ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"28"> venir. Mais cette objection n'est établie que sur une équivoque trompeuse. Effectivement, il n'est pas véritable que la haine de Dieu pour le vice, & son amour pour la vertu soient infinis dans leur exercice. Quoique chacune de ses perfections soit en lui sans bornes, elle n'est pourtant exercée qu'avec restriction, & proportionnellement à son objet extérieur. La vertu est le plus noble état de l'être créé: qui en doute? mais la vertu n'est pas un objet infini; elle n'est que l'être fini, pensant & voulant dans l'ordre avec des degrés finis. Au - dessus de la vertu sont d'autres perfections plus grandes dans le tout de l'univers, qui s'attirent la complaisance de Dieu. Cet amour du meilleur dans le tout, l'emporte en Dieu sur les autres amours particuliers. De - là le vice permis; il faut qu'il soit, parce qu'il se trouve nécessairement lié au meilleur plan, qui n'auroit pas été le meilleur de tous les possibles, si la vertu intelligente eût été invariablement vertueuse. Au reste, l'amour de la vertu, & la haine du vice, qui tendent à procurer, l'existence de la vertu, & à empêcher celle du vice, ne sont que des volontés antécédentes de Dieu prises ensemble, dont le résultat fait la volonté conséquente, ou le decret de créer le meilleur; & c'est de ce decret que l'amour de la vertu & de la félicite des créatures raisonnables, qui est indéfini de soi, & va aussi loin qu'il se peut, reçoit quelques petites limitations, à cause de l'égard qu'il faut avoir au bien en général. C'est ainsi qu'il faut entendre que Dieu aime souverainement la vertu, & hait souverainement le vice; & que néanmoins quelque vice doit être permis.

Après avoir disculpé la providence de Dieu sur les maux moraux, qui sont les péchés, il faut maintenant la justifier sur les maux métaphysiques, & sur les maux physiques. Commençons par les maux métaphysiques, qui consistent dans les imperfections des créatures. Les anciens attribuoient la cause du mal à la matiere qu'ils croyoient incréée & indépendante de Dieu. Il n'y avoit tant de maux, que parce que Dieu, en travaillant sur la matiere, avoit trouvé un sujet rébelle, indocile, & incapable de se plier à ses volontés bienfaisantes: mais nous qui dérivons tout de Dieu, où trouverons - nous la source du mal? La réponse est, qu'elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature, entant que cette créature est renfermée dans les vérités éternelles, qui sont dans l'entendement divin. Car il faut considérer qu'il y a une imperfection originale dans - les créatures avant le péché, parce que les créatures sont limitées essentiellement. Platon a dit, dans son Timée, que le monde avoit son origine de l'entendement joint à la nécessité. D'autres ont joint Dieu & la nature. On y peut donner un bon sens. Dieu sera l'entendement & la nécessité, c'est - à - dire, la nature essentielle des choses sera l'objet de l'entendement, entant qu'il consiste dans les vérités éternelles. Mais cet objet est interne, & se trouve dans l'entendement divin. C'est la région des vérités éternelles qu'il faut mettre à la place de la matiere, quand il s'agit de chercher la source des choses. Cette région est la cause idéale du mal & du bien. Les limitations & les imperfections naissent dans les créatures de leur propre nature, qui borne la production de Dieu; mais les vices & les crimes y naissent du consentement libre de leur volonté.

Chrysippe dit quelque chose d'approchant. Pour répondre à la question qu'on lui faisoit touchant l'origine du mal, il soutient que le mal vient de la premiere constitution des ames, que celles qui sont bien faites naturellement résistent mieux aux impressions des causes externes; mais que celles dont les défauts naturels n'avoient pas été corrigés par la discipline, se laissoient pervertir. Pour expliquer sa pensée, il se sert de la comparaison d'un cylindre, dont la volubilité & la vitesse, ou la facilité dans le mouvement vient principalement de sa figure, ou bien, qu'il seroit retardé s'il étoit raboteux. Cependant il a besoin d'être poussé, comme l'ame a besoin d'être sollicitée par les objets des sens, & reçoit cette impression selon la constitution où elle se trouve. Chrysippe a raison de dire que le vice vient de la constitution originaire de quelques esprits. Lorsqu'on lui objectoit que Dieu les a formés, il repliquoit, par l'imperfection de la matiere, qui ne permettoit pas à Dieu de mieux faire. Mais cette replique ne vaut rien; car la matiere est elle - même indifférente pour toutes les formes, & Dieu l'a faite. Le mal vient plutôt des formes mêmes, mais abstraites; c'est - à - dire, des idées que Dieu n'a point produites par un acte de sa volonté, non - plus que les nombres & les figures, que toutes les essences possibles, qui sont éternelles & nécessaires; car elles se trouvent dans la région idéale des possibles, c'est - à - dire, dans l'entendement divin. Dieu n'est donc point auteur des essences entant qu'elles ne sont que des possibilités? mais il n'y a rien d'actuel à quoi il n'ait donné l'existence. Il a permis le mal, parce qu'il est enveloppé dans le meilleur plan qui se trouve dans la région des possibles, que la sagesse suprème ne pouvoit pas manquer de choisir. Cette notion satisfait en même tems à la sagesse, à la puissance, à la bonté de Dieu, & ne laisse pas de donner lieu à l'entrée du mal. Dieu donne de la perfection aux créatures autant que l'univers en peut recevoir. On pousse le cylindre; mais ce qu'il y a de raboteux dans la figure, donne des bornes à la promptitude de son mouvement.

L'être suprême, en créant un monde accompagné de défauts, tel qu'est l'univers actuel, n'est donc point comptable des irrégularités qui s'y trouvent? Elles n'y sont qu'à cause de l'infirmité naturelle, fonciere, insurmontable, & originale de la créature; ainsi, Dieu est pleinement & philosophiquement justifié. Mais, dira quelque censeur audacieux des ouvrages de Dieu, pourquoi ne s'est - il point abstenu de la production des choses, plutôt que d'en faire d'imparfaites? Je réponds que l'abondance de la bonté de Dieu en est la cause. Il a voulu se communiquer aux dépens d'une délicatesse, que nous imaginons en Dieu, en nous figurant que les imperfections le choquent. Ainsi, il a mieux aimé qu'il y eût un monde imparfait, que s'il n'y avoit rien. Au reste, cet imparfait est pourtant le plus parfait qui se pouvoit, & Dieu a dû en être pleinement content, les imperfections des parties servant à une plus grande perfection dans le tout. Il est vrai qu'il y a certaines choses qui auroient pû être mieux faites, mais non pas sans d'autres incommodités encore plus grandes.

Venons au mal physique, & voyons s'il prête au Manichéisme des armes plus fortes que le mal métaphysique & le mal moral, dont nous venons de parler.

L'auteur de nos biens l'est - il aussi de nos maux? Quelques philosophes effarouchés d'un tel dogme ont mieux aimé nier l'existence de Dieu, que d'en reconnoître un qui se fasse un plaisir barbare de tourmenter les créatures, ou plutôt ils l'ont dégradé du titre d'intelligent, & l'ont relégué parmi les causes aveugles. M. Bayle a pris occasion des différens maux dont la vie est traversée, de relever le système des deux principes, système écroulé depuis tant de siecles. Il ne s'est apparemment servi de ses ruines que comme on se sert à la guerre d'une masure dont on essaye de se couvrir pour quelques momens. Il étoit trop philosophe pour être tenté de croire [p. 29] en deux divinités, qu'il a lui - même si bien combattues, comme on a pu voir dans cet article. Son grand but, du moins à ce qui paroît, étoit d'humilier la raison, de lui faire sentir son impuissance, de la captiver sous le joug de la foi. Quoi qu'il en soit de son intemion qui paroît suspecte à bien des personnes, voici le précis de sa doctrine. Si c'etoit Dieu qui eût établi les lois du sentiment, ce n'auroit certainement été que pour combler toutes ses créatures de tout le bonheur dont elles sont susceptibles, il auroit donc entierement banni de l'univers tous les sentimens douloureux, & sur - tout ceux qui nous sont inutiles. A quoi servent les douleurs d'un homme dont les maux sont incurables, ou les douleurs d'une femme qui accouche dans les déserts? Telle est la sameuse objection que M. Bayle a étendue & répétée dans ses écrits en cent façons différentes; & quoiqu'elle fût presque aussi ancienne que la douleur l'est au monde; il a su l'armer de tant de comparaisons éblouissantes, que les Philosophes & les Théologiens en ont été effrayés comme d'un monstre nouveau. Les uns ont appellé la métaphysique à leur secours, d'autres se sont sauvés dans l'immensité des cieux; & pour nous consoler de nos maux, nous ont montré une infinité de mondes peuplés d'habitans heureux. L'auteur de la theorie des sentimens agréables à répondu parfaitement bien à cette objection. C'est d'elle qu'il tire les principales raisons dont il la combat. Interrogeons, dit - il, la nature par nos observations, & sur ses réponses fixons nos idées. On peut fermer sur l'auteur des lois du sentiment deux questions totalement différentes, est il intelligent? est - il bienfaisant? Examinons sépuément ces deux questions, & commençons par l'éclaircissement de la premiere. L'expérience nous apprend qu'il y a des causes aveugles, & qu'il en est d'intelligentes, on les discerne par la nature de leurs productions, & l'unité du dessein est comme le sceau qu'une cause intelligente appose à son ouvrage. Or, dans les lois du sentiment brille une partaite unité de dessein. La douleur & le plaisir se rapportent également à notre conservation. Si le plaisir nous indique ce qui nous convient. la douleur nous instruit de ce qui nous est ruisible. C'est une impression agreable qui caractérise les alimens qui sont de nature à se changer en notre propre substance, mais c'est la faim & la soit qui nous avertissent que la transpitation & le mouvement nous ont enleve une partie de nous - mêmes, & qu'il seroit dangereux de différer plus long - tems à réparer cette perte. Des nerfs répandus dans toute l'étendue du corps nous informent des dérangemens qui y surviennent, & le même sentiment douloureux est proportionné à la force qui le dechire, afin qu'à proportion que le mal est plus grand, on se hâte davantage d'en repousser la cause ou d'en chercher le remede.

Il atrive quelquefois que la douleur semble nous avertir de nos maux en pure perte. Rien de ce qui est autour de nous ne peut les soulager; c'est qu'il en est des lois du sentiment comme de celles du mouvement. Les lois du mouvement reglent la succession des changemens qui arrivent dans les corps, & portent quelquefois la pluie sur les rochers ou sur des terres stériles. Les lois du sentiment reglent de même la succession des changemens qui arrivent dans les êtres animés, & des douleurs qui nous paroissent inutiles, en sont quelquefois une suite nécessaire par les circonstances de notre situation. Mais l'inutilité apparente de ces différentes lois, dans quelques cas particuliers, est un bien moindre inconvénient que n'eût été leur mutabilité continuelle, qui n'eût laissé subsister aucun principe fixe, capable de diriger les démarches des hommes & des animaux. Celles du mouvement sont d'ailleurs si parfaitement asserties à la structure des corps, que dans toute l'étendue des lieux & des tems, elles préservent d'alteration les élémens, la lumiere & le soleil, & fournissent aux animaux & aux plantes ce qui leur est nécessaire ou utile. Celles du sentiment sont de même si parfaitement assorties à l'organisation de tous les animaux, que dans toute l'étendue des tems & des lieux elles leur indiquent ce qui leur est convenable, & les invitent à en faire la recherche, elles les instruisent de ce qui leur est contraire, & les forcent de s'en éloigner ou de les repousser. Quelle profondeur d'intelligence dans l'auteur de la nature, qui, par des ressorts si uniformes, si simples, si féconds, varie à chaque instant la scene de l'univers, & la conserve toujours la même!

Non seulement les lois du sentiment se joignent à tout l'univers, pour déposer en faveur d'une cause intelligente; je dis plus, elles annoncent un législateur bienfaisant. Si, pour ranimer une main engourdie par le froid, je l'approche trop près du feu, une douleur vive la repousse, & tous les jours je dois à de pareils avertissemens la conservation tantôt d'une partie de moi - même, tantôt d'une autre; mais si je n'approche du feu qu'à une distance convenable, je sens alors une chaleur douce, & c'est ainsi qu'aussi - tôt que les impressions des objets, ou les mouvemens du corps, de l'esprit ou du coeur sont, tant - soit - peu, de nature à favoriser la durée de notre être ou sa perfection, notre auteur y a libéralement attaché du plaisir. J'appelle à témoin de cette profusion de sentimens agréables, dont Dieu nous prévient, la peinture, la seulpture, l'architecture, tous les objets de la vûe, la musique, la danse, la poésie, l'éloquence, l'histoire, toutes les sciences, toutes les occupations, l'amitié, la tendresse, enfin tous les mouvemens du corps, de l'esprit & du coeur.

M. Bayle & quelques autres philosophes, attendris sur les maux du genre humain, ne s'en croient pas suffisamment dédommagés par tous ces biens, & ils voudroient presque nous faire regretter que ce ne soient pas eux qui ayent été chargés de dicter les lois du sentiment. Supposons pour un moment que la nature se soit reposée sur eux de ce soin, & essayons de deviner quel eût été le plan de leur administration. Ils auroient apparemment commencé par fermer l'entrée de l'univers à tout sentiment douloureux, nous n'eussions vécu que pour le plaisir, mais notre vie auroit eu alors le sort de ces fleurs, qu'un même jour voit naître & mourir. La faim, la soif, le dégoût, le froid, le chaud, la lassitude, aucune douleur enfin ne nous auroit avertis des maux presens ou à venir, aucun frein ne nous auroit modérés dans l'usage des plaisirs, & la douleur n'eût été anéantie dans l'univers que pour faire place à la mort, qui, pour détruire toutes les especes d'animaux, se fût également armée contre eux de leurs maux & de leurs biens.

Ces prétendus législateurs, pour prévenir cette destruction universelle, auroient apparemment rappellé les sentimens douloureux, & se seroient contentés d'en affoibsir l'impression. Ce n'eût été que des douleurs sourdes qui nous eussent averti, au lieu de nous affliger. Mais tous les inconvéniens du premier plan se seroient retrouvés dans le second. Ces avertissemens respectueux auroient été une voix trop foible pour être entendue dans la jouissance des plaisirs. Combien d'hommes ont peine à entendre les menaces des douleurs les plus vives! Nous eussions encore bientôt trouvé la mort dans l'usage même des biens destinés à assûrer notre durée. Pour nous dédommager de la douleur, on auroit peut - être ajouté une nouvelle vivacité au plaisir des sens. Mais ceux de l'esprit & du coeur fussent

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