ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"467"> que nous dit - elle cette expérience? Elle nous dit que nous sommes quelquefois emportés malgré nous; d'où je conclus, donc nous sommes quelquefois maîtres de nous; la maladie prouve la santé, & la liberté est la santé de l'ame. Voyez dans le deuxieme discours sur la liberté ce raisonnement paré & embelli par M. de Voltaire de toutes les graces de la Poésie.

La liberté, dis - tu, t'est quelquefois ravie: Dieu te la devoit - il immuable, infinie, Egale en tout état, en tout tems, en tout lieu? Tes destins sont d'un homme, & tes voeux sont d'un Dieu. Quoi! dans cet océan, cet atome qui nage Dira: L'immensité doit être mon partage. Non, tout est foible en toi, changeant, & limité; Ta force, ton esprit, tes membres, ta beauté. La nature, en tout sens, a des bornes prescrites; Et le pouvoir humain seroit seul sans limites? Mais, dis - moi: quand ton coeur formé de passions Se rend, malgré lui - même, à leurs impressions, Qu'il sent dans ses combats sa liberté vaincue, Tu l'avois donc en toi, puisque tu l'as perdue. Une fiévre brûlante attaquant tes ressorts, Vient à pas inégaux miner ton foible corps. Mais quoi! par ce danger répandu sur ta vie, Ta santé pour jamais n'est point anéantie, On te voit revenir des portes de la mort, Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort. Connois mieux l'heureux don, que ton chagrin reclame,

La liberté, dans l'homme, est la santé de l'ame. On la perd quelquefois. La soif de la grandeur, La colere, l'orgueil, un amour suborneur, D'un desir curieux les trompeuses saillies; Hélas! combien le coeur a - t - il de maladies!

Si un poids de cinq livres, dites - vous, pouvoit n'être pas emporté par un poids de six, il ne le seroit pas non plus par un poids de mille. Ainsi, si l'ame résiste à une disposition matérielle du cerveau qui la porte à un choix vicieux, & qui, quoique pourtant modérée, est plus forte que la disposition matérielle à la vertu; il faut que l'ame résiste à cette même disposition matérielle du vice, quand elle sera infiniment au - dessus de l'autre. Je réponds qu'il ne s'ensuit nullement que l'ame puisse résister à une disposition matérielle du vice, quand elle sera infiniment au - dessus de la disposition matérielle à la vertu, précisément parce qu'elle aura résisté à cette même disposition matérielle du vice, quand elle étoit un peu plus forte que l'autre. Quand de deux dispositions contraires, qui sont dans le cerveau, l'une est infiniment plus forte que l'autre, il peut se faire que dans cet état, le mouvement naturel des esprits soit trop violent, & que par conséquent la force de l'ame n'ait nulle proportion avec celle de ces esprits qui l'emportent nécessairement. Quoique le principe par lequel je me détermine soit indépendant des dispositions du cerveau, puisqu'il réside dans mon ame, on peut dire néanmoins qu'il les suppose comme une condition, sans laquelle il deviendroit inutile. Le pouvoir de se déterminer n'est pas plus dépendant des dispositions du cerveau, que le pouvoir de peindre, de graver & d'écrire; l'art du pinceau, du burin & de la plume; & de même qu'on ne peut bien écrire, bien graver & bien peindre, si l'on n'a une bonne plume, un bon burin & un pinceau; ainsi, l'on ne peut agir avec liberté, à moins que le cerveau ne soit bien constitué. Mais aussi de même que le pouvoir d'écrire, de graver & de peindre est absolument indépendant de la plume, du burin & du pinceau; le pouvoir de se déterminer ne l'est pas moins des dispositions du cerveau.

On convient, dira - t - on, que l'ame dépend absolument des dispositions du cerveau sur ce qui regarde le plus ou le moins d'esprit: cependant, si sur la vertu & sur le vice, les dispositions du cerveau ne déterminent l'ame, que lorsqu'elles sont extrèmes, & qu'elles lui laissent la liberté lorsqu'elles sont modérées: ensorte qu'on peut avoir beaucoup de vertu, malgré une disposition médiocre au vice, il devroit être aussi qu'on peut avoir beaucoup d'esprit malgré une disposition médiocre à la stupidité. J'avoue que je ne sens pas assez le fin de ce raisonnement. Je ne saurois concevoir, pourquoi, pouvant avoir beaucoup de vertu malgré une disposition médiocre au vice, je pourrois aussi avoir beaucoup d'esprit malgré une disposition médiocre à la stupidité. Le plus ou le moins d'esprit dépend du plus ou du moins de délicatesse des organes: il consiste dans une certaine conformation du cerveau, dans une heureuse disposition des fibres. Toutes ces choses n'étant nullement soumises au choix de ma volonté, il ne dépend pas de moi de me mettre en état d'avoir, si je veux, beaucoup de discernement & de pénétration. Mais la vertu & le vice dépendent de ma volonté; je ne nierai pourtant pas que le tempérament n'y contribue beaucoup, & ordinairement on se fie plus à une vertu qui est naturelle & qui a sa source dans le sang, qu'à celle qui est un pur effet de la raison, & qu'on a acquise à force de soins.

Je suppose, continue - t - on, qu'on se réveille, lorsqu'on étoit résolu à tuer son ami, & que dès qu'on est réveillé, on ne veut plus le tuer. La disposition matérielle du cerveau qui me portoit en songe à vouloir tuer mon ami, étoit plus forte que l'autre. Je dis, ou le changement qui arrive à mon cerveau fortifie également toutes les deux, ou elles demeurent dans la même disposition où elles étoient, l'une restant p. ex. trois fois plus forte que l'autre. Vous ne sauriez concevoir pourquoi l'ame est libre, quand l'une de ces dispositions a dix degrés de force, & l'autre trente; & pourquoi elle n'est pas libre quand l'une de ces dispositions n'a qu'un degré de force, & l'autre que trois. Cette objection n'a de force, que parce qu'on ne démêle pas assez exactement les différences qui se trouvent entre l'état de veille & celui du sommeil. Si je ne suis pas libre dans le sommeil, ce n'est pas, comme le suppose l'objection, parce que la disposition matérielle du cerveau, qui me porte à tuer mon ami, est trois fois plus forte que l'autre. Le défaut de liberté vient du défaut d'esprit & du relâchement des nerfs. Mais que le cerveau soit une fois rempli d'esprits, & que les nerfs soient tendus, je serai toujours également libre, soit que l'une de ces dispositions ait dix degrés de force, & l'autre trente; soit que l'une de ces dispositions n'ait qu'un degré de force, & l'autre que trois. Si vous en voulez savoir la raison, c'est que le pouvoir qui est dans l'ame de se déterminer est absolument indépendant des dispositions du cerveau, pourvû que le cerveau soit bien constitué, qu'il soit rempli d'esprits & que les nerfs soient tendus.

L'action des esprits dépend de trois choses, de la nature du cerveau sur lequel ils agissent, de leur nature partieuliere & de la quantité, ou de la détermination de leur mouvement. De ces trois choses, il n'y a précisément que la derniere dont l'ame puisse être maîtresse. Il faut donc que le pouvoir seul de mouvoir les esprits suffise pour la liberté. Or, 1°. dites - vous, si le pouvoir de diriger le mouvement des esprits suffit pour la liberté, les enfans doivent être libres, puisque leur ame doit avoir ce pouvoir. 2°. Pourquoi l'ame des fous ne seroit - elle pas libre aussi? Elle peut encore diriger le mouve<pb-> [p. 468] ment de ses esprits. 3°. L'ame ne devroit jamais avoir plus de facilité à diriger le mouvement de ses esprits que pendant le sommeil, & par conséquent elle ne devroit jamais être plus libre. Je réponds, que le pouvoir de diriger le mouvement de ses esprits ne se trouve ni dans les enfans, ni dans les fous, ni dans ceux qui dorment. La nature du cerveau des enfans s'y oppose. La substance en est trop tendre & trop molle; les fibres en sont trop délicates, pour que leur ame puisse fixer & arrêter à son gré les esprits qui doivent couler de toutes parts, parce qu'ils trouvent par - tout un passage libre & aisé. Dans les fous, le mouvement naturel de leurs esprits est trop violent, pour que leur ame en soit la maîtresse. Dans cet état, la force de l'ame n'a nulle proportion avec celle des esprits qui l'emportent nécessairement. Enfin, le sommeil ayant détendu la machine du corps, & en ayant amorti tous les mouvemens, les esprits ne peuvent couler librement. Vouloir que l'ame dans cet assoupissement, où tous les sens sont enchaînés, & où tous les ressorts sont relâchés, dirige à son gré le mouvement des esprits; c'est exiger qu'un joueur de lyre fasse resonner sous son archet une lyre dont les cordes sont détendues.

Un des argumens les plus terribles qu'on ait jamais opposé contre la liberté, est l'impossibilité d'accorder avec elle la prescience de Dieu. Il y a eu des philosophes assez déterminés pour dire que Dieu peut très - bien ignorer l'avenir, à - peu - près s'il est permis de parler ainsi, comme un roi peut ignorer ce que fait un général à qui il aura donné la carte blanche; c'est le sentiment des Sociniens.

D'autres soutiennent, que l'argument pris de la certitude de la prescience divine ne touche nullement à la question de la liberté; parce que la prescience, disent - ils, ne renferme point d'autre certitude, que celle qui se rencontreroit également dans les choses, encore qu'il n'y eût point de prescience. Tout ce qui existe aujourd'hui existe certainement, & il étoit hier & de toute éternité aussi certainement vrai qu'il existeroit aujourd'hui, qu'il est maintenant certain qu'il existe. Cette certitude d'évenement est toujours la même, & la prescience n'y change rien. Elle est par rapport aux choses futures, ce que la connoissance est aux choses présentes, & la mémoire aux choses passées: or, l'une & l'autre de ces connoissances ne suppose aucune nécessité d'exister dans la chose; mais seulement une certitude d'évenement qui ne laisseroit pas d'être, quand bien même ces connoissances ne seroient pas. Jusqu'ici, tout est intelligible. La difficulté est & sera toujours à expliquer, comment Dieu peut prévoir les choses futures, ce qui ne paroît pas possible, à moins de supposer une chaîne de causes nécessaires; nous pouvons cependant nous en faire quelque espèce d'idée générale. Un homme d'esprit prévoit le parti que prendra dans telle occasion un homme, dont il connoît le caractere. A plus forte raison Dieu, dont la nature est infiniment plus parfaite, peut - il par la prévision avoir une connoissance beaucoup plus certaine des évenemens libres. J'avoue que tout cela me paroît très hazardé, & que c'est un aveu plutôt qu'une solution de la difficulté. J'avoue, enfin, qu'on fait contre la liberté, d'excellentes objections; mais on en fait d'aussi bonnes contre l'éxistence de Dieu; & comme malgré les difficultés extrèmes, contre la création & contre la providence, je crois néanmoins la providence & la création; aussi je me crois libre, malgré les puissantes objections que l'on fera toujours contre cette malheureuse liberté. Eh! comment ne la croirois - je pas? Elle porte tous les caracteres d'une premiere vérité. Jamais opinion n'a été si universelle dans le gen<cb-> re humain. C'est une vérité pour l'éclaircissement de laquelle il n'est pas nécessaire d'approfondir les raisonnemens des livres: c'est ce que la nature crie; c'est ce que les bergers chantent sur les montagnes, les poëtes sur les théâtres; c'est ce que les plus habiles docteurs enseignent dans les chaires; c'est ce qui se répete & se suppose dans toutes les conjonctures de la vie. Le petit nombre de ceux qui, par affectation de singularité, ou par des réfléxions outrées, ont voulu dire ou imaginer le contraire, ne montrent - ils pas eux - mêmes par leur conduite, la fausseté de leurs discours? Donnez - moi, dit l'illustre Fénelon, un homme qui fait le profond philosophe, & qui nie le libre arbitre: je ne disputerai point contre lui: mais je le mettrai à l'épreuve dans les plus communes occasions de la vie, pour le confondre par lui même. Je suppose que la femme de cet homme lui soit infidelle, que son fils lui désobéit & le méprise; que son ami le trahit, que son domestique le vole; je lui dirai, quand il se plaindra d'eux, ne savez - vous pas qu'aucun d'eux n'a tort, & qu'ils ne sont pas libres de faire autrement? Ils sont, de votre aveu, aussi invinciblement nécessités à vouloir ce qu'ils veulent, qu'une pierre l'est à tomber, quand on ne la soutient pas. N'est - il donc pas certain que ce bisarre philosophe qui ose nier le libre arbitre dans l'école, le supposera comme indubitable dans sa propre maison, & qu'il ne sera pas moins implacable contre ces personnes, que s'il avoit soutenu toute sa vie le dogme de la plus grande liberté?

Vois de la liberté cet ennemi mutin, Aveugle partisan d'un aveugle destin. Entends comme il consulte, approuve ou délibere, Entends de quel reproche il couvre un adversaire. Vois comment d'un rival il cherche à se vanger; Comme il punit son fils & le veut corriger. Il le croyoit donc libre? Oui, sans doute; & lui - même Dément à chaque pas son funeste système. Il mentoit à son coeur, en voulant expliquer Le dogme absurde à croire, absurde à pratiquer. Il reconnoît en lui le sentiment qu'il brave; Il agit, comme libre, & parle comme esclave.

M. Voltaire, 2. disc. sur la liberté.

M. Bayle s'est appliqué sur - tout à ruiner l'argument pris du sentiment vif que nous avons de notre liberté. Voici ses raisons: « Disons aussi que le sentiment clair & net que nous avons des actes de notre volonté, ne peut pas faire discerner si nous nous les donnons nous - mêmes, ou si nous les recevons de la même cause qui nous donne l'existence: il faut recourir à la réflexion pour faire ce discernement. Or je mets en fait que par des méditations purement philosophiques on ne peut jamais parvenir à une certitude bien fondée que nous sommes la cause efficiente de nos volitions; car toute personne qui examinera bien les choses, connoîtra évidemment que si nous n'étions qu'un sujet purement passif à l'égard de la volonté, nous aurions les mêmes sentimens d'expérience que nous avons lorsque nous croyons être libres. Supposez par plaisir que Dieu ait reglé de telle sorte les lois de l'union de l'ame & du corps, que toutes les modalités de l'ame soient liées nécessairement entr'elles avec l'interposition des modalités du cerveau, vous comprendrez qu'il ne vous arrivera que ce que nous éprouvons; il y aura dans notre ame la même suite de pensées depuis la perception des objets des sens, qui est la premiere démarche, jusqu'aux volitions les plus fixes, qui sont la derniere démarche. Il y aura dans cette suite le sentiment des idées, celui des affirmations, celui des irrésolutions, celui des velléités, & celui des volitions: car soit que

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.