ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"252"> me aujourd'hui l'on découvre chaque jour de nouvelles especes qui avoient échappe jusqu'ici à toutes nos observations, qu'on pense combien il dut s'en dérober à des hommes qui ne jugeoient des choses que sur le premier aspect? Quant aux classes primitives & aux notions les plus générales, il est superflu d'ajouter qu'elles durent leur échapper encore: comment, par exemple, auroient - ils imaginé ou entendu les mots de matiere, d'esprit, de substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque nos philosophes qui s'en servent depuis si long - tems ont bien de la peine à les entendre eux - mêmes, & que les idées qu'on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n'en trouvoient aucun modéle dans la nature?»

Après s'être étendu, comme on vient de le voir, sur les premiers obstacles qui s'opposent à l'institution conventionnelle des langues, M. Rousseau se fait un terme de comparaison de l'invention des seuls substantifs physiques, qui font la partie de la langue la plus facile à trouver pour juger du chemin qui lui reste à faire jusqu'au terme où elle pourra exprimer toutes les pensées des hommes, prendre une forme constante, être parlée en public, & influer sur la seciété: il invite le lecteur à réfléchir sur ce qu'il a fallu de tems & de connoissances pour trouver les nombres qui supposent les méditations philosophiques les plus profondes & l'abstraction la plus métaphysique, la plus pénible, & la moins naturelle; les autres mots abstraits, les aoristes & tous les tems des verbes, les particules, la syntaxe; lier les propositions, les raisonnemens, & former toute la logique du discours: apres quoi voici comme il conclut: « Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, & convaincu de l'impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naìtre & s'établir par des moyens purement humains; je laisse à qui voudra l'entreprendre, la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire, de la société déja liée, à l'institution des langues; ou des langues deja inventées, à l'établissement de la société».

Il étoit difficile d'exposer plus nettement l'impossibilité qu'il y a à déduire l'origine des langues, de l'hypothese révoliante de l'homme supposé sauvage dans les premiers jours du monde; & pour en faire voir l'absurdité, il m'a paru important de ne rien perdre des aveux d'un philosophe qui l'a adopté pour y fonder l'inégalité des conditions, & qui malgré la pénétration & la subtilité qu'on lui connoît, n'a pu tirer de ce principe chimérique tout l'avantage qu'il s'en étoit promis, ni peut - être même celui qu'il croit en avoir tiré.

Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant sur ces derniers mots. Le philosophe de Genève a bien senti que l'inégalité des conditions étoit une suite necessaire de l'établissement de la société; que l'établissement de la société & l'institution du langage se supposoient respectivement, puisqu'il regarde comme un problème difficile, de discuter lequel des deux a été pour l'autre d'une nécessité antécédente plus considérable. Que ne faisoit - il encore quelques pas? Ayant vu d'une maniere démonstrative que les langues ne peuvent tenir à l'hypothèse de l'homme né sauvage, ni s'être établies par des moyens purement humains; que ne concluoit - il la même chose de la société? que n'abandonnoit - il entierement son hypothèse, comme aussi incapable d'expliquer l'un que l'autre? d'ailleurs la supposition d'un fait que nous savons par le temoignage le plus sûr, n'avoir point été, loin d'être admilible comme principe explicatif de faits réels, ne doit être regardée que comme une fiction chimérique & propre à égarer.

Mais suivons le simple raisonnement. Une langue est, sans contredit, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix; & cette expression est le véhicule de la communication des pensées. Ainsi toute langue suppose une société préexistente, qui, comme société, aura eu besoin de cette communication, & qui, par des actes déja réitérés, aura fondé les usages qui constituent le corps de sa langue. D'autre part une société formée par les moyens humains que nous pouvons connoìtre, présuppose un moyen de communication pour fixer d'abord les devoirs respectifs des associés, & ensuite pour les mettre en état de les exiger les uns des autres. Que suit - il de - là? que si l'on s'obstine à vouloir fonder la premiere langue & la premiere société par des voies humaines, il raut admettre l'éternité du monde & des générations humaines, & renoncer par conséquent à une premiere société & à une premiere langue proprement dites: sentiment absurde en soi, puisqu'il implique contradietion, & démenti d'ailleurs par la droite raison, & par la foule accablante des temoignages de toute espece qui certifient la nouveauté du monde: Nulia igitur in principio facta est cjusmodi congregatio, nec unquam fuisse homines in terra qui propter insantiam non loquerentur, intelliget, cui ratio non decst. Lactance. De vero cultu. cap. x. C'est que si les hommes commencent par exister sans parier, jamais ils ne paileront. Quand on sait quelques langues, on pourroit aisément en inventer une autre: mais si l'on n'en sait aucune, on n'en saura jamais, à moins qu'on n'entende parler quelqu'un. L'organe de la parole est un instrument qui demeure oisit & inutile, s'il n'est mis en jeu par les impressions de l'ouie; personne n'ignore que c'est la surdité originelle qui tient dans l'inaction la bouche des muets de naissance; & l'on sait par plus d'une expérience bien constatée, que des hommes élevés par accident loin du commerce de leurs semblables & dans le silence des sorêts, n'y avoient appris à prononcer aucun son articulé, qu'ils imitoient seulement les cris naturels des animaux avec lesquels ils s'étoient trouvés en liaison, & que transplantés dans notre société, ils avoient eu bien de la peine à imiter le langage qu'ils entendoient, & ne l'avoient jamais fait que très imparfaitement. Voyez les notes sur le discours de M. J. J. Rousseau sur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les hommes.

Herodote raconte qu'un roi d'Egypte fit élever deux enfans ensemble, mais dans le silence; qu'une chevre fut leur nourrice; qu'au bout de deux ans ils tendirent la main à celui qui étoit chargé de cette éducation expérimentale, & lui dirent beceos, & que le roi ayant su que bek en langue phrygienne signifie pain, il en conclut que le langage phrygien étoit naturel, & que les Phrygiens étoient les plus anciens peuples du monde, lib. II. cap. ij. Les Egyptiens ne renoncerent pas à leurs prétentions d'ancienneté, malgré cette décision de leur prince, & ils firent bien: il est évident que ces enfans parloient co nme la chevre leur nourrice, que les Grecs nomment BH/KH par onomatopée ou imitation du cri de cet animal, & ce cri ne ressemble que par hasard au bek, (pain) des Phrygiens.

Si la conséquence que le roi d'Egypte tira de cette observation, en étoit mal déduite, elle étoit encore vicieuse par la supposition d'un principe erronné qui consistoit à croire qu'il y eût une langue naturelle à l'homme. C'est la pensée de ceux qui effrayés des difficultés du systême que l'on vient d'exam ner sur l'origine des langues, ont cru ne devoir pas prononcer que la premiere vînt miraculeusement de l'inspiration de Dieu même.

Mais s'il y avoit une langue qui tînt à la nature de l'homme, ne seroit - elle pas commune à tout le genre humain, sans distinction de tems, de climats, [p. 253] de gouvernemens, de religions, de moeurs, de lumieres acquises, de prejugés, ni d'aucunes des autres causes qui occasionnent les différences des langues? Les muets de naissance, que nous savons ne l'être que faute d'entendre, ne s'aviseroient - ils pas du - moins de parler la langue naturelle, vû sur - tout qu'elle ne seroit étousée chez eux par aucun usage ni aucun préjugé contraire?

Ce qui est vraiment naturel à l'homme, est immuable comme son esience: aujour d'hui comme des l'aurore du monde une pente secrete mais invincible met dans son ame un desir constant du bonheur, suggere aux deux sexes cette concupiscence mutuelle qui perpétue l'espece, sait passer de générations en génerations cette aversion pour une eutiere solitude, qui ne s'éteint jamais dans le coeur même de ceux que la sagesse ou la religion a jettés dans la retraite. Mais rapprochons nous de notre objet: le langage naturel de chaque espece de brute, ne voyons nous pas qu'il est inaltérable? Depuis le commencement jusqu'à nos jours, on a par - tout entendu les lions rugir, les taureaux mgir, les chevaux hennir, les anes braire, les chiens aboyer, les loups harler, les chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans toutes les langues par onomatopée, sont des témoignages rendus à la distinction du langage de chaque espece, & à l'incorruptibilité, si on peut le dire, de chaque idiome specisique.

Je ne pretends pas insinuer au reste, que le langage des animaux soit propre à peindre le précis analytique de leurs pensees, ni qu'il saille leur accorder une raison comparable à la nôtre, comme le pensoient Piutarque, Sextus Empiricus, Porphyre, & comme l'ont avancé quelques modernes, & en tr'autres Is. Vossius qui a poussé l'indécence de son assertion jusqu'à trouver plus de raisoa dans le langage des animaux, que vulgò bruta creduntur, dit - il, lib. de viribus ryth. p. 66. Je mien suis expliqué ailleurs. Voyez Interjection. La parole nous est donnee pour exprimer les sentimens intérieurs de notre ame, & les idées que nous avons des objets extériours; en sorte que chacune des langues que l'homme paile, sournit des exprassions an langage du coeur & à celui de l'esprit. Le langage des animaux paroit n'avoir pour objet que les senlations interieures, & c'est pour cela qu'il est invariable comme leur maniere de sentir, si même l'invariabilité de leur langage n'en est la preuve. C'est la même chose parmi nous: nous ferons entendre partout l'état actuel de notre ame par nes interjections, parce que les sons que la nature nous dicte dans les grands & premiers mouvemens de notre ame, sont les mêmes pour toutes les langues: nos usages à cet égard ne sont point arbitraires, parce qu'ils sont naturels. Il en seroit de même du langage analytique de l'esprit, s'il étoit naturel, il seroit immuable & unique.

Que reste - t - il donc à conciure, pour indiquer une origine raisonnable au langage. L'hypothése de l'homme sauvage, démentie par l'hisioire authentique de la Genèse, ne peut d'ailleurs fournir aucun moyen plausible de former une premiere langue: la supposer naturelle, est une autre pensée inalliable avec les procédés constans & uniformes de la nature: c'est donc Dieu lui - même qui non - content de donner aux deux premiers individus du genre humain la précieuse faculté de parler, la mit encore aussi - tôt en plein exercice, en leur inspirant immédiatement l'envie & l'art d'imaginer les mots & les tours nécessaires aux besoins de la société naissante. C'est à - peu - près ce que paroìt en dire l'auteur de l'ecclésiastique, XVII. 5. Consilium, & linguam, & oculos, & aures, & cor dedit illis excogitandi; & disciplind intellectùs explevit illos. Voilà bien exactement tout ce qu'il faut pour justifier mon opinion; l'envie de communiquer sa pensée, consilium; la lacué de le faire, linguam; des yeux pour reconnoure au loia les objets environnans & soumis au domaine de l'homme, afin de les distinguer par leurs noms, oculos; des oreilles, afin de s'entendre mutuellement, sans quoi la communication des pensées, & la tradition des usages qui servent à les exprimer, auroient été impossibles, aures; l'art d'assujettir les mots aux lois d'une certaine analogie, pour éviter la trop grande multiplication des mots primitifs, & cependant donner à chaque être son signe propre, cor excogitandi; enfin l'intelligence nécessaire pour distinguer & nommer les points de vûe abstrairs les plus essentiels, pour donner à l'ensemble de l'élocution une forme aussi expressive que chacune des parties de l'oraison peut l'être en particulier, & pour retenir le tout, disciplina intellectus. Cette doctrine se confirme par le texte de la Genese qui nous apprend que ce fut Adam lui - même qui fut le nomenclateur primitis des animaux, & qui nous le présente conime occupé de ce soin fondamental, par l'avis expres & sous la direction du Créateur, gen. Il. 19. 20. Formatis igitur, Doinus Deus, de umo cunctis animantibas terroe, & univsis volatillbus coeli, adduxit ea ad Adam, ut videroe quid vocaret ea; omne enim quod vocavit Adam animoe viventis, ipsum est nomen ejus: ap. peliitque Adam nomi sais cuncta animantia, & universa volatilia cali, & omnes bestias terroe. Avec un temoignage si respectable & si bien établi de la véritable origine & de la société & du langage, comment se rouve t - il encore parmi nous des hommes qui osent interpréter l'oeuvre de Dieu par les delires de leur imagination, & substituer leurs pensées aux doeumens que l'esprit - saint lui - même nous a tait pader? Cependant à moins d'introduire le pyrrhonisme histoique le p'us ridicule & le plus scandaleux tout - à - la - fois, le récit de Moise a droit de subjuguer la croyance de tout homme raisormable, plas qu'aucun autre bistorien. Il est si sûr de ses dates, qu'il parle continuellement en homme qui ne craint pas d'être démenti par aucun monument , quelque comt que puisse être l'espace qu'il assigne; & telle est la condition gênante qu'il s'impose, lorsqu'il parle de la premiere multiplication des langues; evenement miraculeux qui merite attention, & sur lequel j'emprunterai les termes mêmes de M. Pluche, Spect. de la nature, tom. VIII. part. I. pag. 96. & suiv.

Art. II. Maltiplication miraculeuse des langues. « Moise tient tout le genre humain rassemblé sur l'Euphrate à la ville de Babel, & ne parlant qu'une même langue, environ huit cent ans avant lui. Toute son histoire tomboit en poussiere devant deux inseriptions antérieures, en deux langues differentes. Un homme qui agit avec cette confiance, trouvoit sans doute la preuve & non la refutation de ses dates dans les monumens égyptiens qu'il connoissoit parfaitement. C'est plûtôt l'exactitude de son recit qui réfute par avance les fables postérieurement introduites dans les annales égyptiennes.

Ce point d'histoire est important: considéronsle par parties, & regardons toujours à côté de Moise, si la nature & la société nous offrent les vestiges & les preuves de ce qu'il avance.

Les enfans de Noé multiliés & mal - à - l'aise dans les rochers de la Gordyenne où l'arche s'étoit arrètée, passerent le Tigre, & choisirent les fertiles campagnes de Sinhar ou Sennahar, dans la basse Mésopotamie, vers le confluent du Tigre & de l'Euphrate, pour y établir leur séjour comme dans le pays le plus uni & le plus gras qu'ils connussent. La nécessité de pourvoir aux besoins d'une énorme

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