ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Il y a des pays où le gouvernement a pris encore d'autres moyens pour augmenter l'inégalité des richesses, & dans lesquels on a donné; on a continué des privileges exclusifs aux entrepreneurs de plusieurs manufactures, à quelques citoyens pour faire valoir des colonies, & à quelques compagnies pour faire seuls un riche commerce. Dans d'autres pays, à ces sautes on a ajouté celle de rendre lucratives à l'excès les charges de finance qu'il salloit honorer.

On a par tous ces moyens donné naissance à des fortunes odieuses & rapides: si les hommes favorisés qui les ont saites n'avoient pas habité la capitale avant d'être riches, ils y seroient venus depuis comme au centre du pouvoir & des plaisirs, il ne leur reste à desirer que du crédit & des jouissances, & c'est dans la capitale qu'ils viennent les chercher: il faut voir ce que doit produire la réunion de tant d'hommes opulens dans le même lieu.

Les hommes dans la société se comparent continuellement les uns aux autres, ils tentent sans cesse à établir dans leur propre opinion, & ensuite dans celle des autres, l'idée de leur supériorité: cette rivalité devient plus vive entre les hommes qui ont un mérite du même genre; or il n'y a qu'un gouvernement qui ait rendu, comme celui de Sparte, les richesses inutiles, où les hommes puissent ne pas se faire un mérite de leurs richesses; des qu'ils s'en font un mérite, ils doivent faire des essorts pour paroître riches; il doit donc s'introduire dans toutes les conditions une dépense excessive pour la fortune de chaque particulier, & un luxe qu'on appelle de bienséance: sans un immense superflu chaque condition se croit misérable.

Il faut observer que dans presque toute l'Europe l'émulation de paroitre riche, & la considération pour les richesses ont dû s'introduire indépendamment des causes si naturelles dont je viens de parler; dans les tems de barbarie où le commerce étoit ignoré, & où des manufactures grossieres n'enrichissoient pas les fabriquans, il n'y avoit de richesses que les fonds de terre, les seuls hommes opulens étoient les grands propriétaires; or ces grands prop iétaires étoient des seigneurs de fiess. Les lois des fiefs, le droit de posseder seuls certains biens maintenoient les richesses entre les mains des nobles, mais les progres du commerce, de l'industrie & du luxe ayant créé, pour ainsi dire, un nouveau genre de richesies qui furent le partage du roturier, le peuple accoûtumé à respecter l'opulence dans ses supérieurs, la respecta dans ses egaux: ceux - ci crurent s'égaler aux grands en imitant leur faste; les grands crurent voir tomber l'hiérarchie qui les élevoit au - dessus du peuple, ils augmenterent leur dépense pour conserver leurs distinctions, c'est alors que le luxe de bienséance devint onéreux pour tous les états & dangereux pour les moeurs. Cette situation des hommes fit dégénérer l'envie de s'enrichir en excessive cupidité; elle devint dans quelques pays la passion dominante, & fit taire les passions nobles qui ne devoient point la détruire mais lui commander.

Quand l'extrème cupidité remue tous les coeurs, les enthousiatmes vertueux disparoissent, cette extrème cupidité ne va point - sans l'esprit de propriété le plus excessif, l'ame s'éteint alors, car elle s'éteint quand elle se concentre.

Le gouvernement embarrassé ne peut plus récompenser que par des sommes immenses ceux qu'il récompensoit par de légeres marques d'honneur.

Les impôts multiplies se multiplient encore, & pesent sur les fonds de terre & sur l'industrie nécessaire, qu'il est plus aisé de taxer que le luxe, soit que par ses continuelles vicissitudes il échappe au gouvernement, soit que les hommes les plus riches ayent le crédit de s'affranchir des impôts, il est mo<cb-> ralement impossible qu'ils n'ayent pas plus de crédit qu'ils ne devroient en avoir; plus leurs fortunes sont fondées sur des abus & ont été excessives & rapides, plus ils ont besoin de crédit & de moyens d'en obtenir. Ils cherchent & réussissent à corrompre ceux qui sont faits pour les réprimer.

Dans une république, ils tentent les magistrats, les administrateurs: dans une monarchie, ils présentent des plaisirs & des richesses à cette noblesse, dépositaire de l'esprit national & des moeurs, comme les corps de magistrature sont les dépositaires des lois.

Un des effets du crédit des hommes riches quand les richesses sont inégalement partagées, un effet de l'usage fastueux des richesses, un effet du besoin qu'on a des hommes riches, de l'autorité qu'ils prennent, des agrémens de leur société, c'est la confusion des rangs dont j'ai déjà dit un mot; alors le perdent le ton, la décence, les distinctions de chaque état, qui servent plus qu'on ne pense à conserver l'esprit de chaque état; quand on ne tient plus aux marques de son rang, on n'est plus attaché à l'ordre général; c'est quand on ne veut pas remplir les devoirs de son état, qu'on néglige un extérieur, un ton, des manieres qui rappelleroient l'idée de ces devoirs aux autres & à soi - même. D'ailleurs on ne conduit le peuple ni par des raisonnemens, ni par des definitions; il faut imposer à ses sens, & lui annoncer par des marques distinctives son souverain, les grands, les magistrats, les ministres de la religion; il faut que leur extérieur annonce la puissance, la bonté, la gravité, la sainteté, ce qu'est ou ce que doit être un homme d'une certaine classe, le citoyen revétu d'une certaine dignite: par conséquent l'emploi des richesses qui donneroit au magistrat l'équipage d'un jeune seigneur, l'attirail de la mollesse & la parure affectée au guerrier, l'air de la dissipation au prêtre, le cortege de la grandeur au simple citoyen, affoibliroit nécessairement dans le peuple l'impression que doit faire sur lui la présence des hommes destinés à le conduire, & avec les bienséances de chaque état, on verroit s'effacer jusqu'à la moindre trace de l'ordre général, rien ne poutroit rappeller les riches à des devoirs, & tout les avertiroit de jouir.

Il est moralement nécessaire que l'usage des richesses soit contraire au bon ordre & aux moeurs. Quand les richesses sont acquises sans travail ou par des abus, les nouveaux riches se donnent promptement la jouissance d'une fortune rapide, & d'abord s'accoûtument à l'inaction & au besoin des dissipations frivoles: odieux à la plûpart de leurs concitoyens, auxquels ils ont été injustement préferés, aux fortunes desquels ils ont été des obstacles, ils ne cherchent point à obtenir d'eux ce qu'ils ne pourroient en espérer, l'estime & la bienveillance; ce sont sur - tout les fortunes des monopoleurs, des administrateurs & receveurs des fonds publics qui sont les plus odieuses, & par conséquent celles dont on est le plus tenté d'abuser. Après avoir sacrifié la vertu & la réputation de probité aux desirs de s'enrichir, on ne s'avise guère de faire de ses richesses un usage vertueux, on cherche à couvrir sous le faste & les décorations du luxe, l'origine de sa famille & celle de sa fortune, on cherche à perdre dans les plaisirs le souvenir de ce qu'on a fait & de ce qu'on a été.

Sous les premiers empereurs, des hommes d'une autre classe que ceux dont je viens de parler, étoient rassemblés dans Rome où ils venoient apporter les dépouilles des provinces assujetties; les patriciens se succedoient dans les gouvernemens de ces provinces, beaucoup même ne les habitoient pas, & se contentoient d'y faire quelques voyages; le questeur pilloit [p. 768] pour lui & pour le proconsul que les empereurs aimoient à retenir dans Rome, sur - tout s'il étoit d'une famille puissante; là le patricien n'avoit à espérer ni crédit ni part au gouvernement qui étoit entre les mains des affranchis, il se livroit donc à la mollesse & aux plaisirs; on ne trouvoit plus rien de la force & de la fierté de l'ancienne Rome, dans des sénateurs qui achetoient la sécurité par l'avilissement; ce n'étoit pas le luxe qui les avoit avilis, c'étoit la tyrannie; comme la passion des spectacles n'auroit pas sait monter sur le théâtre les sénateurs & les empereurs, si l'oubli parfait de tout ordre, de toute décence & de toute dignité n'avoit précédé & amené cette passion.

S'il y avoit des gouvernemens où le législateur auroit trop fixé les grands dans la capitale; s'ils avoient des charges, des commandemens, &c. qui ne leur donneroient rien à faire; s'ils n'étoient pas obligés de mériter par de grands services leurs places & leurs honneurs; si on n'excitoit pas en eux l'émulation du travail & des vertus; si enfin on leur laissoit oublier ce qu'ils doivent à la patrie, contens des avantages de leurs richesses & de leur rang, ils en abuseroient dans l'oisiveté.

Dans plusieurs pays de l'Europe, il y a une sorte de propriété qui ne demande au propriétaire ni soins économiques, ni entretien, je veux parler des dettes nationnales, & cette sorte de biens est encore très propre à augmenter, dans les grandes villes, les desordres qui sont les effets nécessaires d'une extrème opulence unie à l'oisiveté.

De ces abus, de ces fautes, de cet état des choses dans les nations, voyez quel caractere le luxe doit prendre, & quels doivent être les caracteres des différens ordres d'une nation.

Chez les habitans de la campagne, il n'y a nulle élévation dans les sentimens, il y a peu de ce courage qui tient à l'estime de soi - même, au sentiment de ses forces; leurs corps ne sont point robustes, ils n'ont nul amour pour la patrie qui n'est pour eux que le théâtre de leur avilissement & de leurs larmes: chez les artisans des villes il y a la même bassesse d'ame, ils sont trop près de ceux qui les méprisent pour s'estimer eux - mêmes; leurs corps énervés par les travaux sédentaires, sont peu propres à soutenir les fatigues. Les lois qui dans un gouvernement bien reglé font la sécurité de tous, dans un gouvernement où le grand nombre gémit sous l'oppression, ne sont pour ce grand nombre qu'une barriere qui lui ôte l'espérance d'un meilleur état; il doit desirer une plus grande licence plûtôt que le rétablissement de l'ordre: voilà le peuple, voici les autres classes.

Celle de l'état intermédiaire, entre le peuple & les grands, composée des principaux artisans du luxe, des hommes de finance & de commerce, & de presque tous ceux qui occupent les secondes places de la société, travaille sans cesse pour passer d'une fortune médiocre à une plus grande; l'intrigue & la friponnerie sont souvent ses moyens: lorsque l'habitude des sentimens honnêtes ne retient plus dans de justes bornes la cupidité & l'amour effréné de ce qu'on appelle plaisirs, lorsque le bon ordre & l'exemple n'impriment pas le respect & l'amour de l'honnêteté, le second ordre de l'état réunit ordinairement les vices du premier & du dernier.

Pour les grands, riches sans fonctions, décorés sans occupations, ils n'ont pour mobile que la fuite de l'ennui, qui ne donnant pas même des goûts, fait passer l'ame d'objets en objets, qui l'amusent sans la remplir & sans l'occuper; on a dans cet état non des enthousiasmes, mais des enjouemens pour tout ce qui promet un plaisir: dans ce torrent de modes, de fantaisies, d'amusemens, dont aucun ne dure, & dont l'un détruit l'autre, l'ame perd jusqu'à la force de jouir, & devient aussi incapable de sentir le grand & le beau que de le produire; c'est alors qu'il n'est plus question de savoir lequel est le plus estimable de Corbulon ou de Traséas, mais si on donnera la préférence à Pilade ou à Batvlle, c'est alors qu'on abandonne la Médée d'Ovide, le Thieste de Varus, & les pieces de Térence pour les farces de Labérius; les talens politiques & militaires tombent peu à peu, ainsi que la philosophie, l'éloquence, & tous les arts d'imitation: des hommes frivoles qui ne font que jouir, ont épuisé le beau & cherchent l'extraordinaire; alors il entre de l'incertain, du recherché, du puérile dans les idées de la perfection; de petites ames qu'étonnent & humilient le grand & le fort, leur préferent le petit, le bouffon, le ridicule, l'affecté; les talens qui sont le plus encouragés sont ceux qui flattent les vices & le mauvais goût, & ils perpétuent ce desordre général que n'a point amené le luxe, mais qui a corrompu le luxe & les moeurs.

Le luxe desordonné se détruit lui - même, il épuise ses sources, il tarit ses canaux.

Les hommes oisifs qui veulent passer sans intervalle d'un objet de luxe à l'autre, vont chercher les productions & l'industrie de toutes les parties du monde: les ouvrages de leurs nations passent de mode chez eux, & les artisans y sont découragés: l'Egypte, les côtes d'Afrique, la Grece, la Syrie, l'Espagne, servoient au luxe des Romains sous les premiers empereurs, & ne lui suffisoient pas.

Le goût d'une dépense excessive répandu dans toutes les classes des citoyens, porte les ouvriers à exiger un prix excessif de leurs ouvrages. Indépendamment de ce goût de dépense, ils sont forcés à hausser le prix de la main - d'oeuvre, parce qu'ils habitent les grandes villes, des villes opulentes, où les denrées nécessaires ne sont jamais à bon marché: bientôt des nations plus pauvres & dont les moeurs sont plus simples, font les mêmes choses; & les débitant à un prix plus bas, elles les débitent de préférence. L'industrie de la nation même, l'industrie du luxe diminue, sa puissance s'affoiblit, ses villes se dépeuplent, ses richesses passent à l'étranger, & d'ordinaire il lui reste de la mollesse, de la langueur, & de l'habitude à l'esclavage.

Après avoir vu quel est le caractere d'une nation où regnent certains abus dans le gouvernement; après avoir vu que les vices de cette nation sont moins les effets du luxe que de ces abus, voyons ce que doit être l'esprit national d'un peuple qui rassemble chez lui tous les objets possibles du plus grand luxe, mais que sait maintenir dans l'ordre un gouvernement sage & vigoureux, également attentif à conserver les véritables richesses de l'état & les moeurs.

Ces richesses & ces moeurs sont le fruit de l'aisance du grand nombre, & sur - tout de l'attention extrème de la part du gouvernement à diriger toutes ses opérations pour le bien général, sans acceptions ni de classes ni de particuliers, & de se parer sans cesse aux yeux du public de ces intentions vertueuses.

Partout ce grand nombre est ou doit être composé des habitans de la campagne, des cultivateurs; pour qu'ils soient dans l'aisance, il faut qu'ils soient laborieux; pour qu'ils soient laborieux, il faut qu'ils aient l'espérance que leur travail leur procurera un état agréable; il faut aussi qu'ils en aient le desir. Les peuples tombés dans le découragement, se contentent volontiers du simple nécessaire, ainsi que les habitans de ces contrées fertiles où la nature donne tout, & où tout languit, si le législateur ne sait point introduire la vanité & à la suite un peu de luxe. Il faut qu'il y ait dans les villages, dans les plus petits bourgs, des manufactures d'ustensiles, d'étoffes, &c.

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