ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
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de l'instinct moral sont aussi fortes que celles de l'instinctanimal
dans les brutes. Le cas est différent. Dans
la brute, l'instinct étant le seul principe d'action, a
une force invincible: mais dans l'homme, ce n'est à
proprement parler, qu'un pressentiment officieux,
dont l'utilité est de concilier la raison avec les passions,
qui toutes à leur tour déterminent la volonté.
Il doit donc être d'autant plus foible, qu'il partage
avec plusieurs autres principes, le pouvoir de nous
faire agir. La chose même ne pouvoit être autrement,
sans détruire la liberté du choix. Le sentiment
moral est si délicat, & tellement entre - lacé dans la
constitution de la nature humaine; il est d'ailleurs si
aisément & si fréquemment effacé, que quelques personnes
n'en pouvant point découvrir les traces dans
quelques - unes des actions les plus communes, en
ont nié l'existence. Il demeure presque sans force &
sans vertu, à moins que toutes les passions ne soient
bien tempérées, & en quelque maniere en équilibre. De - là on doit conclurre, que ce principe seul
est trop foible, pour avoir une grande influence sur
la pratique.
Lorsque le sentiment moral est joint à la connoissance
de la différence essentielle des choses, il est
certain qu'il acquiert beaucoup de force; car d'un
côté, cette connoissance sert à distinguer le sentiment
moral d'avec les passions déréglées & vicieuses;
& d'un autre côté, le sentiment moral empêche
qu'en raisonnant sur la différence essentielle des choses,
l'entendement ne s'égare & ne substitue des chimeres
à des réalités. Mais la question est de savoir
si ces deux principes, indépendamment de la volonté
& du commandement d'un supérieur, & par conséquent
de l'attente des récompenses & des peines,
auront assez d'influence sur le plus grand nombre des
hommes pour les déterminer à la pratique de la vertu.
Tous ceux qui ont étudié avec quelque attention,
& qui ont tant soit peu approfondi la nature de
l'homme, ont tous trouvé qu'il ne suffit pas de reconnoître
que la vertu est le souverain bien, pour
être porté à la pratiquer. Il faut qu'on s'en fasse une
application personnelle, & qu'on l'a considere comme
un bien, faisant partie de notre propre bonheur.
Le plaisir de satisfaire une passion qui nous tyrannise
avec force & avec vivacité, & qui a l'amour propre
dans fes intérêts, est communément ce que nous
regardons comme le plus capable de contribuer à
notre satisfaction & à notre bonheur. Les passions
étant très - souvent opposées à la vertu & incompatibles
avec elle; il faut pour contre - balancer leur effet,
mettre un nouveau poids dans la balance de la
vertu; & ce poids ne peut être que les récompenses
ou les peines que la religion propose.
L'intérêt personnel, qui est le principal ressort de
toutes les actions des hommes, en excitant en eux
des motifs de crainte & d'espérance, a produit tous
les desordres qui ont obligé d'avoir recours à la société;
le même intérêt personnel a suggéré les mêmes
motifs pour remédier à ces desordres, autant
que la nature de la société pouvoit le permettre.
Une passion aussi universelle que celle de l'intérêt
personnel, ne pouvant être combattue que par l'opposition
de quelque autre passion aussi forte & aussi
active, le seul expédient dont on ait pû se servir, a
été de la tourner contre elle - même, en l'employant
pour une fin contraire. La société incapable de remédier
par sa propre force aux desordres qu'elle devoit
corriger, a été obligée d'appeller la religion à
son secours, & n'a pû déployer sa force qu'en conséquence
des mêmes principes de crainte & d'espérance.
Mais comme des trois principes qui servent
de base à la morale, ce dernier qui est fondé sur la
volonté de Dieu, & qui manque à un athée, est le
seul qui présente ces puissans motifs: il s'ensuit évi<cb->
demment que la religion, à qui seule on en est redevable,
est absolument nécessaire pour le maintien
de la société; ou, ce qui revient au même, que le
sentiment moral & la connoissance de la différence
essentielle des choses, réunis ensemble, ne sauroient
avoir assez d'influence sur la plûpart des hommes,
pour les déterminer à la pratique de la vertu.
M. Bayle a très - bien compris que l'espérance &
la crainte sont les plus puissans ressorts de la conduite
des hommes. Quoiqu'après avoir distingué la
différence naturelle des choses & leur différence morale,
il les avoit ensuite confondues pour en tirer un
motif qui pût obliger les hommes à la pratique de la
vertu; il a apparemment senti l'inefficacité de ce
motif, puisqu'il en a appellé un autre à son secours,
en supposant que le desir de la gloire & la crainte
de l'infamie suffiroient pour régler la conduite des
athées; & c'est - là le second argument dont il se sert
pour défendre son paradoxe.
« Un homme, dit - il,
destitué de foi peut être fort sensible à l'honneur
du monde, fort avide de loüange & d'encens. S'il
se trouve dans un pays où l'ingratitude & la fourberie
exposent les hommes au méprïs, & où la générosité
& la vertu seront admirées, ne doutez
point qu'il ne fasse profession d'être homme d'honneur,
& qu'il ne soit capable de restituer un dépôt,
quand même on ne pourroit l'y contraindre
par les voies de la justice. La crainte de passer dans
le monde pour un traître & pour un coquin, l'emportera
sur l'amour de l'argent; & comme il y a
des personnes qui s'exposent à mille peines & à
mille périls, pour se venger d'une offense qui leur
a été faite devant très - peu de témoins, & qu'ils
pardonneroient de bon coeur, s'ils ne craignoient
d'encourir quelque infamie dans leur voisinage:
je crois de même, que malgré les oppositions de
son avarice, un homme qui n'a point de religion
est capable de restituer un dépôt qu'on ne pourroit
le convaincre de retenir injustement, lorsqu'il voit
que sa bonne foi lui attirera les éloges de toute une
ville, & qu'on pourroit un jour lui faire des reproches
de son infidélité, ou le soupçonner à tout
le moins d'une chose qui l'empêcheroit de passer
pour un honnête - homme dans l'esprit des autres.
Car c'est à l'estime intérieure des autres que nous
aspirons surtout. Les gestes & les paroles qui marquent
cette estime ne nous plaisent qu'autant que
nous nous imaginons que ce sont des signes de ce
qui se passe dans l'esprit. Une machine qui viendroit
nous faire la révérence, & qui formeroit des
paroles flatteuses, ne seroit guere propre à nous
donner bonne opinion de nous - mêmes; parce que
nous saurions que ce ne seroient pas des signes de
la bonne opinion qu'un autre auroit de notre mérite.
C'est pourquoi celui dont je parle, pourroit
sacrifier son avarice à sa vanité, s'il croyoit seulement
qu'on le soupçonneroit d'avoir violé les lois
sacrées du dépôt. Et s'il se croyoit à l'abri de tout
soupçon, encore pourroit - il bien se résoudre à lâcher
sa prise, par la crainte de tomber dans l'inconvénient
qui est arrivé à quelques - uns, de publier
eux - mêmes leurs crimes pendant qu'ils dormoient,
ou pendant les transports d'une fievre chaude.
Lucrece se sert de ce motif pour porter à la
vertu des hommes sans religion ».
On conviendra avec M. Bayle que le desir de
l'honneur & la crainte de l'infamie sont deux puissans
motifs pour engager les hommes à se conformer aux
maximes adoptées par ceux avec qui ils conversent,
& que les maximes reçûes parmi les nations civilisées,
(non toutes les maximes, mais la plûpart) s'accordent
avec les regles invariables du juste, nonobstant
tout ce que Sextus Empiricus & Montagne ont pû
dire de contraire, appuyés de quelques exemples
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dont ils ont voulu tirer une conséquence trop générale.
La vertu contribuant évidemment au bien du
genre humain, & le vice y mettant obstacle, il n'est
point surprenant qu'on ait chèrché à encourager par
l'estime de la réputation, ce que chacun en particulier
trouvoit tendre à son avantage: & que l'on ait
tâché de décourager par le mépris & l'infamie, ce
qui pouvoit produire un effet opposé. Mais comme il
est certain qu'on peut acquérir la réputation d'honnête
homme, presqu'aussi sûrement & beaucoup plus
aisément & plus promptement, par une hypocrisie
bien concertée & bien soûtenue, que par une pratique
sincere de la vertu; un athée qui n'est retenu par
aucun principe de conscience, choisira sans doute
la premiere voie, qui ne l'empêchera pas de satisfaire
en secret toutes ses passions. Content de paroître vertueux,
il agira en scélérat lorsqu'il ne craindra pas
d'être découvert, & ne consultera que ses inclinations
vicieuses, son avarice, sa cupidité, la passion
criminelle dont il se trouvera le plus violemment dominé.
Il est évident que ce sera là en général le plan
de toute personne qui n'aura d'autre motif pour se
conduire en honnête homme, que le desir d'une réputation
populaire. En effet, des - là que j'ai banni
de mon coeur tout sentiment de religion, je n'ai point
de motif qui m'engage à sacrifier à la vertu mes penchans
favoris, mes passions les plus impérieuses,
toute ma fortune, ma réputation même. Une vertu
détachée de la religion n'est guere propre à me dédommager
des plaisirs véritables & des avantages
réels auxquels je renonce pour elle. Les athées diront - ils
qu'ils aiment la vertu pour elle - même, parce
qu'elle a une beausé essentielle, qui la rend digne
de l'amour de tous ceux qui ont assez de lumieres
pour la reconnoitre? Il est assez étonnant, pour le
dire en passant, que les personnes qui outrent le plus
la piété ou l'irreligion, s'accordent néanmoins dans
leurs prétentions touchant l'amour pur de la vertu:
mais que veut dire dans la bouche d'un athée, que la
vertu a une beauté essentielle? n'est - ce pas là une
expression vuide de sens? Comment pro>veront - ils
que la vertu est belle, & que supposé qu'elle ait une
beauté essentielle, il faut l'aimer, lors même qu'elle
nous est inutile, & qu'elle n'influe pas sur notre félicité?
Si la vertu est belle essentiellement, elle ne
l'est que parce qu'elle entretient l'ordre & le bonheur
dans la société humaine; la vertu ne doit paroitre
belle, par conséquent, qu'à ceux qui par un principe
de religion se croyent indispensablement obligés
d'aimer les autres hommes, & non pas à des géns qui
ne sauroient raisonnablement admettre aucune loi
naturelle, sinon l'amour le plus grossier. Le seul
égard auquel la vertu peut avoir une beauté essentielle
pour un incrédule, c'est lorsqu'elle est possédée
& exercée par les autres hommes, & que parlà
elle sert pour ainsi dire d'asyle aux vices du libertin: ainsi, pour s'exprime> intelligiblement, les incrédules
devroient soûtenir qu'à tout prendre, la
vertu est pour chaque individu humain, plus utile
que le vice, & plus propre à nous conduire vers le
néant d'une maniere commode & agréable. Mais
c'est ce qu'ils ne prouveront jamais. De la maniere
dont les hommes sent faits, il leur en coûte beaucoup
plus pour suivre scrupuleusement la vertu, que pour
se laisser aller au cours impétueux de leurs penchans.
La vertu dans ce monde est obligée de lutter sans cesse
contre mille obstacles qui à chaque pas l'arrêtent;
elle est traversée par un tempérament indocile, &
par des passions sougueuses; mille objets séducteurs
détournent son attention; tantôt victorieuse & tantôt
vaincue, elle ne trouve & dans ses défaites &
dans ses victoires, que des sources de nouvelles guerres,
dont elle ne prévoit pas la fin. Une telle situation
n'est pas seulement triste & mortifiante; il me
semble même qu'elle doit être insupportable, à moins
qu'elle ne soit soûtenue par des motifs de la derniere
force; en un mot, par des motifs aussi puissans que
ceux qu'on tire de la religion.
Par conséquent, quand même un athée ne douteroit
pas qu'une vertu qui joüit tranquillement du fruit
de ses combats, ne soit plus aimable & plus utile
que le vice, il seroit presque impossible qu'il y pût
jamais parvenir. Plaçons un tel homme dans l'âge où
d'ordinaire le coeur prend son parti, & commence à
former son caractere; donnons - lui, comme à un autre
homme, un tempérament, des passions, un certain degré
de lumiere. Il délibere avec lui - même s'il s'abandonnera
au vice, ou s'il s'attachera à la vertu. Dans
cette situation il me semble qu'il doit raisonner à peu
pres de cette maniere.
« Je n'ai qu'une idée confuse
que la vertu tranquillement possédée, pourroit bien
être préférable aux agrémens du vice: mais je
sens que le vice est aimable, utile, fécond en sensations
délicieuses; je vois pourtant que dans plusieurs
occasions il expose à de fâcheux inconvéniens: mais la vertu me paroît sujette en mille rencontres
à des inconvéniens du moins aussi terribles.
D'un autre côté je comprends parfaitement
bien que la route de la vertu est escarpée, & qu'on
n'y avance qu'en se gênant, qu'en se contraignant;
il me faudra des années entieres, avant que de voir
le chemin s'applanir sous mes pas, & avant que
je puisse joüir des effets d'un si rude travail. Ma
premiere jeunesse, cet âge où l'on goûte toutes
sortes de plaisirs avec le plus de vivacité & de
ravissement, ne sera employée qu'à des efforts aussi
rudes que continuels. Quel est donc le grand motif
qui doit me porter à tant de peine & à de si
crueis embarras? Seront - ce les délices qui sortent
du fond de la vertu? Mais je n'ai de ces délices
qu'une tres - foible idée: d'ailleurs je n'ai qu'une
espece d'existence d'emprunt. Si je pouvois me
promettre de joüir pendant un grand nombre
de siecles de la félicité attachée à la vertu, j'aurois
raison de ramasser toutes les forces de mon
ame, pour m'assûrer un bonheur si digne de mes
recherches: mais je ne suis sur de mon être que
durant un seul instant; peut - être que le premier
pas que je ferai dans le chemin de la vertu, me
précipitera dans le tombeau. Quoi qu'il en soit,
le néant m'attend dans un petit nombre d'années;
la mort me saisira peut - être, lorsque je commencerai
à goûter les charmes de la vertu. Cependant
toute ma vie se sera écoulée dans le travail & dans
le desagrément: ne seroit - il pas ridicule que pour
une félicité peut - être chimérique, & qui, si elle est
réelle, n'existera peut - etre jamais pour moi, je renonçasse
à des plaisirs présens, vers lesquels mes passions
m'entraînent, & qui sont de si facile accès,
que je dois employer toutes les forces de ma raison
pour m'en éloigner? Non: le moment où j'existe
est le seul dont la possession me soit assûrée; il est
raisonnable que j'y saisisse tous les agrémens que
je puis y rassembler ».
Il me semble qu'il seroit difficile de trouver dans
ce raisonnement d'un jeune esprit fort, un défaut de
prudence, ou un manque de justesse d'esprit. Le vice
conduit avec un peu de prudence, l'emporte infiniment
sur une vertu exacte qui n'est point soûtenue de
la consolante idée d'un être suprème. Un athée sage
éconôme du vice, peut joüir de tous les avantages
qu'il est possible de puiser dans la vertu considérée
en elle - même; & en même tems il peut éviter tous
les inconvéniens attachés au vice imprudent & à la
rigide vertu. Epicurien circonspect, il ne refusera
rien à ses desirs. Aime - t - il la bonne chere: il contentera
cette passion autant que sa fortune & sa santé le
lui permettront; & il se fera une étude de se conser<pb->
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