ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"765"> bre; mais le despote ne peut parvenir au pouvoir arbitraire sans avoir corrompu ce petit nombre.

Athènes, dit - on, a perdu sa force & ses vertus après la guerre du Péloponnese, époque de ses richesses & de son luxe. Je trouve une cause réelle de la décadence d'Athènes dans la puissance du peuple & l'avilissement du sénat; quand je vois la puissance exécutrice & la puissance législative entre les mains d'une multitude aveugle, & que je vois en même tems l'aréopage sans pouvoir, je juge alors que la république d'Athènes ne pouvoit conserver ni puissance ni bon ordre; ce fut en abaissant l'aréopage, & non pas en édifiant les théatres, que Péricles perdit Athènes. Quant aux moeurs de cette république, elle les conserva encore long - tems, & dans la guerre qui la détruisit elle manqua plus de prudence que de vertus, & moins de moeurs que de bon sens.

L'exemple de l'ancienne Rome, cité avec tant de confiance par les censeurs du luxe, ne m'embarrasseroit pas davantage. Je verrois d'abord les vertus de Rome, la force & la simplicité de ses moeurs naître de son gouvernement & de sa situation: mais ce gouvernement devoit donner aux romains de l'inquiétude & de la turbulence; il leur rendoit la guerre néessaire, & la guerre entretenoit en eux la force des moeurs & le fanatisme de la patrie. Je verrois que dans le tems que Carnéades vint à Rome, & qu'on y transportoit les statues de Corinthe & d'Athènes, il y avoit dans Rome deux partis, dont l'un devoit subjuguer l'autre, dès que l'état n'auroit plus rien à craindre de l'étranger. Je verrois que le parti vainqueur, dans cet empire immense, devoit nécessairement le conduire au despotisme ou à l'anarchie; & que quand même on n'auroit jamais vu dans Rome ni le luxe & les richesses d'Antiochus & de Carthage, ni les philosophes & les chef - d'oeuvres de la Grece, la république romaine n'étant constituée que pour s'agrandir sans cesse, elle seroit tombée au moment de sa grandeur.

Il me semble que si pour me prouver les dangers du luxe, on me citoit l'Asie plongée dans le luxe, la misere & les vices; je demanderois qu'on me fît voir dans l'Asie, la Chine exceptée, une seule nation où le gouvernement s'occupât des moeurs & du bonheur du grand nombre de ses sujets.

Je ne serois pas plus embarrassé par ceux qui, pour prouver que le luxe corrompt les moeurs & affoiblit les courages, me montreroient l'Italie moderne qui vit dans le luxe, & qui en effet n'est pas guerriere. Je leur dirois que si l'on fait abstraction de l'esprit militaire qui n'entre pas dans le caractere des Italiens, ce caractere vaut bien celui des autres nations. Vous ne verrez nulle part plus d'humanité & de bienfaisance, nulle part la société n'a plus de charmes qu'en Italie, nulle part on ne cultive plus les vertus privées. Je dirois que l'Italie, soumise en partie à l'autorité d'un clergé qui ne prêche que la paix, & d'une république où l'objet du gouvernement est la tranquillité, ne peut absolument être guerriere. Je dirois même qu'il ne lui serviroit à rien de l'être; que les hommes ni les nations n'ont que foiblement les vertus qui leur sont inutiles; que n'étant pas unie sous un seul gouvernement; enfin qu'étant située entre quatre grandes puissances, telles que le Turc, la maison d'Autriche, la France & l'Espagne, l'Italie ne pourroit, quelles que fussent ses moeurs, résister à aucune de ces puissances; elle ne doit donc s'occuper que des lois civiles, de la police, des arts, & de tout ce qui peut rendre la vie tranquille & agréable. Je conclurois que ce n'est pas le luxe, mais sa situation & la nature de ses gouvernemens qui empêchent l'Italie d'avoir des moeurs fortes & les vertus guerrieres.

Après avoir vu que le luxe pourroit bien n'avoir pas été la cause de la chûte ou de la prospérité des ompires & du caractere de certaines nations; j'examinerois si le luxe ne doit pas être relatif à la situation des peuples, au genre de leurs productions, à la situation, & au genre de productions de leurs voisins.

Je dirois que les Hollandois, facteurs & colporteurs des nations, doivent conserver leur frugalité, sans laquelle ils ne pourroient fournir à bas prix le fret de leurs vaisseaux, & transporter les marchandises de l'univers.

Je dirois que si les Suisses tiroient de la France & de l'Italie beaucoup de vins, d'étoffes d'or & de soie, des tableaux, des statues & des pierres précieuses, ils ne tireroient pas de leur sol stérile de quoi rendre en échange à l'étranger, & qu'un grand luxe ne peut leur être permis que quand leur industrie aura réparé chez eux la disette des productions du pays.

En supposant qu'en Espagne, en Portugal, en France, la terre fût mal cultivée, & que les manufactures de premiere ou seconde nécessité fussent négligées, ces nations seroient encore en état de soutenir un grand luxe.

Le Portugal, par ses mines du Brésil, ses vins & ses colonies d'Afrique & d'Asie, aura toujours de quoi fournir à l'étranger, & pourra figurer entre les nations riches.

L'Espagne, quelque peu de travail & de culture qu'il y ait dans sa métropole & ses colonies, aura toujours les productions des contrées fertiles qui composent sa domination dans les deux mondes; & les riches mines du Mexique & du Potozi soutiendront chez eiles le luxe de la cour & celui de la superstition.

La France, en laissant tomber son agriculture & ses manufactures de premiere ou seconde nécessité, auroit encore des branches de commerce abondantes en richesses; le poivre de l'Inde, le sucre & le caffé de ses colonies, ses huiles & ses vins, lui fourniroient des échanges à donner à l'étranger, dont elle tireroit une partie de son luxe; elle soutiendroit encore ce luxe par ses modes: cette nation long tems admirée de l'Europe en est encore imitée aujourd'hui. Si jamais son luxe étoit excessif, relativement au produit de ses terres & de ses manufactures de premiere ou seconde nécessité, ce luxe seroit un remede à lui - même, il nourriroit une multitude d'ouvriers de mode, & retarderoit la ruine de l'état.

De ces observations & de ces réflexions je conclurois, que le luxe est contraire ou favorable à la richesse des nations, selon qu'il consomme plus ou moins le produit de leur sol & de leur industrie, ou qu'il consomme le produit du sol & de l'industrie de l'étranger, qu'il doit avoir un plus grand ou un plus petit nombre d'objets, selon que ces nations ont plus ou moins de richesses: le luxe est à cet égard pour les peuples ce qu'il est pour les particuliers, il faut que la multitude des jouissances soit proportionnée aux moyens de jouir.

Je verrois que cette envie de jouir dans ceux qui ont des richesses, & l'envie de s'enrichir dans ceux qui n'ont que le nécessaire, doivent exciter les arts & toute espece d'industrie. Voilà le premier effet de l'instinct & des passions qui nous menent au luxe & du luxe même ; ces nouveaux arts, cette augmentation d'industrie, donnent au peuple de nouveaux moyens de subsistance, & doivent par conséquent augmenter la population; sans luxe il y a moins d'échanges & de commerce; sans commerce les nations doivent être moins peuplées; celle qui n'a dans son sein que des laboureurs, doit avoir moins d'hommes que celle qui entretient des laboureurs, des matelots, des ouvriers en étoffes. La Sicile qui [p. 766] n'a que peu de luxe est un des pays les plus fertiles de la terre, elle est sous un gouvernement modéré, & cependant elle n'est ni riche ni peuplée.

Après avoir vû que les passions qui inspirent le luxe, & le luxe même, peuvent être avantageux à la population & à la richesse des états, je ne vois pas encore comment ce luxe & ces passions doivent être contraires aux moeurs. Je ne puis cependant me dissimuler que dans quelques parties de l'univers, il y a des nations qui ont le plus grand commerce & le plus grand luxe, & qui perdent tous les jours quelque chose de leur population & de leurs moeurs.

S'il y avoit des gouvernemens établis sur l'égalité parfaite, sur l'uniformité de moeurs, de manieres, & d'état entre tous les citoyens, tels qu'ont été à peu près les gouvernemens de Sparte, de Crete, & de quelques peuples qu'on nomme Sauvages, il est certain que le desir de s'enrichir n'y pourroit être innocent. Quiconque y desireroit de rendre sa fortune meilleure que celle de ses concitoyens, auroit déjà cessé d'aimer les lois de son pays & n'auroit plus la vertu dans le coeur.

Mais dans nos gouvernemens modernes, où la constitution de l'état & des lois civiles encouragent & assurent les propriétés: dans nos grands états où il faut des richesses pour maintenir leur grandeur & leur puissance, il semble que quiconque travaille à s'enrichir soit un homme utile à l'état, & que quiconque étant riche veut jouir soit un homme raisonnable; comment donc concevoir que des citoyens, en cherchant à s'enrichir & à jouir de leurs richesses, ruinent quelquefois l'état & perdent les moeurs?

Il faut pour résoudre cette difficulté se rappeller les objets principaux des gouvernemens.

Ils doivent assurer les propriétés de chaque citoyen; mais comme ils doivent avoir pour but la conservation du tout, les avantages du plus grand nombre, en maintenant, en excitant même dans les citoyens l'amour de la propriété, le desir d'augmenter ses propriétés & celui d'en jouir; ils doivent y entretenir, y exciter l'esprit de communauté, l'esprit patriotique; ils doivent avoir attention à la maniere dont les citoyens veulent s'enrichir & à celle dont ils peuvent jouir; il faut que les moyens de s'enrichir contribuent à la richesse de l'état, & que la maniere de jouir soit encore utile à l'état; chaque propriété doit servir à la communauté; le bien - être d'aucun ordre de citoyens ne doit être sacrifié au bien - être de l'autre; enfin le luxe & les passions qui menent au luxe doivent être subordonnés à l'esprit de communauté, aux biens de la communauté.

Les passions qui menent au luxe ne sont pas les seules nécessaires dans les citoyens; elles doivent s'allier à d'autres, à l'ambition, à l'amour de la gloire, à l'honneur.

Il faut que toutes ces passions soient subordonnées à l'esprit de communauté; lui seul les maintient dans l'ordre, sans lui elles porteroient à de fréquentes injustices & feroient des ravages.

Il faut qu'aucune de ces passions ne détruise les autres, & que toutes se balancent; si le luxe avoit éteint ces passions, il deviendroit vicieux & funeste, & alors il ne se rapporteroit plus à l'esprit de communauté: mais il reste subordonné à cet esprit, à moins que l'administration ne l'en ait rendu indépendant, à moins que dans une nation où il y a des richesses, de l'industrie & du luxe, l'administration n'ait éteint l'esprit de communauté.

Enfin par - tout où je verrai le luxe vicieux, partout où je verrai le desir des richesses & leur usage contraire aux moeurs & au bien de l'état, je dirai que l'esprit de communauté, cette base nécessaire sur laquelle doivent agir tous les ressorts de la société s'est anéanti par les fautes du gouvernement, je dirai que le luxe utile sous une bonne administration, ne devient dangereux que par l'ignorance ou la mauvaise volonté des administrateurs, & j'examinerai le luxe dans les nations où l'ordre est en vigueur, & dans celles où il s'est affoibli.

Je vois d'abord l'agriculture abandonnée en Italie sous les premiers empereurs, & toutes les provinces de ce centre de l'empire romain couvertes de pares, de maisons de campagne, de bois plantés, de grands chemins, & je me dis qu'avant la perte de la liberté & le renversement de la constitution de l'état, les principaux sénateurs, dévorés de l'amour de la patrie, & occupés du soin d'en augmenter la force & la population, n'auroient point acheté le patrimoine de l'agriculteur pour en faire un objet de luxe, & n'auroient point converti leurs fermes utiles en maisons de plaisance: je suis même assuré que si les campagnes d'Italie n'avoient pas été partagées plusieurs fois entre les soldats des partis de Sylla, de César & d'Auguste qui négligeoient de les cultiver, l'Italie même sous les empereurs, auroit conservé plus long - tems son agriculture.

Je porte mes yeux sur des royaumes où regne le plus grand luxe, & où les campagnes deviennent des deserts; mais avant d'attribuer ce malheur au luxe des villes, je me demande quelle a été la conduite des administrateurs de ces royaumes; & je vois de cette conduite naître la dépopulation attribuée au luxe, j'en vois naître les abus du luxe même.

Si dans ces pays on a surchargé d'impôts & de corvées les habitans de la campagne; si l'abus d'une autorité légitime les a tenus souvent dans l'inquiétude & dans l'avilissement; si des monopoles ont arrêté le débit de leurs denrées; si on a fait ces fautes & d'autres dont je ne veux point parler, une partie des habitans des campagnes a dû les abandonner pour chercher la subsistance dans les villes; ces malheureux y ont trouvé le luxe, & en se consacrant à son service, ils ont pu vivre dans leur patrie. Le luxe en occupant dans les villes les habitans de la campagne n'a fait que retarder la dépopulation de l'état, je dis retarder & non empêcher, parce que les mariages sont rares dans des campagnes misérables, & plus rares encore parmi l'espece d'hommes qui se réfugient de la campagne dans les villes: ils arrivent pour apprendre à travailler aux arts de luxe, & il leur faut un tems considérable avant qu'ils se soient mis en état d'assurer par leur travail la subsistance d'une famille, ils laissent passer les momens où la nature sollicite fortement à l'union des deux sexes, & le libertinage vient encore les détourner d'une union légitime. Ceux qui prennent le parti de se donner un maître sont toujours dans une situation incertaine, ils n'ont ni le tems ni la volonté de se marier; mais si quelqu'un d'eux fait un établissement, il en a l'obligation au luxe & à la prodigalité de l'homme opulent.

L'oppression des campagnes suffit pour avoir établi l'extrème inégalité des richesses dont on attribue l'origine au luxe, quoique lui seul au contraire puisse rétablir une sorte d'équilibre entre les fortunes: le paysan opprimé cesse d'être propriétaire, il vend le champ de ses peres au maître qu'il s'est donné, & tous les biens de l'état passent insensiblement dans un plus petit nombre de mains.

Dans un pays où le gouvernement tombe dans de si grandes erreurs, il ne faut pas de luxe pour éteindre l'amour de la patrie ou la faire haïr au citoyen malheureux, on apprend aux autres qu'elle est indifférente pour ceux qui la conduisent, & c'est assez pour que personne ne l'aime plus avec passion.

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