ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"806"> de l'instinct moral sont aussi fortes que celles de l'instinctanimal dans les brutes. Le cas est différent. Dans la brute, l'instinct étant le seul principe d'action, a une force invincible: mais dans l'homme, ce n'est à proprement parler, qu'un pressentiment officieux, dont l'utilité est de concilier la raison avec les passions, qui toutes à leur tour déterminent la volonté. Il doit donc être d'autant plus foible, qu'il partage avec plusieurs autres principes, le pouvoir de nous faire agir. La chose même ne pouvoit être autrement, sans détruire la liberté du choix. Le sentiment moral est si délicat, & tellement entre - lacé dans la constitution de la nature humaine; il est d'ailleurs si aisément & si fréquemment effacé, que quelques personnes n'en pouvant point découvrir les traces dans quelques - unes des actions les plus communes, en ont nié l'existence. Il demeure presque sans force & sans vertu, à moins que toutes les passions ne soient bien tempérées, & en quelque maniere en équilibre. De - là on doit conclurre, que ce principe seul est trop foible, pour avoir une grande influence sur la pratique.

Lorsque le sentiment moral est joint à la connoissance de la différence essentielle des choses, il est certain qu'il acquiert beaucoup de force; car d'un côté, cette connoissance sert à distinguer le sentiment moral d'avec les passions déréglées & vicieuses; & d'un autre côté, le sentiment moral empêche qu'en raisonnant sur la différence essentielle des choses, l'entendement ne s'égare & ne substitue des chimeres à des réalités. Mais la question est de savoir si ces deux principes, indépendamment de la volonté & du commandement d'un supérieur, & par conséquent de l'attente des récompenses & des peines, auront assez d'influence sur le plus grand nombre des hommes pour les déterminer à la pratique de la vertu. Tous ceux qui ont étudié avec quelque attention, & qui ont tant soit peu approfondi la nature de l'homme, ont tous trouvé qu'il ne suffit pas de reconnoître que la vertu est le souverain bien, pour être porté à la pratiquer. Il faut qu'on s'en fasse une application personnelle, & qu'on l'a considere comme un bien, faisant partie de notre propre bonheur. Le plaisir de satisfaire une passion qui nous tyrannise avec force & avec vivacité, & qui a l'amour propre dans fes intérêts, est communément ce que nous regardons comme le plus capable de contribuer à notre satisfaction & à notre bonheur. Les passions étant très - souvent opposées à la vertu & incompatibles avec elle; il faut pour contre - balancer leur effet, mettre un nouveau poids dans la balance de la vertu; & ce poids ne peut être que les récompenses ou les peines que la religion propose.

L'intérêt personnel, qui est le principal ressort de toutes les actions des hommes, en excitant en eux des motifs de crainte & d'espérance, a produit tous les desordres qui ont obligé d'avoir recours à la société; le même intérêt personnel a suggéré les mêmes motifs pour remédier à ces desordres, autant que la nature de la société pouvoit le permettre. Une passion aussi universelle que celle de l'intérêt personnel, ne pouvant être combattue que par l'opposition de quelque autre passion aussi forte & aussi active, le seul expédient dont on ait pû se servir, a été de la tourner contre elle - même, en l'employant pour une fin contraire. La société incapable de remédier par sa propre force aux desordres qu'elle devoit corriger, a été obligée d'appeller la religion à son secours, & n'a pû déployer sa force qu'en conséquence des mêmes principes de crainte & d'espérance. Mais comme des trois principes qui servent de base à la morale, ce dernier qui est fondé sur la volonté de Dieu, & qui manque à un athée, est le seul qui présente ces puissans motifs: il s'ensuit évi<cb-> demment que la religion, à qui seule on en est redevable, est absolument nécessaire pour le maintien de la société; ou, ce qui revient au même, que le sentiment moral & la connoissance de la différence essentielle des choses, réunis ensemble, ne sauroient avoir assez d'influence sur la plûpart des hommes, pour les déterminer à la pratique de la vertu.

M. Bayle a très - bien compris que l'espérance & la crainte sont les plus puissans ressorts de la conduite des hommes. Quoiqu'après avoir distingué la différence naturelle des choses & leur différence morale, il les avoit ensuite confondues pour en tirer un motif qui pût obliger les hommes à la pratique de la vertu; il a apparemment senti l'inefficacité de ce motif, puisqu'il en a appellé un autre à son secours, en supposant que le desir de la gloire & la crainte de l'infamie suffiroient pour régler la conduite des athées; & c'est - là le second argument dont il se sert pour défendre son paradoxe. « Un homme, dit - il, destitué de foi peut être fort sensible à l'honneur du monde, fort avide de loüange & d'encens. S'il se trouve dans un pays où l'ingratitude & la fourberie exposent les hommes au méprïs, & où la générosité & la vertu seront admirées, ne doutez point qu'il ne fasse profession d'être homme d'honneur, & qu'il ne soit capable de restituer un dépôt, quand même on ne pourroit l'y contraindre par les voies de la justice. La crainte de passer dans le monde pour un traître & pour un coquin, l'emportera sur l'amour de l'argent; & comme il y a des personnes qui s'exposent à mille peines & à mille périls, pour se venger d'une offense qui leur a été faite devant très - peu de témoins, & qu'ils pardonneroient de bon coeur, s'ils ne craignoient d'encourir quelque infamie dans leur voisinage: je crois de même, que malgré les oppositions de son avarice, un homme qui n'a point de religion est capable de restituer un dépôt qu'on ne pourroit le convaincre de retenir injustement, lorsqu'il voit que sa bonne foi lui attirera les éloges de toute une ville, & qu'on pourroit un jour lui faire des reproches de son infidélité, ou le soupçonner à tout le moins d'une chose qui l'empêcheroit de passer pour un honnête - homme dans l'esprit des autres. Car c'est à l'estime intérieure des autres que nous aspirons surtout. Les gestes & les paroles qui marquent cette estime ne nous plaisent qu'autant que nous nous imaginons que ce sont des signes de ce qui se passe dans l'esprit. Une machine qui viendroit nous faire la révérence, & qui formeroit des paroles flatteuses, ne seroit guere propre à nous donner bonne opinion de nous - mêmes; parce que nous saurions que ce ne seroient pas des signes de la bonne opinion qu'un autre auroit de notre mérite. C'est pourquoi celui dont je parle, pourroit sacrifier son avarice à sa vanité, s'il croyoit seulement qu'on le soupçonneroit d'avoir violé les lois sacrées du dépôt. Et s'il se croyoit à l'abri de tout soupçon, encore pourroit - il bien se résoudre à lâcher sa prise, par la crainte de tomber dans l'inconvénient qui est arrivé à quelques - uns, de publier eux - mêmes leurs crimes pendant qu'ils dormoient, ou pendant les transports d'une fievre chaude. Lucrece se sert de ce motif pour porter à la vertu des hommes sans religion ».

On conviendra avec M. Bayle que le desir de l'honneur & la crainte de l'infamie sont deux puissans motifs pour engager les hommes à se conformer aux maximes adoptées par ceux avec qui ils conversent, & que les maximes reçûes parmi les nations civilisées, (non toutes les maximes, mais la plûpart) s'accordent avec les regles invariables du juste, nonobstant tout ce que Sextus Empiricus & Montagne ont pû dire de contraire, appuyés de quelques exemples [p. 807] dont ils ont voulu tirer une conséquence trop générale. La vertu contribuant évidemment au bien du genre humain, & le vice y mettant obstacle, il n'est point surprenant qu'on ait chèrché à encourager par l'estime de la réputation, ce que chacun en particulier trouvoit tendre à son avantage: & que l'on ait tâché de décourager par le mépris & l'infamie, ce qui pouvoit produire un effet opposé. Mais comme il est certain qu'on peut acquérir la réputation d'honnête homme, presqu'aussi sûrement & beaucoup plus aisément & plus promptement, par une hypocrisie bien concertée & bien soûtenue, que par une pratique sincere de la vertu; un athée qui n'est retenu par aucun principe de conscience, choisira sans doute la premiere voie, qui ne l'empêchera pas de satisfaire en secret toutes ses passions. Content de paroître vertueux, il agira en scélérat lorsqu'il ne craindra pas d'être découvert, & ne consultera que ses inclinations vicieuses, son avarice, sa cupidité, la passion criminelle dont il se trouvera le plus violemment dominé. Il est évident que ce sera là en général le plan de toute personne qui n'aura d'autre motif pour se conduire en honnête homme, que le desir d'une réputation populaire. En effet, des - là que j'ai banni de mon coeur tout sentiment de religion, je n'ai point de motif qui m'engage à sacrifier à la vertu mes penchans favoris, mes passions les plus impérieuses, toute ma fortune, ma réputation même. Une vertu détachée de la religion n'est guere propre à me dédommager des plaisirs véritables & des avantages réels auxquels je renonce pour elle. Les athées diront - ils qu'ils aiment la vertu pour elle - même, parce qu'elle a une beausé essentielle, qui la rend digne de l'amour de tous ceux qui ont assez de lumieres pour la reconnoitre? Il est assez étonnant, pour le dire en passant, que les personnes qui outrent le plus la piété ou l'irreligion, s'accordent néanmoins dans leurs prétentions touchant l'amour pur de la vertu: mais que veut dire dans la bouche d'un athée, que la vertu a une beauté essentielle? n'est - ce pas là une expression vuide de sens? Comment proveront - ils que la vertu est belle, & que supposé qu'elle ait une beauté essentielle, il faut l'aimer, lors même qu'elle nous est inutile, & qu'elle n'influe pas sur notre félicité? Si la vertu est belle essentiellement, elle ne l'est que parce qu'elle entretient l'ordre & le bonheur dans la société humaine; la vertu ne doit paroitre belle, par conséquent, qu'à ceux qui par un principe de religion se croyent indispensablement obligés d'aimer les autres hommes, & non pas à des géns qui ne sauroient raisonnablement admettre aucune loi naturelle, sinon l'amour le plus grossier. Le seul égard auquel la vertu peut avoir une beauté essentielle pour un incrédule, c'est lorsqu'elle est possédée & exercée par les autres hommes, & que parlà elle sert pour ainsi dire d'asyle aux vices du libertin: ainsi, pour s'exprime intelligiblement, les incrédules devroient soûtenir qu'à tout prendre, la vertu est pour chaque individu humain, plus utile que le vice, & plus propre à nous conduire vers le néant d'une maniere commode & agréable. Mais c'est ce qu'ils ne prouveront jamais. De la maniere dont les hommes sent faits, il leur en coûte beaucoup plus pour suivre scrupuleusement la vertu, que pour se laisser aller au cours impétueux de leurs penchans. La vertu dans ce monde est obligée de lutter sans cesse contre mille obstacles qui à chaque pas l'arrêtent; elle est traversée par un tempérament indocile, & par des passions sougueuses; mille objets séducteurs détournent son attention; tantôt victorieuse & tantôt vaincue, elle ne trouve & dans ses défaites & dans ses victoires, que des sources de nouvelles guerres, dont elle ne prévoit pas la fin. Une telle situation n'est pas seulement triste & mortifiante; il me semble même qu'elle doit être insupportable, à moins qu'elle ne soit soûtenue par des motifs de la derniere force; en un mot, par des motifs aussi puissans que ceux qu'on tire de la religion.

Par conséquent, quand même un athée ne douteroit pas qu'une vertu qui joüit tranquillement du fruit de ses combats, ne soit plus aimable & plus utile que le vice, il seroit presque impossible qu'il y pût jamais parvenir. Plaçons un tel homme dans l'âge où d'ordinaire le coeur prend son parti, & commence à former son caractere; donnons - lui, comme à un autre homme, un tempérament, des passions, un certain degré de lumiere. Il délibere avec lui - même s'il s'abandonnera au vice, ou s'il s'attachera à la vertu. Dans cette situation il me semble qu'il doit raisonner à peu pres de cette maniere. « Je n'ai qu'une idée confuse que la vertu tranquillement possédée, pourroit bien être préférable aux agrémens du vice: mais je sens que le vice est aimable, utile, fécond en sensations délicieuses; je vois pourtant que dans plusieurs occasions il expose à de fâcheux inconvéniens: mais la vertu me paroît sujette en mille rencontres à des inconvéniens du moins aussi terribles. D'un autre côté je comprends parfaitement bien que la route de la vertu est escarpée, & qu'on n'y avance qu'en se gênant, qu'en se contraignant; il me faudra des années entieres, avant que de voir le chemin s'applanir sous mes pas, & avant que je puisse joüir des effets d'un si rude travail. Ma premiere jeunesse, cet âge où l'on goûte toutes sortes de plaisirs avec le plus de vivacité & de ravissement, ne sera employée qu'à des efforts aussi rudes que continuels. Quel est donc le grand motif qui doit me porter à tant de peine & à de si crueis embarras? Seront - ce les délices qui sortent du fond de la vertu? Mais je n'ai de ces délices qu'une tres - foible idée: d'ailleurs je n'ai qu'une espece d'existence d'emprunt. Si je pouvois me promettre de joüir pendant un grand nombre de siecles de la félicité attachée à la vertu, j'aurois raison de ramasser toutes les forces de mon ame, pour m'assûrer un bonheur si digne de mes recherches: mais je ne suis sur de mon être que durant un seul instant; peut - être que le premier pas que je ferai dans le chemin de la vertu, me précipitera dans le tombeau. Quoi qu'il en soit, le néant m'attend dans un petit nombre d'années; la mort me saisira peut - être, lorsque je commencerai à goûter les charmes de la vertu. Cependant toute ma vie se sera écoulée dans le travail & dans le desagrément: ne seroit - il pas ridicule que pour une félicité peut - être chimérique, & qui, si elle est réelle, n'existera peut - etre jamais pour moi, je renonçasse à des plaisirs présens, vers lesquels mes passions m'entraînent, & qui sont de si facile accès, que je dois employer toutes les forces de ma raison pour m'en éloigner? Non: le moment où j'existe est le seul dont la possession me soit assûrée; il est raisonnable que j'y saisisse tous les agrémens que je puis y rassembler ».

Il me semble qu'il seroit difficile de trouver dans ce raisonnement d'un jeune esprit fort, un défaut de prudence, ou un manque de justesse d'esprit. Le vice conduit avec un peu de prudence, l'emporte infiniment sur une vertu exacte qui n'est point soûtenue de la consolante idée d'un être suprème. Un athée sage éconôme du vice, peut joüir de tous les avantages qu'il est possible de puiser dans la vertu considérée en elle - même; & en même tems il peut éviter tous les inconvéniens attachés au vice imprudent & à la rigide vertu. Epicurien circonspect, il ne refusera rien à ses desirs. Aime - t - il la bonne chere: il contentera cette passion autant que sa fortune & sa santé le lui permettront; & il se fera une étude de se conser<pb->

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