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Tous ces raisonnemens de M. Bayle sont fort beaux, mais c'est dommage qu'ils ne soient pas persuasifs: ils confondent les nôtres; & cependant je ne sais comment ils ne font aucune impression sur nous. Hé bien, pourrois - je dire à M. Bayle, vous dites que je ne suis pas libre: votre propre sentiment ne peut vous arracher cet aveu. Selon vous il n'est pas bien décidé qu'il soit au pur choix & au gré de ma volonté de remuer ma main ou de ne pas la remuer: s'il en est ainsi, il est donc déterminé nécessairement que d'ici à un quart - d'heure je leverai trois fois la main de suite, ou que je ne la leverai pas ainsi trois fois. Je ne puis donc rien changer à cette détermination nécessaire? Cela supposé, en cas que je gage pour un parti plûtôt que pour l'autre, je ne puis gagner que d'un côté. Si c'est sérieusement que vous prétendez que je ne suis pas libre, vous ne pourrez jamais sensément refuser une offre que je vais vous faire: c'est que je gage mille pistoles contre vous une, que je ferai, au sujet du mouvement de ma main, tout le contraire de ce que vous gagerez; & je vous laisserai prendre à votre gré l'un ou l'autre parti. Est - il offre plus avantageuse? Pourquoi donc n'accepterez - vous jamais la gageure sans passer pour fou & sans l'être en effet? Que si vous ne la jugez pas avantageuse, d'où peut venir ce jugement, sinon de celui que vous formez nécessairement & invinciblement que je suis libre; ensorte qu'il ne tiendroit qu'à moi de vous faire perdre à ce jeu non - seulement mille pistoles la premiere fois que nous les gagerions, mais encore autant de fois que nous recommencerions la gageure.
Aux preuves de raison & de sentiment, nous pouvons joindre celles que nous fournissent la morale & la religion. Otez la liberté, toute la nature humaine est renversée, & il n'y a plus aucune trace d'ordre dans la société. Si les hommes ne sont pas libres dans ce qu'ils font de bien & de mal, le bien n'est plus bien, & le mal n'est plus mal. Si une nécessité inévitable & invincible nous fait vouloir tout ce que nous voulons, notre volonté n'est pas plus responsable de son vouloir qu'un ressort de machine est responsable du mouvement qui lui est imprimé: en ce cas il est ridicule de s'en prendre à la volonté, qui ne veut qu'autant qu'une autre cause distinguée d'elle la fait vouloir. Il faut remonter tout droit à cette cause comme je remonte à la main qui remue le bâton, sans m'arrêter au bâton qui ne me frappe qu'autant que cette main le pousse. Encore une fois, ôtez la liberté, vous ne laissez sur la terre ni vice, ni vertu, ni mérite; les récompenses sont ridicules & les châtimens sont injustes: chacun ne fait que ce qu'il doit, puisqu'il agit selon la nécessité; il ne doit ni éviter ce qui est inévitable, ni vaincre ce qui est invincible. Tout est dans l'ordre, car l'ordre est que tout cede à la nécessité. La ruine de la liberté renverse
Ah, sans la liberté, que seroient donc nos ames! Mobiles agités par d'invincibles flammes, Nos voeux, nos actions, nos plaisirs, nos dégoûts, De notre être, en un mot, rien ne seroit à nous. D'un artisan suprème impuissantes machines, Automates pensans, mûs par des mains divines, Nous serions à jamais de mensonge occupés, Vils instrumens d'un Dieu qui nous auroit trompés. Comment, sans liberté, serions - nous ses images? Que lui reviendroit - il de ses brutes ouvrages? On ne peut donc lui plaire, on ne peut l'offenser; Il n'a rien à punir, rien à récompenser. Dans les cieux, sur la terre, il n'est plus de justice: Caton fut sans vertu, Catilina sans vice. Le destin nous entraîne à nos affreux penchans, Et ce cahos du monde est fait pour les méchans. L'oppresseur insolent, l'usurpateur avare, Cartouche, Mivivis, ou tel autre barbare; Plus coupable enfin qu'eux le calomniateur Dira, je n'ai rien fait, Dieu seul en est l'auteur; Ce n'est pas moi, c'est lui qui manque à ma parole, Qui frappe par mes mains, pille, brûle, viole. C'est ainsi que le Dieu de justice & de paix. Seroit l'auteur du trouble, & le dieu des forfaits. Les tristes partisans de ce dogme effroyable, Diroient - ils rien de plus s'ils adoroient le diable?
Le second système sur la liberté est celui dans lequel on soutient que l'ame ne se détermine jamais sans cause & sans une raison prise d'ailleurs que du fond de la volonté: c'est - là sur - tout le système favori de M. Léïbnitz. Selon lui la cause des déterminations n'est point physique, elle est morale, & agit sur l'intelligence même, de maniere qu'un homme ne peut jamais être poussé à agir librement, que par des moyens propres à le persuader. Voilà pourquoi il faut des lois, & que les peines & les récompenses sont nécessaires. L'espérance & la crainte agissent immédiatement sur l'intelligence: cette liberté est opposée à la nécessité physique ou fatale, mais elle ne l'est point à la nécessité morale, laquelle, pourvu qu'elle soit seule, ne s'étend qu'à des choses contingentes, & ne porte pas la moindre atteinte à la liberté. De ce genre est celle qui fait qu'un homme qui a l'usage de sa raison, si on lui offre le choix entre de bons alimens & du poison, se détermine pour les premiers. La liberté dans ce cas est entiere, & cependant le contraire est impossible. Qui peut nier que le sage, lorsqu'il agit librement, ne suive nécessairement le parti que la sagesse lui prescrit?
La nécessité hypothétique n'est pas moins compatible
avec la liberté: tous ceux qui l'on regardée comme
destructive de la liberté ont confondu le certain & le
nécessaire. La certitude marque simplement qu'un
évenement aura lieu, plûtôt que son contraire, parce
que les causes dont il dépend se trouvent disposées
à produire leur effet; mais la nécessité emporte
la cause même par l'impossibilité absolue du contraire.
Or la détermination des futurs contingens,
fondement de la nécessité hypothétique, vient simplement
de la nature de la vérité: elle ne touche point
aux causes; & ne détruisant point la contingence,
elle ne sauroit être contraire à la liberté. Ecoutons
M. Léïbnitz.
Le troisieme système sur la liberté est celui de ceux qui prétendent que l'homme a une liberté quils appellent d'indifférence, c'est - à - dire que dans les déterminations libres de la volonté, l'ame ne choisit point en conséquence des motifs, mais qu'elle n'est pas plus portée pour le oui que pour le non, & qu'elle choisit uniquement par un effet de son activité, sans qu'il y ait aucune raison de son choix, sinon qu'elle l'a voulu.
Ce qu'il y a de certain, c'est, 1°. qu'il n'y a point en Dieu de liberté d'équilibre ou d'indifférence. Un être tel que Dieu, qui se représente avec le plus grand degré de précision les différences infiniment petites des choses, voit sans doute le bon, le mauvais, le meilleur, & ne sauroit vouloir que conformément à ce qu'il voit; car autrement ou il agiroit sans raison ou contre la raison, deux suppositions également injurieuses. Dieu suit donc toujours les idées que son entendement infini lui présente comme préférables aux autres; il choisit entre plusieurs plans possibles le meilleur; il ne veut & ne fait rien que par des raisons suffisantes fondées sur la nature des êtres & sur ses divins attributs.
2°. Les bienheureux dans le ciel n'ont pas non plus cette liberté d'équilibre: aucun bien ne peut balancer Dieu dans leur coeur. Il ravit d'abord tout l'amour de la volonté, & fait disparoître tout autre bien comme le grand jour fait disparoître les ombres de la nuit.
La question est donc de savoir si l'homme est libre de cette liberté d'indifférence ou d'équilibre. Voici les raisons de ceux qui soutiennent la négative.
1°. La chose paroît impossible. Il est question de choisir entre A & B; vous dites que, toutes choses mises à part, vous pouvez choisir l'un ou l'autre. Vous choisissez A, pourquoi? parce que je le veux, dites - vous; mais pourquoi voulez - vous A plûtôt que B? vous répliquez, parce que je le veux: Dieu m'a donné cette faculté. Mais que signifie je veux vouloir, ou je veux parce que je veux? Ces paroles n'ont d'autre sens que celui, je veux A; mais vous n'avez pas encore satisfait à ma question: pourquoi ne voulez - vous point B? est - ce sans raison que vous le rejettez? Si vous dites A me plaît parce qu'il me plaît, ou cela ne signifie rien, ou doit être entendu ainsi, A me plaît à cause de quelque raison qui me le fait paroître préférable à B: sans cela le néant produiroit un effet, conséquence que sont obligés de digérer les défenseurs de la liberté d'équilibre.
2°. Cette liberté est opposée au principe de la raison
suffisante: car si nous choisissons entre deux ou
plusieurs objets, sans qu'il y ait une raison qui nous
porte vers l'un plûtôt que vers l'autre, voilà une
détermination qui arrive sans aucune cause. Les défenseurs
de l'indifférence répondent que cette détermination
n'arrive pas sans cause, puisque l'ame elle - même,
entant que principe actif, est la cause efficiente
de toutes ses actions. Cela est vrai, mais la
détermination de cette action, la préférence qui lui
est donnée sur le parti opposé, d'où lui vient - elle?
3°. La doctrine de la parfaite indifférence détruit toute idée de sagesse & de vertu. Si je choisis un parti, non parce que je le trouve conforme aux lois de la sagesse, mais sans aucune raison vraie ou fausse, bonne ou mauvaise, & uniquement par une impétuosité aveugle qui se détermine au hasard, quelle louange pourrai - je mériter s'il arrive que j'aie bien choisi, puisque je n'ai point pris le parti parce qu'il étoit le meilleur, & que j'aurois pû faire le contraire avec la même facilité? Comment supposer en moi de la sagesse, si je ne me détermine pas par des raisons? La conduite d'un être doué d'une pareille liberté, seroit parfaitement semblable à celle d'un homme qui décideroit toutes ses actions par un coup de dez ou en tirant à la courte paille: ce seroit en vain que l'on feroit des recherches sur les motifs par lesquels les hommes agissent: ce seroit en vain qu'on leur proposeroit des lois, des peines & des récompenses, si tout cela n'opere pas sur leur volonté indifférente à tout.
4°. La liberté d'indifférence est incompatible avec la nature d'un être intelligent qui, dès - là qu'il se sent & se connoît, aime essentiellement son bonheur, & par conséquent aime aussi tout ce qu'il croit pouvoir y contribuer. Il est ridicule de dire que ces objets sont indifférens à un tel être, & que, lorsqu'il connoît clairement que de deux partis l'un lui est avantageux & l'autre lui est nuisible, il puisse choisir aussi aisément l'un que l'autre. Déjà il ne peut pas approuver l'un comme l'autre; or donner son approbation en dernier ressort, c'est la même chose que se déterminer: voilà donc la détermination qui vient des raisons ou des motifs. De plus, on conçoit dans la volonté l'effort d'agir qui en fait même l'essence, & qui la distingue du simple jugement. Or un esprit n'étant point susceptible d'une impulsion méchanique, qui est - ce qui pourroit l'inciter à agir, si ce n'est l'amour qu'il a pour lui - même & pour son propre bonheur? C'est - là le grand mobile de tous les esprits; jamais ils n'agissent que quand ils desirent d'agir: or qu'est - ce qui rend ce desir efficace, sinon le plaisir qu'on trouve à le satisfaire? Et d'où peut naître ce desir, si ce n'est de la réprésentation de la perception de l'objet? Un être intelligent ne peut donc être porté à agir que par quelque motif, quelque raison prise d'un bien réel ou apparent qu'il se promet de son action.
Tous ces raisonnemens, quelque spécieux qu'ils
paroissent, n'ont rien d'assez solide à quoi ne répondent
les défenseurs de la liberté d'indifférence. M.
Keing, archevêque de Dublin, l'a soutenue en Dieu
même, dans son livre sur l'origine du mal; mais en
disant que rien n'est bon ni mauvais en Dieu par
rapport aux créatures avant son choix, il enseigne
une doctrine qui va à rendre la justice arbitraire, &
à confondre la nature du juste & de l'injuste. M.
Crouzas plaide en sa faveur dans la plûpart de ses
ouvrages. Mais il y a des philosophes qui s'y sont
pris autrement pour soutenir l'indifférence: d'abord
ils avouent qu'une pareille liberté ne sauroit convenir
à Dieu; mais, continuent - ils, il faut raisonner
tout autrement à l'égard des intelligences bornées
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