ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"769"> nécessaires à l'entretien & même à la parure grossiere des habitans de la campagne: ces manufactures y augmenteront encore l'aisance & la population. C'étoit le projet du grand Colbert, qu'on a trop accusé d'avoir voulu faire des François une nation seulement commerçante.

Lorsque les habitans de la campagne sont bien traités, insensiblement le nombre des propriétaires s'augmente parmi eux: on y voit diminuer l'extreme distance & la vile dépendance du pauvre au riche; de - là ce peuple a des sentimens élevés, du courage, de la force d'ame, des corps robustes, l'amour de la patrie, du respect, de l'attachement pour des magistrats, pour un prince, un ordre, des lois auxquelles il doit son bien - être & son repos: il tremble moins devant son seigneur, mais il craint sa conscience, la perte de ses biens, de son honneur & de sa tranquillité. Il vendra chérement son travail aux riches, & on ne verra pas le fils de l'honorable laboureur quitter si facilement le noble métier de ses peres pour aller se souiller des livrées & du mépris de l'homme opulent.

Si l'on n'a point accordé les priviléges exclusifs dont j'ai parlé, si le système des finances n'entasse point les richesses, si le gouvernement ne favorise pas la corruption des grands, il y aura moins d'hommes opulens fixés dans la capitale, & ceux qui s'y fixeront n'y seront pas oisifs; il y aura peu de grandes fortunes, & aucune de rapide: les moyens de s'enrichir, partagés entre un plus grand nombre de citoyens, auront naturellement divisé les richesses; l'extrème pauvreté & l'extrème richesse seront également rares.

Lorsque les hommes accoutumés au travail sont parvenus lentement & par degrés à une grande fortune, ils conservent le goût du travail, peu de plaisirs les délasse, parce qu'ils jouissent du travail même, & qu'ils ont pris long - tems, dans les occupations assidues & l'économie d'une fortune modérée, l'amour de l'ordre & la modération dans les plaisirs.

Lorsque les hommes sont parvenus à la fortune par des moyens honnêtes, ils conservent leur honnêteté, ils conservent ce respect pour soi - même qui ne permet pas qu'on se livre à mille fantaisies désordonnées; lorsqu'un homme par l'acquisition de ses richesses a servi ses concitoyens, en apportant de nouveaux fonds à l'état, ou en faisant fleurir un genre d'industrie utile, il sait que sa fortune est moins enviée qu'Honorée; & comptant sur l'estime & la bienveillance de ses concitoyens, il veut conserver l'une & l'autre.

Il y aura, dans le peuple des villes & un peu dans celui des campagnes, une certaine recherche de commodités & même un luxe de bienséance, mais qui tiendra toujours à l'utile; & l'amour de ce luxe ne dégénérera jamais en une folie émulation.

Il y regnera dans la seconde classe des citoyens un espri d'ordre & cette aptitude à la discussion que prennent naturellement les hommes qui s'occupent de leurs affaires: cette classe de citoyens cherchera du solide dans ses amusemens même: fiere, parce que de mauvaises moeurs ne l'auront point avilie; jalouse des grands qui ne l'auront pas corrompue, elle veillera sur leur conduite, elle sera flattée de les éclairer, & ce sera d'elle que partiront des lumieres qui tomberont sur le peuple & remonteront vers les grands.

Ceux - ci auront des devoirs, ce sera dans les armées & sur la frontiere qu'apprendront la guerre ceux qui se consacreront à ce métier, qui est leur état; ceux qui se destineront à quelques parties du gouvernement, s'en instruiront long - tems avec assiduité, avec application; & si des récompenses pécuniaires ne sont jamais entassées sur ceux même qui auront rendu les plus grands services; si les grandes places, les gouvernemens, les commandemens ne sont jamais donnés à la naissance sans les services; s'ils ne sont jamais sans fonctions, les grands ne perdront pas dans un luxe oisif & frivole leur sentiment & la faculté de s'éclairer: moins tourmentés par l'ennui, ils n'épuiseront ni leur imagination ni celle de leur flatteur, à la recherche des plaisirs puérils & de modes fantastiques; ils n'étaleront pas un faste excessif, parce qu'ils auront des prérogatives réelles & un mérite véritable dont le public leur tiendra compte. Moins rassemblés, & voyant à côté d'eux moins d'hommes opulens, ils ne porteront point à l'excès leur luxe de bienséance: témoins de l'intérêt que le gouvernement prend au maintien de l'ordre & au bien de l'état, ils seront attachés à l'un & à l'autre; ils inspireront l'amour de la patrie & tous les sentimens d'un honneur vertueux & sévere; ils seront attachés à la décence des moeurs, ils auront le maintien & le ton de leur état.

Alors ni la misere ni le besoin d'une dépense excessive n'empêchent point les mariages, & la population augmente; on se soutient ainsi que le luxe & les richesses de la nation: ce luxe est de représentation, de commodité & de fantaisie: il rassemble dans ces différens genres tous les arts simplement utiles & tous les beaux arts; mais retenu dans de justes bornes par l'esprit de communauté, par l'application aux devoirs, & par des occupations qui ne laissent personne dans le besoin continu des plaisirs, il est divisé, ainsi que les richesses; & toutes les manieres de jouir, tous les objets les plus opposés ne sont point rassemblés chez le même citoyen. Alors les différentes branches de luxe, ses différens objets se placent selon la différence des états: le militaire aura de belles armes & des chevaux de prix; il aura de la recherche dans l'équipement de la troupe qui lui sera confiée: le magistrat conservera dans son luxe la gravité de son état; son luxe aura de la dignité, de la modération: le négociant, l'homme de finance auront de la recherche dans les commodités: tous les états sentiront le prix des beaux arts, & en jouiront; mais alors ces beaux arts ramenent encore l'esprit des citoyens aux sentimens patriotiques & aux véritables vertus: ils ne sont pas seulement pour eux des objets de dissipation, ils leur présentent des leçons & des modeles. Des hommes riches dont l'ame est élevée, élevent l'ame des artistes; ils ne leur demandent pas une Galatée maniérée, de petits Daphnis, une Madeleine, un Jérôme; mais ils leur proposent de représenter Saint - Hilaire blessé dangereusement, qui montre à son fils le grand Turenne perdu pour la patrie.

Tel fut l'emploi des beaux arts dans la Grece avant que les gouvernemens s'y fussent corrompus: c'est ce qu'ils sont encore souvent en Europe chez les nations éclairées qui ne se sont pas écartées des principes de leur constitution. La France fait faire un tombeau par Pigalle au général qui vient de la couvrir de gloire: ses temples sont remplis de monumens érigés en faveur des citoyens qui l'ont honorée, & ses peintres ont souvent sanctifié leurs pinceaux par les portraits des hommes vertueux. L'Angleterre a fait bâtir le château de Bleinheim à la gloire du duc de Malboroug. ses poëtes & ses orateurs célebrent continuellement leurs concitoyens illustres, déja si récompensés par le cri de la nation, & par les honneurs que leur rend le gouvernement. Quelle force, quels sentimens patriotiques, quelle élévation, quel amour de l'honnêteté, de l'ordre & de l'humanité, n'inspirent pas les poésies des Corneille, des Adisson, des Pope, des Voltaire! Si quelque poete chante quelquefois la mollesse & la volupté, ses vers deviennent les expressions dont se sert un peuple heureux dans les momens d'une ivresse passagere qui [p. 670] n'ôte rien à ses occupations & à ses devoirs.

L'éloquence reçoit des sentimens d'un peuple bien gouverne; par sa force & ses charmes elle rallumeroit les sentimens patriotiques dans les momens où ils seroient prêts à s'éteindre. La Philosophie, qui s'occupe de la nature de l'homme, de la politique & des moeurs, s'empresse à repandre des lumieres utiles sur toutes les parties de l'administration, à éclairer sur les principaux devoirs, à montrer aux sociétés leurs fondemens solides, que l'erreur seule pourroit ébranler. Ranimons encore en nous l'amour de la patrie, de l'ordre, des lois; & les beaux arts cesseront de se profaner, en se dévouant à la superstition & au libertinage; ils choisiront des sujets utiles aux moeurs, & ils les traiteront avec force & avec noblesse.

L'emploi des richesses dicté par l'esprit patriotique, ne se borne pas au vil intérêt personnel & à de fausses & de puériles jouissances: le luxe alors ne s'oppose pas aux devoirs de pere, d'époux, d'ami & d'homme. Le spectacle de deux jeunes gens pauvres qu'un homme riche vient d'unir par le mariage, quand il les voit contens sur la porte de leur chaumiere, lui fait un plaisir plus sensible, plus pur & plus durable, que le spectacle du grouppe de Salmacis & d'Hermaphrodite placé dans ses jardins. Je ne crois pas que dans un état bien administré & où par conséquent regne l'amour de la patrie, les plus beaux magots de la Chine rendent aussi heureux leurs possesseurs que le seroit le citoyen qui auroit volontairement contribué de ses trésors à la réparation d'un chemin public.

L'excès du luxe n'est pas dans la multitude de ses objets & de ses moyens; le luxe est rarement excessif en Angleterre, quoiqu'il y ait chez cette nation tous les genres de plaisirs que l'industrie peut ajouter à la nature, & beaucoup de riches particuliers qui se procurent ces plaisirs. Il ne l'est devenu en France que depuis que les malheurs de la guerre de 1700 ont mis du désordre dans les finances & ont été la cause de quelques abus. Il y avoit plus de luxe dans les belles années du siecle de Louis XIV. qu'en 1720, & en 1720 ce luxe avoit plus d'excès.

Le luxe est excessif dans toutes les occasions où les particuliers sacrifient à leur faste, à leur commodité, à leur fantaisie, leurs devoirs ou les intérêts de la nation; & les particuliers ne sont conduits à cet excès que par quelques défauts dans la constitution de l'état, ou par quelques fautes dans l'administration. Il n'importe à cet égard que les nations soient riches ou pauvres, éclairées ou barbares, quand on n'entretiendra point chez elles l'amour de la patrie & les passions utiles; les moeurs y seront dépravées, & le luxe y prendra le caractere des moeurs: il y aura dans le peuple foiblesse, paresse, langueur, découragement. L'empire de Maroc n'est ni policé, ni éclairé, ni riche; & quelques fanatiques stipandiés par l'empereur, en opprimant le peuple en son nom & pour eux, ont fait de ce peuple un vil troupeau d'esclaves. Sous les regnes foibles & pleins d'abus de Philippe III. Philippe IV. & Charles II. les Espagnols étoient ignorans & pauvres, sans force de moeurs, comme sans industrie; ils n'avoient conservé de vertus que celles que la religion doit donner, & il y avoit jusque dans leurs armées un luxe sans goût & une extrème misere. Dans les pays où regne un luxe grossier, sans art & sans lumieres, les traitemens injustes & durs que le plus foible essuie partout du plus fort, sont plus atroces. On sait quelles ont été les horreurs du gouvernement féodal, & quel fut dans ce tems le luxe des seigneurs. Aux bords de l'Orénoque les meres sont remplies de joie quand elles peuvent en secret noyer ou empoisonner leurs jeunes silles, pour les dérober aux travaux aux<cb-> quels les condamnent la paresse féroce & le luxe sauvage de leurs époux.

Un petit émir, un nabab, & leurs principaux officiers, écrasent le peuple pour entretenir des sérails nombreux: un petit souverain d'Allemagne ruine l'agriculture par la quantité de gibier qu'il entretient dans ses états. Une femme sauvage vend ses enfans pour acheter quelques ornemens & de l'eau de - vie. Chez les peuples policés, une mere tient ce qu'on appelle un grand état, & laisse ses enfans sans patrimoine. En Europe, un jeune seigneur oublie les devoirs de son etat, & se livre à nos gouts polis & à nos arts. En Afrique, un jeune prince negre passe les jours à semer des roseaux & à danser. Voilà ce qu'est le luxe dans des pays où les moeurs s'alterent; mais il prend le caractere des nations, il ne le fait pas, tantôt efféminé comme elles, & tantôt cruel & barbare. Je crois que pour les peuples il vaut encore mieux obéir à des épicuriens frivoles qu'à des sauvages guerriers, & nourrir le luxe des fripons voluptueux & éclairés que celui des voleurs héroïques & ignorans.

Puisque le desir de s'enrichir & celui de jouir de ses richesses sont dans la nature humaine dès qu'elle est en société; puisque ces desirs soutiennent, enrichissent, vivifient toutes les grandes sociétés; puisque le luxe est un bien, & que par lui même il ne fait aucun mal, il ne faut donc ni comme philosophe ni comme souverain attaquer le luxe en lui - même.

Le souverain corrigera les abus qu'on peut en faire & l'excès où il peut être parvenu, quand il réformera dans l'administration ou dans la constitution les fautes ou les défauts qui ont amené cet excès ou ces abus.

Dans un pays où les richesses se seroient entassées en masse dans une capitale, & ne se partageroient qu'entre un petit nombre de citoyens chez lesquels regneroit sans doute le plus grand luxe, ce seroit une grande absurdité de mettre tout - à - coup les hommes opulens dans la nécessité de diminuer leur luxe; ce seroit fermer les canaux par où les richesses peuvent revenir du riche au pauvre; & vous réduiriez au desespoir une multitude innombrable de citoyens que le luxe fait vivre; ou bien ces citoyens, étant des artisans moins attachés à leur patrie que l'agriculture, ils passeroient en foule chez l'étranger.

Avec un commerce aussi étendu, une industrie aussi universelle, une multitude d'arts perfectionnés, n'espérez pas aujourd'hui ramener l'Europe à l'ancienne simplicité; ce seroit la ramener à la foiblesse & à la barbarie. Je prouverai ailleurs combien le luxe ajoute au bonheur de l'humanité; je me flatte qu'il résulte de cet article que le luxe contribue à la grandeur & à la force des états, & qu'il faut l'encourager, l'éclairer & le diriger.

Il n'y a qu'une espece de lois somptuaires qui ne soit pas absurde, c'est une loi qui chargeroit d'impôts une branche de luxe qu'on tireroit de l'étranger, ou une branche de luxe qui favoriseroit trop un genre d'industrie aux dépens de plusieurs autres; il y a même des tems où cette loi pourroit être dangereuse.

Toute autre loi somptuaire ne peut être d'aucune utilité; avec des richesses trop inégales, de l'oisiveté dans les riches, & l'extinction de l'esprit patriotique, le luxe passera sans cesse d'un abus à un autre: si vous lui ôtez un de ses moyens, il le remplacera par un autre également contraire au bien général.

Des princes qui ne voyoient pas les véritables causes du changement dans les moeurs, s'en sont pris tantôt à un objet de luxe, tantôt à l'autre: commodités, fantaisies, beaux - arts, philosopie, tout a été proscrit tour - à - tour par les empereurs romains & grecs; aucun n'a voulu voir que le luxe ne faisoit

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