ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"24"> puissance de faire ce qu'il desire le plus fortement; donc il ne seroit pas heureux. La nature du bon principe, disent - ils, est telle qu'il ne peut produire que du bien, & qu'il s'oppose de toutes ses forces à l'introduction du mal. Il veut donc, & il souhaite avec la plus grande ardeur qu'il n'y ait point de mal; il a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher ce désordre. S'il a donc manqué de la puissance nécessaire à l'empêcher, ses volontés les plus ardentes ont été frustrees, & par conséquent son bonheur a été troublé & inquietté; il n'a donc point la puissance qu'il doit avoir selon la constitution de son être. Or, que peut - on dire de plus absurde que cela? N'est - ce pas un dogme qui implique contradiction? Les deux principes des Manichéens seroient les plus malheureux de tous les êtres. Le bon principe ne pourroit jetter les yeux sur le monde, que ses regards ne fussent blessés par une infinité de crimes & de désordres, de peines & de douleurs qui couvrent la face de la terre. Le mauvais principe ne seroit pas moins affligé par le spectacle des vertus & des biens. Dans leur douleur, ils devroient se trouver malheureux d'être immortels.

4°. Enfin, je demande aux Manichéens, l'ame qui fait une bonne action, a - t - elle été créée par le bon principe, ou par le mauvais? Si elle a été créée par le mauvais principe, il s'ensuit que le bien peut naître de la source de tout mal. Si c'est par le bon principe, le mal, par la même raison, peut naître de la source de tout bien; car cette même ame en d'autres rencontres commet des crimes. Vous voilà donc réduits à renverser vos propres raisonnemens, & à soutenir, contre le sentiment intérieur, que jamais l'ame qui fait une bonne action, n'est la même que celle qui péche. Pour se tirer de cette difficulté, ils auroient besoin de supposer trois premiers principes; un essentiellement bon, & la cause de tout bien; un essentiellement mauvais, & la cause de tout mal; un essentiellement susceptible du bien & du mal, & purement passif. Après quoi il faudroit dire que l'ame de l'homme est formée de ce troisieme principe, & qu'elle fait tantôt une bonne action, & tantôt une mauvaise, selon qu'elle reçoit l'influence ou du bon principe, ou du mauvais. Rien n'est donc plus absurde ni plus ridicule, que les deux principes des Manichéens.

Je néglige ici plusieurs autres raisons, par lesquelles je pourrois attaquer les endroits foibles de ce système extravagant. Je ne veux point me prévaloir des absurdités palpables que les Manichéens débitoient, quand ils descendoient dans le détail des explications de leur dogme. Elles sont si pitoyables, que c'est les réfuter suffisamment, que d'en faire un simple rapport. Par les fragmens de leur système, qu'on rencontre çà & là dans les peres, il paroît que cette secte n'étoit point heureuse en hypothèses. Leur premiere supposition étoit fausse, comme nous venons de le prouver; mais elle empiroit entre leurs mains, par le peu d'adresse & d'esprit philosophique qu'ils employoient à l'expliquer. Ils n'ont pas assez connu, selon M. Bayle, leurs avantages, ni su faire jouer leur principale machine, qui étoit la difficulté sur l'origine du mal. Il s'imagine qu'un habile homme de leur parti, un Descartes, par exemple, auroit bien embarrassé les orthodoxes, & il semble que lui - même, faute d'un autre, ait voulu se charger d'un soin si peu nécessaire, au jugement de bien des gens. Toutes les hypothèses, dit - il, que les Chrétiens ont établies, parent mal les coups qu'on leur porte; elles triomphent toutes quand elles agissent offensivement; mais elles perdent tout leur avantage, quand il faut qu'elles soutiennent l'attaque. Il avoue que les dualistes, ainsi que les appelle M. Hyde, auroient été mis en fuite par des raisons à priori, prises de la nature de Dieu; mais il s'imagine qu'ils triomphent à leur tour, quand on vient aux raisons à posteriori, prises de l'existence du mal. Il faut l'avouer, M. Bayle, en écartant du Manichéisme les erreurs grossieres de ses premiers défenseurs, en a fabriqué un système, lequel, entre ses mains, paroît armé d'une force nouvelle qu'il n'avoit pas autrefois. Les objections qu'il a semées dans divers endroits de ses ouvrages, lui ont paru si fortes & si triomphantes, qu'il ne craint pas de dire, que la raison succombera sous leur poids, toutes les fois qu'elle entreprendra d'y répondre. La raison, selon lui, est un principe de destruction, & non pas d'édification: elle n'est propre qu'à former des doutes, à éterniser les disputes, & à faire connoître à l'homme ses ténebres, son impuissance, & la nécessité d'une révélation, & cette révélation est celle de l'Ecriture. C'est - là que nous trouvons de quoi réfuter invinciblement l'hypothese des deux principes, & toutes les objections des Manichéens; nous y trouvons l'unité de Dieu & ses perfections infinies, la chute du premier homme, & ses suites funestes.

Comme M. Bayle n'est pas un antagoniste du commun, les plus savantes plumes de l'Europe se sont essayées à le réfuter. Parmi ce grand nombre d'auteurs, on peut compter M. Jaquelot, M. le Clerc, & M. Leibnitz: commençons par M. Jaquelot, & voyons si dans cette dispute il a eu de l'avantage.

M. Jaquelot suppose pour principe que la liberté de l'homme peut résoudre toutes les difficultés de M. Bayle. Dieu ayant formé cet univers pour sa gloire, c'est - à - dire pour recevoir des créatures l'adoration & l'obéissance qui lui est dûe: l'être libre étoit seul capable de contribuer à ce dessein du créateur. Les adorations d'une créature qui ne seroit pas libre, ne contribueroient pas davantage à la gloire du créateur que ne feroit une machine de figure humaine, qui se prosterneroit par la vertu de ses ressorts. Dieu aime la sainteté; mais quelle vertu y auroit - il, si l'homme étoit déterminé nécessairement par sa nature à suivre le bien, comme le feu est déterminé à brûler? Il ne pourroit donc y avoir qu'une créature libre qui pût exécuter le dessein de Dieu. Ainsi, quoiqu'une créature libre pût abuser de son franc arbitre, néanmoins un être libre étoit quelque chose de si relevé & de si auguste, que son excellence & son prix l'emportoient de beaucoup sur toutes les suites les plus fâcheuses que pourroit produire l'abus qu'il en feroit. Un monde rempli de vertus, mais sans liberté, est beaucoup plus imparfait que celui où regne cette liberté, quoiqu'elle entraîne à sa suite bien des désordres. M. Bayle renverse tout cet argument par cette seule considération, que si l'une des plus sublimes perfections de Dieu, est d'être si déterminé à l'amour du bien, qu'il implique contradiction, qu'il puisse ne pas l'aimer: une créature déterminée au bien seroit plus conforme à la nature de Dieu, & par conséquent plus parfaite qu'une créature qui a un pouvoir égal d'aimer le crime & de le haïr. Jamais on n'est plus libre que lorsqu'on est fixé dans le bien. Ce n'est pas être libre que de pouvoir pécher. Cette malheureuse puissance en est l'abus & non la perfection. Plus la liberté est un don excellent de Dieu, plus elle doit porter les caracteres de sa bonté. C'est donc mal - à - propos, conclut M. Bayle, qu'on cite ici la liberté pour expliquer l'origine du mal. On pouvoit lui répondre que Dieu n'est pas obligé de nous douer d'une liberté qui ne se porte jamais vers le mal; qu'il ne peut la retenir constamment dans le devoir, qu'en lui accordant de ces graces congrues, dont le soufle salutaire nous conduit au port du salut. J'avoue, disoit M. Bayle, qu'il ne nous devoit pas une liberté si parfaite; mais il se devoit à lui - même [p. 25] d'empêcher tous les désordres qu'enfante l'abus de la liberté; sa bonté, sa sagesse, & plus encore sa sainteté, lui en faisoient une loi. Or, cela posé, comment donc concilier avec tous ces attributs la chute du premier homme? Par quelle étrange fata. Iité cette liberté si précieuse, gage de l'amour divin, a - t - elle produit, des son premier coup d'essai, & le crime & la misere qui les suit, & cela sous les yeux d'un Dieu infiniment bon, infiniment saint & infiniment puissant? Cette liberte qui pouvoit être dirigée constamment & invariablement au bien, sans perdre de sa nature, avoit - elle donc été donnée pour cela?

M. Jaquelot ne s'arrête pas à la seule liberté, pour expliquer l'origine du mal; il en cherche aussi le dénouement dans les intérêts & de la sagesse & de la gloire de Dieu. Sa sagesse & sa gloire l'ayant déterminé à former des créatures libres, cette puissante raison a du l'emporter sur les fâcheuses suites que pouvoit avoir cette liberté qu'il donnoit aux hommes. Tous les inconvéniens de la liberté n'étoient pas capables de contre - balancer les raisons tirées de sa sagesse, de sa puissance & de sa gloire. Dieu a creé des êtres libres pour sa gloire. Comme donc les desseins de Dieu ne tendent qu'à sa propre gloire, & qu'il y a d'ailleurs une plus ample moisson de gloire dans la direction des agens libres qui abusent de leur liberté que dans la direction du genre humain toujours vertueux, la permission du péché & les suites du péché sont une chose très - conforme à la sagesse divine. Cette raison de la gloire paroît à M. Jaquelot un bouclier impénétrable pour parer tous les coups du Manichéisme. Il la trouve plus forte que toutes les difficultés qu'on oppose, parce qu'elle est tirée immédiatement de la gloire du créateur. M. Bayle ne peut digerer cette expression, que Dieu ne travaille que pour sa gloire. Il ne peut comprendre que l'être infini, qui trouve dans ses propres perfections une gloire & une béatitude aussi incapables de dimmution que d'augmentation, puisse avoir pour but, en produisant des créatures, quelqu'acquisition de gloire. En effet, Dieu est au - dessus de tout ce qu'on nomme desir de louanges, desir de réputation. Il paroît donc qu'il ne peut y avoir en lui d'autre motif de croer le monde que sa bonté. Mais enfin, dit M. Bayle, si des motifs de gloire l'y déterminoient, il semble qu'il choisiroit plutôt la gloire de maintenir parmi les hommes la vertu & le bonheur, que la gloire de montrer que par une adresse & une habilete infinie il vient à bout de conserver la sociéte humaine, en dépit des confusions & des désordres, des crimes & des miseres dont elle est remplie; qu'à la verité un grand monarque se peut estimer heureux, lorsque contre son intention & mal - à - propos, la rebellion de ses sujets & le captice de ses voisins lui ont attiré des guerres civiles & des guerres étrangeres, qui lui ont fourni des occasions de faire briller sa valeur & sa prudence; qu'en dissipant toutes ses tempêtes, il s'acquiert un plus grand nom, & se fait plus admirer dans le monde que par un regne pacifique. Mais, si de crainte que son courage & les grands talens de sa politique ne demeurassent inconnus, faute d'occasions, il ménageoit adroitement un concours de circonstances, dans lesquelles il seroit persuade que ses sujets se révol teroient, & que ses voisins dévorés de jalousie se ligueroient contre lui, il aspireroit à une gloire indigne d'un honnête homme, & il n'auroit pas de goût pour la véritable gloire; car elle consiste beaucoup plus à faire regner la paix, l'abondance & les bonnes moeurs, qu'à faire connoître au public qu'on a l'adresse de réfréner les séditions, ou qu'à repousser & dissiper de puissantes & de formidables ligues que l'on aura fomentées sous main. En un mot, il semble que si Dieu gouvernoit le monde par un principe d'amour pour la créature qu'il a faite à son image, il ne manqueroit point d'occasions aussi favorables que celles que l'on allegue, de manifester ses perfections infinies; vû que sa science & sa puissance n'ayant point de bornes, les moyens également bons de parvenir à ses fins ne peuvent être limités à un petit nombre. Mais il semble à de certaines gens, observe M. Bayle, que le genre humain innocent n'eût pas été assez mal - aisé à conduire, pour mériter que Dieu s'en mêlât. La scene eût été si unie, si simple, si peu intriguée, que ce n'eût pas été la peine d'y faire intervenir la providence. Un printems éternel, une terre fertile sans culture, la paix & la concorde des animaux & des élémens, & tout le reste de la description de l'âge d'or, n'étoient pas des choses où l'art divin pût trouver un assez noble exercice: ce n'est que dans les tempêtes & au milieu des écueils que paroît l'habileté du pilote.

M. Leibnit est allé chercher le dénouement de toutes ces difficultés dans le système du monde le plus beau, le plus reglé, le meilleur enfin, & le plus digne de la grandeur & de la sagesse de l'être suprême. Mais pour le bien comprendre, il faut observer que le meilleur consiste non dans la perfection d'une partie du tout, mais dans le meilleur tout pris dans sa généralité. Un tableau, par exemple, est merveilleux pour le naturel des carnations: Ce mérite particulier fait honneur à la main dont il sort; mais le tableau dans tout le reste n'a point d'ordonnance, point d'attitudes régulieres, point de feu. point de douceur. Il n'a rien de vivant ni de passionné; on le voit sans émotion, sans intérêt; l'ouvrage ne sera tout au plus que médiocre. Un autre tableau a de légeres imperfections. On y voit dans le lointain quelque personnage épisodique dont la main ne se trouve pas régulierement prononcee; mais le reste y est fini, tout y parle, tout y est animé, tout y respire, le dessein y est correct, l'action y est soutenue, tous les traits y sont élégans. Hésite - t - on sur la préference? non, sans doute. Le premier pemtre n'est qu'un éleve à qui le génie manque; l'autre est un maître hardi dont la main savante court à la perfection du tout, aux dépens d'une irrégularité dont la correction retarderoit l'anthousiasme qui l'emporte.

Toute proportion gardée, il en est de la sorte à l'égard de Dieu dans le choix des mondes possibles. Quelques - uns se seroient trouvés exemts des défectuosites semblables dans le nôtre; mais le nôtre avec ses défauts, est plus parfait que les autres qui dans leur constitution comportoient de plus grandes irrégularités jointes à de moindres beautes. L'être infiniment sage, à qui le meilleur est une loi, devoit donc preférer la production admirable qui tient à quelques vices à la production dégagée de crimes, mais moins heureuse, moins féconde, moins riche, moins belle dans son tout. Car comme le moindre mal est une espece de bien; de même un moindre bien est une espece de mal, s'il fait obstacle à un plus grand bien; & il y auroit quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avoit un moyen de mieux faire.

On dira peut - être que le monde auroit pu être sans le péché & sans les souffrances, mais alors il n'auroit pas été le meilleur. La bonté de Dieu auroit eu plus d'éclat dans un tel monde, mais sa sagesse auroit été blessée; & comme l'un de ses attributs ne doit point être sacrifié à l'autre, il étoit convenable que la bonté de Dieu pour les hommes fût tempérée par sa sagesse. Si quelqu'un allégue l'expérience pour prouver que Dieu auroit

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