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Un des plus beaux esprits de notre siecle a voulu essayer jusqu'à quel point on pouvoit soutenir un paradoxe. Son imagination libertine a osé se jouer sur un sujet aussi respectable que celui de la liberté. Voici l'objection dans toute sa force. Ce qui est dépendant d'une chose, a certaines proportions avec cette même chose - là; c'est - à - dire, qu'il reçoit des changemens, quand elle en reçoit selon la nature de leur proportion. Ce qui est independant d'une chose, n'a aucune proportion avec elle; ensorte qu'il demeure égal, quand elle reçoit des augmentations & des dimensions. Je suppose, continue - t - il, avec tous les Métaphysiciens, 1°. que l'ame pense suivant que le cerveau est disposé, & qu'à de certaines dispositions matérielles du cerveau, & à de certains mouvemens qui s'y font, répondent certaines pensées de l'ame. 2°. Que tous les objets même spirituels auxquels on pense, laissent des dispositions matérielles, c'est - à - dire des traces dans le cerveau. 3°. Je suppose encore un cerveau où soient en même tems deux sortes de dispositions matérielles contraires & d'égale force; les unes qui portent l'ame à penser vertueusement sur un sujet, les autres qui la portent à penser vicieusement. Cette supposition ne peut être refusée; les dispositions matérielles contraires se peuvent aisément rencontrer ensemble dans le cerveau au même degré, & s'y rencontrent même nécessairement toutes les fois que l'ame délibere, & ne sait quel parti prendre. Cela supposé, je dis, ou l'ame se peut absolument déterminer dans cet équilibre des dispositions du cerveau à choisir entre les pensées vertueuses & les pensées vicieuses, ou elle ne peut absolument se déterminer dans cet équilibre. Si elle peut se déterminer, elle a en elle - même le pouvoir de se déterminer, puisque dans son cerveau tout ne tend qu'à l'indétermination, & que pourtant elle se détermine; donc ce pouvoir qu'elle a de se déterminer est indépendant des dispositions du cerveau; donc il n'a nulle proportion avec elles; donc il demeure le même, quoiqu'elles changent; donc si l'équilibre du cerveau subsistant, l'ame se détermine à penser vertueusement, elle n'aura pas moins le pouvoir de s'y déterminer, quand ce sera la disposition matérielle à penser vicieusement qui l'emportera sur l'autre; donc à quelque degré que puisse monter cette disposition matérielle aux pensées vicieuses, l'ame n'en aura pas moins le pouvoir de se déterminer au choix des pensées vertueuses; donc l'ame a en elle - même le pouvoir de se déterminer malgré toutes les dispositions contraires du cerveau; donc les pensées de l'ame sont toujours libres. Venons au second cas.
Si l'ame ne peut se déterminer absolument, cela ne vient que de l'équilibre supposé dans le cerveau; & l'on conçoit qu'elle ne se déterminera jamais, si l'une des dispositions ne vient à l'emporter sur l'autre, & qu'elle se déterminera nécessairement pour
Il est aisé de reconnoître le noeud de ce raisonnement. Il établit un principe uniforme dans l'ame; ensorte que le principe est toujours ou indépendant des dispositions du cervau, ou toujours dépendant; au lieu que dans l'opinion commune, on le suppose quelquefois dépendant, & d'autres fois indépendant.
On dit que les pensées de ceux qui ont la fievre chaude & des fous ne sont pas libres, parce que les dispositions matérielles du cerveau sont atténuées & élevées à un tel degré, que l'ame ne leur peut résister; au lieu que dans ceux qui sont sains, les dispositions du cerveau sont modérées, & n'entraînent pas nécessairement l'ame. Mais, 1°. dans ce système, le principen'étant pas uniforme, il faut qu'on l'abandonne; si je puis expliquer tout par un qui le soit. 2°. Si, comme nous l'avons dit plus haut, un poids de cinq livres pouvoit n'être pas emporté parun poids de six, il ne le seroit pas non plus par un poids de mille; car s'il résistoit à un poids de six livres par un principe indépendant de la pesanteur: ce principe, quel qu'il fût, d'une nature toute différente de celle des poids, n'auroit pas plus de proportion avec un poids de mille livres, qu'avec un poids de six. Ainsi, si l'ame résiste à une disposition matérielle du cerveau qui la porte à un choix vicieux, & qui, quoique modérée, est pourtant plus forte que la disposition matérielle à la vertu, il faut que l'ame résiste à cette même disposition matérielle du vice, quand elle sera infiniment au - dessus de l'autre; parce qu'elle ne peut lui avoir résisté d'abord que par un principe indépendant des dispositions du cerveau, & qui ne doit pas changer par les dispositions du cerveau. 3°. Si l'ame pouvoit voir très - clairement, malgré une disposition de l'oeil qui devroit affoiblir la vue, on pourroit conclure qu'elle verroit encore malgré une disposition de l'oeil qui devroit empêcher entierement la vision, en tant qu'elle est matérielle. 4°. On convient que l'ame dépend absolument des dispositions du cerveau sur ce qui regarde le plus ou le moins d'esprit. Cependant, si sur la vertu ou le vice, les dispositions du cerveau ne déterminent l'ame que lorsqu'elles sont extrèmes, & qu'elles lui laissent la liberté lorsqu'elles sont modérées; ensorte qu'on peut avoir beaucoup de vertu, malgré une disposition médiocre au vice: il devroit être aussi qu'on peut avoir beaucoup d'esprit, malgré une disposition médiocre à la stupidité, ce qu'on ne peut pas admettre. Il est vrai que le travail augmente l'esprit, ou pour mieux dire, qu'il fortifie les dispositions du cerveau, & qu'ainsi l'esprit croît précisément autant que le cerveau se perfectionne.
En cinquieme lieu, je suppose que toute la différence qui est entre un cerveau qui veille & un cerveau qui dort, est qu'un cerveau qui dort est moins rempli d'esprits, & que les nerfs y sont moins tendus; de sorte que les mouvemens ne se communiquent pas d'un nerf à l'autre, & que les esprits qui rouvrent une trace n'en rouvrent pas une autre qui lui est liée. Cela supposé, si l'ame est en pouvoir de résister aux dispositions du cerveau, lorsqu'elles [p. 466]
Je suppose qu'on se réveille lorsqu'on étoit résolu à tuer son ami, & que dès qu'on est réveillé on ne le veut plus tuer; tout le changement qui arrive dans le cerveau, c'est qu'il se remplit d'esprits, que les nerfs se tendent: il faut voir comment cela produit la liberté. La disposition matérielle du cerveau qui me portoit en songe à tuer mon ami, étoit plus forte que l'autre. Je dis, ou le changement qui arrive à mon cerveau fortifie également toutes les deux, & elles demeurent dans la même disposition où elles étoient; l'une restant, par exemple, trois fois plus forte que l'autre; & vous ne sauriez concevoir pourquoi l'ame est libre, quand l'une de ces dispositions a dix degrés de force, & l'autre trente, & pourquoi elle n'est pas libre quand l'une de ces dispositions n'a qu'un degré de force, & l'autre trois.
Si ce changement du cerveau n'a fortifié que l'une de ces dispositions, il faut, pour établir la liberté, que ce soit celle contre laquelle je me détermine, c'est - à - dire, celle qui me portoit à vouloir tuer mon ami; & alors vous ne sauriez concevoir pourquoi la force qui survient à cette disposition vicieuse est nécessaire, pour faire que je puisse me déterminer en faveur de la disposition vertueuse qui demeure la même; ce changement paroît plutôt un obstacle à la liberté. Enfin, s'il fortifie une disposition plus que l'autre, il faut encore que ce soit la disposition vicieuse; & vous ne sauriez concevoir non plus pourquoi la force qui lui survient est nécessaire pour faire que l'une puisse faire embrasser l'autre qui est toujours plus foible, quoique plus forte qu'auparavant.
Si l'on dit que ce qui empêche pendant le sommeil la liberté de l'ame, c'est que les pensées ne se présentent pas à elle avec assez de netteté & de distinction; je réponds que le défaut de netteté & de distinction dans les pensées, peut seulement empêcher l'ame de se déterminer avec assez de connoissance; mais qu'il ne la peut empêcher de se déterminer librement, & qu'il ne doit pas ôter la liberté, mais seulement le mérite ou le démérite de la résolution qu'on prend. L'obscurité & la confusion des pensées fait que l'ame ne sait pas assez surquoi elle délibere; mais elle ne fait pas que l'ame soit entraînée nécessairement à un parti, autrement si l'ame étoit nécessairement entraînée, ce seroit sans doute par celles de ses idées obscures & confuses qui le seroient le moins; & je demanderois, pourquoi le plus de netteté & de distinction dans les pensées la détermineroit nécessairement pendant que l'on dort, & non pas pendant que l'on veille; & je ferois revenir tous les raisonnemens que j'ai faits sur les dispositions matérielles.
Reprenons maintenanr l'objection par parties. J'accorde d'abord les trois principes que pose l'objection. Cela posé, voyons quel argument on peut faire contre la liberté. Ou l'ame, nous dit - on, se peut absolument déterminer dans l'équilibre des dispositions du cerveau à choisir entre les pensées vertueuses & les pensées vicieuses, ou elle ne peut absolument se déterminer dans cet équilibre. Si elle peut se déterminer; elle a en elle - même le pouvoir de se déterminer. Jusqu'ici il n'y a point de difficulté; mais d'en conclure que le pouvoir qu'a l'ame de se dé<cb->
Mais enfin, direz - vous, le pouvoir que l'ame a de se
déterminer, est - il absolument dépendant des dispositions
du cerveau, ou ne l'est - il pas? Si vous dites que
ce pouvoir de l'ame est absolument dépendant des
dispositions du cerveau, vous direz aussi que l'ame ne
se déterminera jamais, si l'une des dispositions du cerveau
ne vient à l'emporter sur l'autre, & qu'elle se déterminera
nécessairement pour celle qui l'emportera.
Si au contraire vous supposez que ce pouvoir est indépendant
des dispositions du cerveau, vous devez reconnoître
pour libres les pensées des enfans, de ceux
qui rêvent, &c. Je réponds que le pouvoir que l'ame a
de se déterminer est quelquefois dépendant des dispositions
du cerveau, & d'autres fois indépendant. Il est
dépendant toutes les fois que le cerveau qui sert à
l'ame d'organe & d'instrument pour exercer ses fonctions,
n'est pas bien disposé; alors les ressorts de
la machine étant détraqués, l'ame est entraînée sans
pouvoir exercer sa liberté. Mais le pouvoir de se déterminer
est indépendant des dispositions matérielles
du cerveau, lorsque ces dispositions sont modérées,
que le cerveau est plein d'esprits, & que les nerfs
sont tendus. La liberté sera d'autant plus parfaite que
l'organe du cerveau sera mieux constitué, & que
ses dispositions seront plus modérées. Je ne saurois
vous marquer quelles sont les bornes au - delà desquelles
s'évanouit la liberté. Tout ce que je sais,
c'est que le pouvoir de se déterminer sera absolument
indépendant des dispositions du cerveau, toutes les
fois que le cerveau sera plein d'esprits, que ses fibres
seront fermes, qu'elles seront tendues, & que les
ressorts de la machine ne seront point démontés, ni
par les accidens, ni par les maladies. Le principe,
dites - vous, n'est pas uniforme dans l'ame. Il est
bien plus conforme à la Philosophie de supposer l'ame
ou toujours libre ou toujours esclave. Et moi, je
dis que l'expérience est la seule vraie Physique. Or
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