'idée de la pudeur, ne regarde les habits que comme propres à garantir des injures de l'air, & ne comprend pas pourquoi on couvre plûtôt certaines parties du corps que d'autres. Diogene, dit l'auteur que nous abrégeons, n'auroit point été pour notre aveugle un philosophe. Enfin les apparences extérieures du faste qui frappent si fort les autres hommes, ne lui en imposent en aucune maniere. Cet avantage n'est pas à mépriser.

Nous passons sous silence un grand nombre de réflexions fort subtiles que fait l'auteur de la lettre, pour en venir à ce qu'il dit d'un autre aveugle très célebre; c'est le fameux Saunderson, professeur de Mathématiques à Cambridge en Angleterre, mort il y a quelques années. La petite vérole lui fit perdre la vûe dès sa plus tendre enfance, au point qu'il ne se souvenoit point d'avoir jamais vû, & n'avoit pas plus d'idées de la lumiere qu'un aveugle né. Malgré cette privation, il fit des progrès si surprenans dans les Mathématiques, qu'on lui donna la chaire de professeur de ces sciences dans l'université de Cambridge. Ses leçons étoient d'une clarté extrème. En effet il parloit à ses éleves comme s'ils eussent été privés de la vûe. Or un aveugle qui s'exprime clairement pour des aveugles, doit gagner beaucoup avec des gens qui voyent. Voici comment il faisoit les calculs, & les enseignoit à ses disciples.

Imaginez un quarré de bois (Pl. arith. & algébriq. fig. 14.) divisé par des lignes perpendiculaires en quatre autres petits quarrés; supposez ce quarré percé de neuf trous, capables de recevoir des épingles de la même longueur & de la même grosseur, mais dont les unes ayent la tête plus grosse que les autres.

Saunderson avoit un grand nombre de ces petits quarrés, tracés sur une grande table. Pour désigner le chiffre 0, il mettoit une épingle à grosse tête au centre d'un de ces quarrés, & rien dans les autres trous. (Voyez fig. 15.) Pour désigner le nombre 1, il mettoit une épingle à petite tête au centre d'un petit quarré. Pour désigner le nombre 2, il mettoit une épingle à grosse tête au centre, & au - dessus dans la même ligne, une petite épingle dans le trou correspondant. Pour désigner 3, la grosse épingle au centre, & la petite dans le trou au - dessus à droite; & ainsi de suite, comme on le voit fig. 15. où les gros points noirs marquent les grosses épingles, & les petits, les petites épingles. Ainsi Saunderson en mettant le doigt sur un petit quarré, voyoit tout d'un coup le nombre qu'il représentoit; & en jettant les yeux sur la fig. 16. on verra comment il faisoit ses additions par le moyen de ces petits quarrés. Cette figure 16. représente l'addition suivante.

              1   2   3   4   5
              2   3   4   5   6
              3   4   5   6   7
              4   5   6   7   8
              5   6   7   8   9
              6   7   8   9   0
              7   8   9   0   1
              8   9   0   1   2
              9   0   1   2   3

En passant successivement les doigts sur chaque rangée verticale de haut en bas, il faisoit l'addition à la maniere ordinaire, & marquoit le résultat par des épingles mises dans de petits quarrés, au bàs des nombres susdits.

Cette même table remplie de petits quarrés, lui [p. 872] servoit à faire des démonstrations de Géométrie. Il disposoit les grosses épingles dans les trous, de maniere qu'elles avoient la direction d'une ligne droite, ou qu'elles formoient un polygone, &c.

Saunderson a encore laissé quelques machines qui lui facilitoient l'étude de la Géométrie: mais on ignore l'usage qu'il en faisoit.

Il nous a donné des élémens d'Algebre, auxquels on n'a rien publié de supérieur dans cette matiere: mais, comme l'observe l'auteur, des élémens de Géométrie de sa façon auroient encore été plus curieux. Je sai d'une personne qui l'a connu, que les démonstrations des propriétés des solides qui coutent ordinairement tant de peine, à cause du relief des parties, n'étoient qu'un jeu pour lui. Il se promenoit dans une pyramide, dans un icosahedre, d'un angle à un autre, avec une extrème facilité; il imaginoit dans ces solides, différens plans & differentes coupes sans aucun effort. Peut - être par cette raison, les démonstrations qu'il en auroit données, auroient - elles été plus difficiles à entendre, que s'il n'eût pas été privé de la vûe: mais ses démonstrations sur les figures planes auroient été probablement fort claires, & peut - être fort singulieres: les commençans & les philosophes en auroient profité.

Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il faisoit des leçons d'Optique: mais cela ne paroîtra surprenant qu'à la multitude. Les Philosophes concevront aisément qu'un aveugle, sans avoir d'idée de la lumiere & des couleurs, peut donner des leçons d'Optique; en prenant, comme font les Géometres, les rayons de lumiere pour des lignes droites, qui doivent être disposées suivant certaines lois, pour produire les phénomenes de la vision, ou ceux des miroirs & des verres.

Saunderson, en parcourant avec les mains une suite de médailles, discernoit les fausses, même lorsqu'elles étoient assez bien contrefaites pour tromper les bons yeux d'un connoisseur. Il jugeoit de l'exactitude d'un instrument de mathématique, en faisant passer ses doigts sur les divisions. Les moindres vicissitudes de l'atmosphere l'affectoient, comme l'aveugle dont nous avons parlé; & il s'appercevoit, sur - tout dans les tems calmes, de la présence des objets peu éloignés de lui. Un jour qu'il assistoit dans un jardin à des observations astronomiques, il distingua par l'impression de l'air sur son visage, le tems où le soleil étoit couvert par des nuages; ce qui est d'autant plus singulier, qu'il étoit totalement privé, non - seulement de la vûe, mais de l'organe.

Je dois avertir ici que la prétendue histoire des derniers momens de Saunderson, imprimée en Anglois selon l'auteur, est absolument supposée. Cette supposition que bien des érudits regardent comme un erime de lese - érudition, ne seroit qu'une plaisanterie, si l'objet n'en étoit pas aussi sérieux.

L'auteur fait ensuite mention en peu de mots, de plusieurs autres illustres aveugles qui, avec un sens de moins, étoient parvenus à des connoissances surprenantes; & il observe, ce qui est fort vraissemblable, que ce Tiresie, qui étoit devenu aveugle pour avoir lû dans les secrets des dieux, & qui prédisoit l'avenir, étoit, selon toutes les apparences, un grand philosophe aveugle, dont la fable nous a conservé la mémoire? Ne seroit - ce point peut - être un astronome très - fameux, qui prédisoit les éclipses (ce qui devoit paroître très - singulier à des peuples ignorans) & qui devint aveugle sur la fin de ses jours, pour avoir trop fatigué ses yeux à des observations subtiles & nombreuses, comme Galilée & Cassini?

Il arrive quelquefois qu'on restitue la vûe à des aveugles nés: témoin ce jeune homme de treize ans, à qui M. Cheselden, célebre Chirurgien de Londres, abattit la cataracte qui le rendoit aveugle depuis sa naissance. M. Cheselden ayant observé la maniere dont il commençoit à voir, publia dans le n°. 402 des Transactions philosophiques, & dans le 55e art. du Tatler, c'est - à - dire du Babillard) les remarques qu'il avoit faites à ce sujet. Voici ces remarques, extraites du 3e volume de l'Histoire naturelle, de Mrs. de Buffon & d'Aubenton. Ce jeune homme, quoiqu'aveugle, pouvoit distinguer le jour de la nuit, comme tous ceux qui sont aveugles par une cataracte. Il distinguoit même à une forte lumiere, le noir, le blanc. & l'écarlate: mais il ne discernoit point la forme des corps. On lui fit d'abord l'opération sur un seul oeil: au moment où il commença de voir, tous les objets lui parurent appliqués contre ses yeux. Les objets qui lui étoient les plus agréables, sans qu'il pût dire pourquoi, étoient ceux dont la forme étoit réguliere; il ne reconnoissoit point les couleurs qu'il avoit distinguées à une forte lumiere étant aveugle; il ne discernoit aucun objet d'un autre, quelque différentes qu'en fussent les formes: lorsqu'on lui présentoit les objets qu'il connoissoit auparavant par le toucher, il les considéroit avec attention pour les reconnoître une autre fois; mais bientôt il oublioit tout, ayant trop de choses à retenir. Il étoit fort surpris de ne pas trouver plus belles que les autres, les personnes qu'il avoit aimées le mieux. Il fut longtems sans reconnoître que les tableaux représentoient des corps solides, il les regardoit comme des plans différemment colorés: mais lorsqu'il fut détrompé, & qu'en y portant la main, il ne trouva que des surfaces, il demanda si c'étoit la vûe ou le toucher qui trompoit. Il étoit surpris qu'on pût faire tenir dans un petit espace la peinture d'un objet plus grand que cet espace; par exemple, un visage dans une miniature; & cela lui paroissoit aussi impossible que de faire tenir un boisseau dans une pinte. D'abord il ne pouvoit souffrir qu'une très - petite lumiere, & voyoit tous les objets fort gros: mais les premiers se rapetissoient à mesure qu'il en voyoit de plus gros. Quoiqu'il sût bien que la chambre où il étoit, étoit plus petite que la maison, il ne pouvoit comprendre comment la maison pouvoit paroître plus grande que la chambre. Avant qu'on lui eût rendu la vûe, il n'étoit pas fort empressé d'acquérir ce nouveau sens, il ne connoissoit point ce qui lui manquoit, & sentoit même qu'il avoit à certains égards des avantages sur les autres hommes: mais à peine commença - t - il à voir distinctement, qu'il fut transporté de joie. Un an après la premiere opération, on lui fit l'opération sur l'autre oeil, & elle réussit également; il vit d'abord de ce second oeil les objets beaucoup plus gros que de l'autre; mais cependant moins gros qu'il ne les avoit vûs du premier oeil; & lorsqu'il regardoit le même objet des deux yeux à la fois, il disoit que cet objet lui paroissoit une fois plus grand qu'avec son premier oeil tout seul.

M. Cheselden parle d'autres aveugles nés, à qui il avoit abattu de même la cataracte, & dans lesquels il avoit observé les mêmes phénomenes, quoiqu'avec moins de détail: comme ils n'avoient pas besoin de faire mouvoir leurs yeux pendant leur cécité, ce n'étoit que peu à peu qu'ils apprenoient à les tourner vers les objets.

Il résulte de ces expériences, que le sens de la vûe se perfectionne en nous petit - à petit; que ce sens est d'abord très - confus, & que nous apprenons à voir, à peu près, comme à parler. Un enfant nouveau né, qui ouvre pour la premiere fois les yeux à la lumiere, éprouve sans doute toutes les mêmes choses, que nous venons d'observer dans l'aveuglé né. C'est le toucher, & l'habitude, qui rectifient les jugemens de la vûe. Voyez Toucher.

Revenons présentement à l'auteur de la lettre sur les aveugles: « On cherche, dit - il, à restituer la vûe à des aveugles nés; pour examiner comment se [p. 873] fait la vision: mais je crois qu'on pourroit profiter autant, en questionnant un aveugle de bon sens... Si l'on vouloit donner quelque certitude à ces expériençes, il faudroit du moins que le sujet fût préparé de longue - main, & peut - être qu'on le rendît philosophe.... Il seroit très - à - propos de ne commencer les observations que long - tems après l'opération: pour cet effet il faudroit traiter le malade dans l'obscurité, & s'assûrer bien que sa blessure est guérie, & que les yeux sont sains. Je ne voudrois point qu'on l'exposât d'abord au grand jour.... Enfin ce seroit encore un point fort délicat que de tirer parti d'un sujet ainsi préparé, & de l'interroger avec assez de finesse pour qu'il ne dît précisément que ce qui se passe en lui... Les plus habiles gens, & les meilleurs esprits, ne sont pas trop bons pour une expérience si philosophique & si délicate.»

Finissons cet article avec l'auteur de la lettre, par la fameuse question de M. Molineux. On suppose un aveugle né, qui ait appris par le toucher à distinguer un globe d'un cube; on demande si, quand on lui aura restitué la vûe, il distinguera d'abord le globe du cube sans les toucher? M. Molineux croit que non, & M. Locke est de son avis; parce que l'aveugle ne peut savoir que l'angle avancé du cube, qui presse sa main d'une maniere inégale, doit paroître à ses yeux, tel qu'il paroît dans le cube.

L'auteur de la lettre sur les aveugles, fondé sur l'expérience de Cheselden, croit avec raison que l'aveugle né verra d'abord tout confusément, & que bienloin de distinguer d'abord le globe du cube, il ne vera pas même distinctement deux figures différentes: il croit pourtant qu'à la longue, & sans le secours du toucher, il parviendra à voir distinctement les deux figures: la raison qu'il en apporte, & à laquelle il nous paroît difficile de répondre, c'est que l'aveugle n'ayant pas besoin de toucher pour distinguer les couleurs les unes des autres, les limites des couleurs lui suffiront à la longue pour discerner la figure ou le contour des objets. Il verra donc un globe & un cube, ou, si l'on veut, un cercle & un quarré: mais le sens du toucher n'ayant aucun apport à celui de la vûe, il ne devinera point que l'un de ces deux corps est celui qu'il appelle globe, & l'autre celui qu'il appelle cube; & la vision ne lui rappellera en aucune maniere la sensation qu'il a reçûe par le toucher. Supposons présentement qu'on lui dise que l'un de ces deux corps est celui qu'il sentoit globe par le toucher, & l'autre celui qu'il sentoit cube; saura - t - il les distinguer? L'auteur répond d'abord qu'un homme grossier & sans connoissance prononcera au hasard; qu'un métaphysicien, sur - tout, s'il est géometre, comme Saunderson. examinera ces figures; qu'en y supposant de certaines lignes tirées, il verra qu'il peut démontrer de l'une toutes les propriétés du cercle que le toucher lui a fait connoître; & qu'il peut démontrer de l'autre figure toutes les propriétés du quarré. Il sera donc bien tenté de conclurre: voilà le cercle, voilà le quarré: cependant, s'il est prudent, il suspendra encore son jugement; car, pourroit - il dire: « peut - être que quand j'appliquerai mes mains sur ces deux figures, elles se transformeront l'une dans l'autre; de maniere que la même figure pourroit me servir à démontrer aux aveugles les propriétés du cercle, & à ceux qui voyent, les propriétés du quarré? Mais non, auroit dit Saunderson, je me trompe; ceux à qui je démontrois les propriétés du cercle & du quarré, & en qui la vûe & le toucher étoient parfaitement d'accord, m'entendoient fort bien, quoiqu'ils ne touchassent pas les figures sur lesquelles je faisois mes démonstrations, & qu'ils se contentassent de les voir. Ils ne voyoient donc pas un quarré quand je sentois un cercle, sans quoi nous ne nous fussions jamais entendus: mais puisqu'ils m'entendoient tous, tous les hommes voyent donc les uns comme les autres: donc je vois quarré ce qu'ils voyoient quarré, & par conséquent ce que je sentois quarré; & par la même raison je vois cercle ce que je sentois cercle ».

Nous avons substitué ici avec l'auteur le cercle au globe, & le quarré au cube, parce qu'il y a beaucoup d'apparence que celui qui se sert de ses yeux pour la premiere fois, ne voit que des surfaces, & ne sait ce que c'est que saillie; car la saillie d'un corps consiste en ce que quelques - uns de les points paroissent plus voisins de nous que les autres: or c'est par l'expérience jointe au toucher, & non par la vûe seule, que nous jugeons des distances.

De tout ce qui a été dit jusqu'ici sur le globe & sur le cube, ou sur le cercle & le quarré, éoncluons avec l'auteur qu'il y a des cas où le raisonnement & l'expérience des autres peuvent éclairer la vûe sur la relation du toucher, & assûrer, pour ainsi dire, l'oeil qu'il est d'accord avec le tact.

La lettre finit par quelques réflexions sur ce qui arriveroit à un homme qui auroit vû dès sa naissance, & qui n'auroit point eu le sens du toucher; & à un homme en qui les sens de la vûe & du toucher se contrediroient perpétuellement. Nous renvoyons nos lecteurs à ces réflexions: elles nous en rappellent uné autre à peu près de la même espece, que fait l'auteur dans le corps de la lettre. « Si un homme, dit - il, qui n'auroit vû que pendant un jour ou deux, se trouvoit confondu chez un peuple d'aveugles, il faudroit qu'il prit le parti de se taire, ou celui de passer pour un fou: il leur annonceroit tous les jours quelque nouveau mystere, qui n'en seroit un que pour eux, & que les esprits forts se sauroient bon gré de ne pas croire. Les défenseurs de la religion ne pourroient - ils pas tirer un grand parti d'une incrédulité si opiniâtre, si juste même à certains égards, & cependant si peu fondée?» Nous terminerons cet article par cette réflexion, capable d'en contrebalancer quelques - autres qui se trouvent répandues dans l'ouvrage, & qui ne sont pas tout - à - fait si orthodoxes. (O)

Aveugles (Page 1:873)

* Aveugles, (Hist. mod.) hommes privés de la vûe qui forment au Japon un corps de savans fort considérés dans le pays. Ces beaux esprits sont bien venus des grands; ils se distinguent sur - tout par la fidélité de leur mémoire. Les annales, les histoires, les antiquités, forment un témoignage moins fort que leur tradition: ils se transmettent les uns aux autres les évenemens; ils s'exercent à les retenir, à les mettre en vers & en chant, & à les raconter avec agrément. Ils ont des académies où l'on prend des grades. Voyez Barth. Asia. & l'Hist. du Japon du peré Charlevoix.

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