ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"804"> entêté d'une fausse religion, résiste plus aux lumieres de la véritable, qu'un homme qui ne tient à rien de semblable. Toutes ces raisons, dira - t - on à M. Bayle, ne sont tout au plus concluantes que pour un athée négatif, c'est - à - dire, pour un homme qui n'a jamais pensé à Dieu, qui n'a pris aucun parti sur cela. L'ame de cet homme est comme un tableau nud, tout prêt à recevoir telles couleurs qu'on voudra lui appliquer: mais peut - on dire la même chose d'un athée positif, c'est - à - dire, d'un homme qui, après avoir examiné les preuves sur lesquelles on établit l'existence de Dieu, finit par conclurre qu'il n'y en a aucune qui soit solide, & capable de faire impression sur un esprit vraiment philosophique? Un tel homme est assûrément plus éloigné de la vraie religion, qu'un homme qui admet une divinité, quoiqu'il n'en ait pas les idées les plus saines. Celui - ci se conserve le tronc sur lequel on pourra enter la foi véritable: mais celui - là a mis la hache à la racine de l'arbre, & s'est ôté toute espérance de se relever. Mais en accordant que le payen peut être guéri plus facilement que l'athée, je n'ai garde de conclurre qu'il soit moins coupable que ce dernier. Ne sait - on pas que les maladies les plus honteuses, les plus sales, les plus infames, sont celles dont la guérison est la plus facile?

Nous voici enfin parvenus à la seconde partie du parallele de l'athéisme & du polithéisme. M. Bayle va plus loin: il tâche encore de prouver que l'athéisme ne tend pas à la destruction de la société. Pour nous, quoique nous soyons persuadés que les crimes de lese - majesté divine sont plus énormes dans le système de la superstition, que dans celui de l'irreligion, nous croyons cependant que ce dernier est plus pernicieux au genre humain que le premier: voici sur quoi nous nous fondons.

On a généralement pensé qu'une des preuves que l'athéisme est pernicieux à la société, consistoit en ce qu'il exclut la connoissance du bien & du mal moral, cette connoissance étant postérieure à celle de Dieu. C'est pourquoi le premier argument dont M. Bayle fait usage pour justifier l'athéisme, c'est que les athées peuvent conserver les idées, par lesquelles on découvre la différence du bien & du mal moral; parce qu'ils comprennent, aussi - bien que les déistes ou théistes, les premiers principes de la Morale & de la Métaphysique; & que les Epicuriens qui nioient la Providence, & les Stratoniciens qui nioient l'existence de Dieu, ont eu ces idées.

Pour connoître ce qu'il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces argumens, il faut remonter jusqu'aux premiers principes de la Morale; matiere en elle - même claire & facile à comprendre, mais que les disputes & les subtilités ont jettée dans une extrème confusion. Tout l'édifice de la Morale - pratique est sondé sur ces trois principes réunis, savoir le sentiment moral, la différence spécifique des actions humaines, & la volonté de Dieu. J'appelle sentiment moral cette approbation du bien, cette horreur pour le mal, dont l'instinct ou la nature nous prévient antérieurement à toutes réflexions sur leur caractere & sur leurs conséquences. C'est - là la premiere ouverture, le premier principe qui nous conduit à la connoissance parfaite de la Morale, & il est commun aux athées aussi - bien qu'aux théïstes. L'instinct ayant conduit l'homme jusques - là, la faculté de raisonner qui lui est naturelle, le fait réfléchir sur les fondemens de cette approbation & de cette horreur. Il découvre que ni l'une ni l'autre ne sont arbitraires, mais qu'elles sont fondées sur la différence qu'il y a essentiellement dans les actions des hommes. Tout cela n'imposant point encore une obligation assez forte pour pratiquer le bien & pour éviter le mal, il faut nécessairement ajoûter la volonté supérieure d'un législateur, qui non - seulement nous ordonne ce que nous sentons & reconnoissons pour bon, mais qui propose en même tems des récompenses pour ceux qui s'y conforment, & des châtimens pour ceux qui lui desobéissent. C'est le dernier principe des préceptes de Morale; c'est ce qui leur donne le vrai caractere de devoir; c'est donc sur ces trois principes que porte tout l'édifice de la Morale. Chacun d'eux est soûtenu par un motif propre & particulier. Lorsqu'on se conforme au sentiment moral, on éprouve une sensation agréable: lorsqu'on agit conformément à la différence essentielle des choses, on concourt à l'ordre & à l'harmonie de l'univers; & lorsqu'on se soûmet à la volonté de Dieu, on s'assûre des récompenses, & l'on évite des peines.

De tout cela, il résulte évidemment ces deux conséquences: 1°. qu'un athée ne sauroit avoir une connoissance exacte & complete de la moralité des actions humaines, proprement nommée: 2°. que le sentiment moral & la connoissance des différences essentielles qui spécifient les actions humaines, deux principes dont on connoît qu'un athée est capable, ne concluent néanmoins rien en faveur de l'argument de M. Bayle; parce que ces deux choses même unies ne suffisent pas pour porter l'athée à la pratique de la vertu, comme il est nécessaire pour le bien de la société, ce qui est le point dont il s'agit.

Voyons d'abord comment M. Bayle a prétendu prouver la moralité des actions humaines, suivant les principes d'un Stratonicien. Il le fait raisonner de la maniere suivante: « La beauté, la symmétrie, la régularité, l'ordre que l'on voit dans l'univers, sont l'ouvrage d'une nature qui n'a point de connoissance; & encore que cette nature n'ait point suivi des idées, elle a néanmoins produit une infinité d'especes, dont chacune a ses attributs essentiels. Ce n'est point en conséquence de nos opinions que le feu & l'eau different d'espece, & qu'il y a une pareille différence entre l'amour & la haine, & entre l'affirmation & la négation. Cette différence spécifique est fondée dans la nature même des choses: mais comment la connoissons - nous? N'est - ce pas en comparant les propriétés essentielles de l'un de ces êtres avec les propriétés essentielles de l'autre? Or nous connoissons par la même voie qu'il y a une différence spécifique entre le mensonge & la vérité, entre l'ingratitude & la gratitude, &c. Nous devons donc être assûrés que le vice & la vertu different spécifiquement par leur nature, & indépendamment de nos opinions ». M. Bayle en conclut, que les Stratoniciens ont pû connoître que le vice & la vertu étoient deux especes de qualités, qui étoient naturellement séparées l'une de l'autre. On le lui accorde. « Voyons, continue - t - il, comment ils ont pû savoir qu'elles étoient outre cela séparées moralement. Ils attribuoient à la même nécessité de la nature, l'établissement des rapports que l'on voit entre les choses, & celui des regles par lesquelles nous distinguons ces rapports. Il y a des regles de raisonnement, indépendantes de la volonté de l'homme; ce n'est point à cause qu'il a plu aux hommes d'établir les regles du syllogisme, qu'elles sont justes & véritables; elles le sont en elles - mêmes, & toute entreprise de l'esprit humain contre leur essence & leurs attributs seroit vaine & ridicule ». On accorde tout cela à M. Bayle. Il ajoûte: « s'il y a des regles certaines & immuables pour les opérations de l'entendement, il y en a aussi pour les actes de la volonté ». Voilà ce qu'on lui nie, & ce qu'il tâche de prouver de cette maniere.

« Les regles de ces actes - là ne sont pas toutes arbitraires. Il y en a qui émanent de la nécessité de la nature, & qui imposent une obligation indispensable. ..... La plus générale de ces regles - ci, [p. 805] c'est qu'il faut que l'homme veuille ce qui est conforme à la droite raison. Il n'y a pas de vérité plus évidente, que de dire, qu'il est digne de la créature raisonnable de se conformer à la raison, & qu'il est indigne de la créature raisonnable de ne se pas conformer à la raison ».

Le passage de M. Bayle fournit une distinction à laquelle on doit faire beaucoup d'attention, pour se former des idées nettes de morale. Cet auteur a distingué avec soin la différence par laquelle les qualités des choses ou des actions sont naturellement séparées les unes des autres, & celle par laquelle ces qualités sont moralement séparées; d'où il naît deux sortes de différences: l'une naturelle, l'autre morale. De la différence naturelle & spécifique des choses, il suit qu'il est raisonnable de s'y conformer, ou de s'en abstenir; & de la différence morale, il suit qu'on est obligé de s'y conformer ou de s'en abstenir. De ces deux différences, l'une est spéculative; elle fait voir le rapport ou défaut de rapport qui se trouve entre les choses: l'autre est pratique; outre le rapport des choses, elle établit une obligation dans l'agent; ensorte que différence morale & obligation de s'y conformer sont deux idées inséparables. Car c'est - là uniquement ce que peuvent signifier les termes de différence naturelle & de différence morale; autrement ils ne signifieroient que la même chose, ou ne signifieroient rien du tout.

Or si l'on prouve que de ces deux différences, l'une n'est pas nécessairement une suite de l'autre, l'argament de M. Bayle tombe de lui - même. C'est ce qu'il est aisé de faire voir. L'idée d'obligation suppose necessairement un être qui oblige, & qui doit être différent de celui qui est obligé. Supposer que celui qui oblige & celui qui est obligé sont une seule & même personne, c'est supposer qu'un homme peut faire un contrat avec lui - même; ce qui est la chose du monde la plus absurde en matiere d'obligation. Car c'est une maxime incontestable, que celui qui acquiert un droit sur quelque chose par l'obligation dans laquelle un autre entre avec lui, peut céder ce droit. Si donc celui qui oblige & celui qui est obligé sont la même personne, toute obligation devient nulle par cela même, ou pour parler plus exactement, il n'y a jamais eu d'obligation. C'est - là néanmoins l'absurdité où tombe l'athée Stratonicien, lorsqu'il parle de différence morale, ou autrement d'obligations: car quel être peut lui imposer des obligations? dira - t - il que c'est la droite raison? Mais c'est - là précisément l'absurdité dont nous venons de parler; car la raison n'est qu'un attribut de la personne obligée, & ne sauroit par conséquent être le principe de l'obligation: son office est d'examiner & de juger des obligations qui lui sont imposées par quelqu'autre principe. Dira - t - on que par la raison, on n'entend pas la raison de chaque homme en particulier, mais la raison en général? Mais cette raison générale n'est qu'une notion arbitraire, qui n'a point d'existence réelle. Et comment ce qui n'existe pas, peut - il obliger ce qui existe? C'est ce qu'on ne comprend pas.

Tel est le caractere de toute obligation en général; elle suppose une loi qui commande & qui défende: mais une loi ne peut être imposée que par un être intelligent & supérieur, qui ait le pouvoir d'exiger qu'on s'y conforme. Un être aveugle & sans intelligence n'est ni ne sauroit être législateur; & ce qui procéde nécessairement d'un pareil être, ne sauroit être considéré sous l'idée de loi proprement nommée. Il est vrai que dans le langage ordinaire, on parle de loi de raison, & de loi de nécessité: mais ce ne sont que des expressions figurées. Par la premiere, on entend la regle que le législateur de la nature nous a donnée pour juger de sa volonté; & la se<cb-> conde signifie seulement que la nécessité a en quelque maniere une des propriétés de la loi, celle de forcer ou de contraindre. Mais on ne conçoit pas que quelque chose puisse obliger un être dépendant & doüé de volonté, si ce n'est une loi prise dans le sens philosophique. Ce qui a trompé M. Bayle, c'est qu'ayant apperçu que la différence essentielle des choses est un objet propre pour l'entendement, il en a conclu avec précipitation que cette différence devoit également être le motif de la détermination de la volonté: mais il y a cette disparité, que l'entendement est nécessité dans ses perceptions, & que la volonté n'est point nécessitée dans ses déterminations. Les différences essentielles des choses n'étant donc pas l'objet de la volonté, il faut que la loi d'un supérieur intervienne pour former l'obligation du choix ou la moralité des actions.

Hobbes, quoiqu'accusé d'athéisme, semble avoir pénétré plus avant dans cette matiere que le Stratonicien de Bayle. Il paroît qu'il a senti que l'idée de morale renfermoit nécessairement celle d'obligation, l'idée d'obligation celle de loi, & l'idée de loi celle de législateur. C'est pourquoi, après avoir en quelque sorte banni le législateur de l'univers, il a jugé à propos, afin que la moralité des actions ne restât pas sans fondement, de faire intervenir son grand monstre, qu'il appelle le léviathan, & d'en faire le créateur & le soûtien du bien & du mal moral. C'est donc en vain qu'on prétendroit qu'il y auroit un bien moral à agir conformément à la relation des choses, parce que par là on contribueroit au bonheur de ceux de son espece. Cette raison ne peut établir qu'un bien ou un mal naturel, & non pas un bien ou un mal moral. Dans ce système, la vertu seroit au même niveau que les productions de la terre, & que la benignité des saisons; le vice seroit au même rang que la peste & les tempêtes, puisque ces différentes choses ont le caractere commun de contribuer au bonheur ou au malheur des hommes. La mortalité ne sauroit résulter simplement de la nature d'une action ni de celle de son effet, car qu'une chose soit raisonnable ou ne le soit pas, il s'ensuit seulement qu'il est convenable ou absurde de la faire ou de ne la point faire: & si le bien ou le mal qui résulte d'une action, rendoit cette action morale, les brutes dont les actions produisent ces deux effets, auroient le caractere d'agens moraux.

Ce qui vient d'être exposé fait voir que l'athée ne sauroit parvenir à la connoissance de la moralité des actions proprement nommées. Mais quand on accorderoit à un athée le sentiment moral & la connoissance de la différence essentielle qu'il y a dans les qualités des actions humaines, cependant ce sentiment & cette connoissance ne seroient rien en faveur de l'argument de M. Bayle; parce que ces deux choses unies ne suffisent point pour porter la multitude à pratiquer la vertu, ainsi qu'il est nécessaire pour le maintien de la société. Pour discuter cette question à fond, il faut examiner jusqu'à quel point le sentiment moral seul peut influer sur la conduite des hommes pour les porter à la vertu: en second lieu, quelle nouvelle force il acquiert, lorsqu'il agit conjointement avec la connoissance de la différence essentielle des choses; distinction d'autant plu nécessaire à observer, qu'encore que nous ayons reconnu qu'un athée peut parvenir à cette connoissance, il est néanmoins un genre d'athées qui en sont entierement incapables, & sur lesquels il n'y a par conséquent que le sentiment moral seul qui puisse agir. Ce sont les athées Epicuriens, qui prétendent que tout en ce monde n'est que l'effet du hasard.

En posant que le sentiment moral est dans l'homme un instinct, le nom de la chose ne doit pas nous tromper, & nous faire imaginer que les impressions

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