ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"808"> ver toûjours en état de goûter les mêmes plaisus, avec le même ménagement. La gaieté que le vin répand dans l'ame, a - t - elle de grands charmes pour lui: il essayera les forces de son tempérament, & il observera jusqu'à quel degré il peut soûtenir les délicieuses vapeurs d'un commencement d'ivresse. En un mot il se formera un système de tempérance voluptueuse, qui puisse étendre sur tous les jours de sa vie, des plaisirs non interrompus. Son penchant favori le porte - t - il aux délices de l'amour: il employera toutes sortes de voies pour surprendre la simplicité & pour séduire l'innocence. Quelle raison aura - t - il sur - tout de respecter le sacré lien du mariage? Se fera - t - il un scrupule de dérober à un mari le coeur de son épouse, dont un contrat autorisé par les lois l'a mis seul en possession? Nuliement: son intérêt veut qu'il se regle plûtôt sur les lois de ses desirs, & que profitant des agrémens du mariage, il en laisse le fardeau au malheureux époux.

Il est aisé de voir par ce que je viens de dire, qu'une conduite prudente, mais facile, suffit pour se procurer sans risque mille plaisirs, en manquant à propos de candeur, de justice, d'équité, de générosité, d'humanité, de reconnoissance, & de tout ce qu'on respecte sous l'idée de vertu. Qu'avec tout cet enchaînement de commodités & de plaisirs, dont le vice artificieusement conduit est une source intarissable, on mette en parallele tous les avantages qu'on peut se promettre d'une vertu qui se trouve bornée aux espérances de la vie présente; il est évident que le vice aura sur elle de grands avantages, & qu'il influera beaucoup plus qu'elle sur le bonheur de chaque homme en particulier. En effet, quoique la prudente joüissance des plaisirs des sens puisse s'allier jusqu'à un certain degré avec la vertu même, combien de sources de ces plaisirs n'est - elle pas obligée de fermer? Combien d'occasions de les goûter ne se contraint - elle pas de négliger & d'écarter de son chemin? Si elle se trouve dans la prospérité & dans l'abondance, j'avoue qu'elle y est assez à son aise. Il est certain pourtant que dans les mêmes circonstances, le vice habilement mis en oeuvre a encore des libertés infiniment plus grandes: mais l'appui des biens de la fortune manque - t - il à la vertu? rien n'est plus destitué de ressources que cette triste sagesse. Il est vrai que si la masse générale des hommes étoit beaucoup plus éclairée & dévoüée à la sagesse, une conduite réguliere & vertueuse seroit un moyen de parvenir à une vie douce & commode: mais il n'en est pas ainsi des hommes; le vice & l'ignorance l'emportent, dans la societé humaine, sur les lumieres & sur la sagesse. C'est - là ce qui ferme le chemin de la fortune aux gens de bien, & qui l'élargit pour une espece de sages vicieux. Un athée se sent un amour bisarre pour la vertu, il s'aime pourtant: la bassesse, la pauvreté, le mépris, lui paroissent des maux véritables; le crédit, l'autorité, les richesses, s'offrent à ses desirs comme des biens dignes de ses recherches. Supposons qu'en achetant pour une somme modique la protection d'un grand seigneur, un homme puisse obtenir malgré les lois une charge propre à lui donner un rang dans le monde, à le faire vivre dans l'opulence, à établir & à soûtenir sa famille. Mais peut - il se résoudre à employer un si coupable moyen de s'assûrer un destin brillant & commode? Non: il est forcé de négliger un avantage si considérable, qui sera saisi avec avidité par un homme qui détache la religion de la vertu; ou par un autre qui agissant par principes, secoue en même tems le joug de la religion.

Je ne donnerai point ici un détail étendu de semblables situations, dans lesquelles la vertu est obligée de rejetter des biens très - réels, que le vice adroitement ménagé s'approprieroit sans peine & sans danger: mais qu'il me soit permis de demander à un athée vertueux, par quel motif il se résoud à des sacrifices si tristes. Qu'est - ce que la nature de sa vertu lui peut fournir, qui suffise pour le dédommager de tant de pertes considérables? Est - ce la certitude qu'il fait son devoir? Mais je crois avoir démontré, que son devoir ne consiste qu'à bien ménager ses véritables intérêts pendant une vie de peu de durée. Il sert donc une maîtresse bien pauvre & bien ingrate, qui ne paye ses services les plus pénibles, d'aucun véritable avantage, & qui pour prix du dévoüement le plus parfait, lui arrache les plus flatteuses occasions d'étendre sur toute sa vie les plus doux plaisirs & les plus vifs agrémens.

Si l'athée vertueux ne trouve pas dans la nature de la vertu l'équivalent de tout ce qu'il sacrifie à ce qu'il considere comme son devoir, du moins il le trouvera, direz - vous, dans l'ombre de la vertu, dans la réputation qui lui est si légitimement dûe. Quoiqu'à plusieurs égards la réputation soit un bien réel, & que l'amour qu'on a pour elle, soit raisonnable: j'avouerai cependant que c'est un bien foible avantage, quand c'est l'unique récompensé qu'on attend d'une stérile vertu. Otez les plaisirs que la vanité tire de la réputation, tout l'avantage qu'un athée en peut espérer, n'aboutit qu'à l'amitié, qu'aux caresses & qu'aux services de ceux qui ont formé de son mérite des idées avantageuses. Mais qu'il ne s'y trompe point: ces douceurs de la vie ne trouvent pas une source abondante dans la réputation qu'on s'attire par la pratique d'une exacte vertu. Dans le monde fait comme il est, la réputation la plus brillante, la plus étendue & la plus utile, s'accorde moins à la vraie sagesse, qu'aux richesses, qu'aux dignités, qu'aux grands talens, qu'à la supériorité d'esprit, qu'à la profonde érudition. Que dis - je? un homme de bien se procure - t - il une estime aussi vaste & aussi avantageuse, qu'un homme poli, complaisant, badin, qu'un fin railleur, qu'un aimable étourdi, qu'un agréable débauché? Quelle utile réputation, par exemple, la plus parfaite vertu s'attire - t - elle, lorsqu'elle a pour compagne la pauvreté & la bassesse? Quand par une espece de miracle, elle perce les ténebres épaisses qui l'accablent, sa lumiere frappe - t - elle les yeux de la multitude? Echauffe - t - elle les coeurs des hommes, & les attire - t - elle vers un mérite si digne d'admiration? Nullement. Ce pauvre est un homme de bien; on se contente de lui rendre cette justice en très - peu de mots, & on le laisse joüir tranquillement des avantages foibles & peu enviés qu'il peut tirer de son foible & stérile mérite. Il est vrai que ceux qui ont quelque vertu, préserveront un tel homme de l'affreuse indigence; ils le soûtiendront par de modiques bienfaits: mais lui donneront - ils des marques éclatantes de leur estime? Se lieront - ils avec lui par les noeuds d'une amitié que la vertu peut rendre féconde en plaisirs purs & solides? Ce sont - là des phénomenes qui ne frappent guere nos yeux. Virtus laudatur & alget. On accorde à la vertu quelques loüanges vagues; & presque toûjours on la laisse croupir dans la misere. Si dans les tristes circonstances où elle se trouve, elle cherche du secours dans son propre sein; il faut que par des noeuds indissolubles elle se lie à la religion, qui seule peut lui ouvrir une source inépuisable de satisfactions vives & pures.

Je vais plus loin. Je veux bien supposer les hommes assez sages pour accorder l'estime la plus utile à ce qui s'offre à leur esprit sous l'idée de la vertu. Mais cette idée est - elle juste & claire chez la plûpart des hommes? Le contraire n'est que trop certain. Le grand nombre dont les suffrages décident d'une représentation, ne voit les objets qu'à travers ses passions & ses préjugés. Mille fois le vice usurpe chez [p. 809] lui les droits de la vertu; mille fois la vertu la plus pure s'offrant à son esprit sous le faux jour de la prévention, prend une forme desagréable & triste.

La véritable vertu est resserrée dans des bornes extrèmement étroites. Rien de plus déterminé & de plus fixé qu'elle par les regles que la raison lui prescrit. A droite & à gauche de sa route ainsi limitée, se découvre le vice. Par - là elle est forcée de négliger mille moyens de briller & de plaire, & de s'exposer à paroitre souvent odieuse & méprisable. Elle met au nombre de ses devoirs la douceur, la politesse, la complaisance: mais ces moyens assurés de gagner les coeurs des hommes, sont subordonnés à la justice; ils deviennent vicieux des qu'ils s'échapent de l'empire de cette vertu souveraine, qui seule est en droit de mettre à nos actions & à nos sentimens le sceau de l'honnête.

Il n'en est pas ainsi d'une fausse vertu: faite exprès pour la parade & pour servir le vice ingénieux qui trouve son intérêt à se cacher sous ce voile imposteur, elle peut s'arroger une liberté infiniment plus étendue; aucune regle inalterable ne la gêne. Elle est la maitresse de varier ses maximes & sa conduite selon ses intérêts, & de tendre toujours sans la moindre contrainte vers les récompenses que la gloire lui montre. Il ne s'agit pas pour elle de mériter la réputation, mais de la gagner de quelque maniere que ce soit. Rien ne l'empêche de se prêter aux foiblesses de l'esprit humain. Tout lui est bon, pourvû qu'elle aille à ses fins. Est - il nécessaire pour y parvenir, de respecter les erreurs populaires, de plier sa raison aux opinions favorites de la mode, de changer avec elle de parti, de se prêter aux circonstances & aux préventions publiques: ces efforts ne lui coûtent rien; elle veut être admirée; & pourvû qu'elle réussisse, tous les moyens lui sont égaux.

Mais combien ces vérités deviennent - elles plus sensibles, lorsqu'on fait attention que les richesses & les dignités procurent plus universellement l'estime populaire, que la vertu même! Il n'y a point d'infamie qu'elles n'effacent & qu'elles ne couvrent. Leur éclat tentera toûjours sortement un homme que l'on suppose sans autre principe que celui de la vanité, en lui présentant l'appât flatteur de pouvoir s'enrichir aisément par ses injustices secretes; appât si attrayant qu'en lui donnant les moyens de gagner l'estime extérieure du public, il lui procure en même tems la facilité de satisfaire ses autres passions, & légitime pour ainsi dire les manoeuvres secretes, dont la découverte incertaine ne peut jamais produire qu'un effet passager, promptement oublié, & toûjours réparé par l'éclat des richesses. Car qui ne sait que le commun des hommes (& c'est ce dont il est uniquement question dans cette controverse) se laisse tyranniser par l'opinion ou l'estime populaire? & qui ignore que l'estime populaire est inséparablement attachée aux richesses & au pouvoir? Il est vrai qu'une classe peu nombreuse de personnes, que leurs vertus & leurs lumieres tirent de la foule, oseront lui marquer tout le mépris dont il est digne: mais s'il suit noblement ses principes, l'idée qu'elles auront de son caractere ne troublera ni son repos, ni ses plaisirs. Ce sont de petits génies, indignes de son attention. D'ailleurs les mepris de ce petit nombre de sages & de vertueux peuvent - ils balancer les respects & les soûmissions dont il sera environné, les marques extérieures d'une estime véritable que la multitude lui prodiguera? Il arrivera même qu'un usage un peu généreux qu'il fera de ses thrésors mal acquis, les lui fera adjuger par le vulgaire, & surtout par ceux avec qui il partagera le revenu de ses fourberies.

Après bien des détours, M. Bayle est comme for<cb-> cé de convenir que l'athéisme tend par sa nature à la destruction de la société: mais à chaque pas qu'il cede, il se fait un nouveau retranchement; il prétend donc qu'encore que les principes de l'athéisme puissent tendre au bouleversement de la société, ils ne la ruineroient cependant pas, parce que les hommes n'agissent pas conséquemment à leurs principes, & ne reglent pas leur vie sur leurs opinions. Il avoue que la chose est étrange: mais il soûtient qu'elle n'en est pas moins vraie; & il en appelle pour le fait aux observations du genre humain. « Si cela n'étoit pas, dit - il, comment seroit - il possible que les Chrétiens qui connoissent si clairement par une révélation soûtenue de tant de miracles, qu'il faut renoncer au vice pour être éternellement heureux & pour n'être pas éternellement malheureux; qui ont tant d'excellens prédicateurs, tant de directeurs de conscience, tant de livres de dévotion; comment seroit - il possible parmi tout cela, que les Chrétiens vécussent, comme ils font, dans les plus énormes déreglemens du vice »? Dans un autre endroit en parlant de ce contraste, voici ce qu'il dit: « Ciceron l'a remarqué à l'égard de plusieurs Epicuriens, qui étoient bons amis, honnêtes - gens, & d'une conduite accommodée, non pas aux desirs de la » volupté, mais aux regles de la raison. Ils vivent mieux, dit - il qu'ils ne parlent; au lieu que les autres parlent mieux qu'ils ne vivent. On a fait une semblable remarque sur la conduite des Stoïciens. Leurs principes étoient que toutes choses arrivent par une fatalité si inévitable, que Dieu lui - même ne peut ni n'a jamais pû l'éviter. « Naturellement cela devoit les conduire à ne s'exciter à n'user jamais ni d'exhortations, ni de menaces, ni de censures, ni de promesses. Cependant il n'y a jamais eu de Philosophes qui se soient servis de tout cela plus qu'eux; & toute leur conduite faisoit voir qu'ils se croyoient entierement les maîtres de leur destinée ». De ces différens exemples, M. Bayle conclut que la religion n'est point aussi utile pour réprimer le vice, qu'on le prétend, & que l'athéisme ne cause point le mal que l'on s'imagine, par l'encouragement qu'il donne à la pratique du vice; puisque de part & d'autre, on agit d'une maniere contraire aux principes que l'on fait profession de croire. Il seroit infini, ajoûte - t - il, de parcourir toutes les bisarreries de l'homme; c'est un monslre plus monstrueux que les centaures & la chimere de la fable.

A entendre M. Bayle, l'on seroit tenté de supposer avec lui quelque obscurité mystérieuse dans une conduite si extraordinaire, & de croire qu'il y auroit dans l'homme quelque principe bisarre qui le disposeroit, sans savoir comment, à agir contre ses opinions quelles qu'elles fussent. C'est ce qu'il doit nécessairement supposer, ou ce qu'il dit ne prouve rien de ce qu'il veut prouver. Mais si ce principe, quel qu'il soit, loin de porter l'homme à agir constamment d'une maniere contraire à sa créance, le pousse quelquefois avec violence à agir conformément à ses opinions; ce principe ne favorise en rien l'argument de M. Bayle. Si même après y avoir pensé, l'on trouve que ce principe si mystérieux & si bisarre n'est autre chose que les passions irrégulieres & les desirs dépravés de l'homme, alors bien loin de favoriser l'argument de M. Bayle, il est directement opposé à ce qu'il soûtient: or c'est - là le cas, & heureusement M. Bayle ne sauroit s'empêcher d'en faire l'aveu. Car quoiqu'il affecte communément de donner à la perversité de la conduite des hommes en ce point, un air d'incompréhensibilité, pour cacher le sophisme de son argument; cependant, lorsqu'il n'est plus sur ses gardes, il avoue & déclare naturellement les raisons d'une conduite si extraordinaire. « L'idée générale, dit - il, veut qu'un homme qui

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