ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"254"> multitude d'habitans & de troupeaux, les obligeant à s'étendre, & n'ayant point d'objet dans cette plaine immense qui pût être apperçu de loin. Bâtissons, dirent - ils, une ville & une tour qui s'éleve dans le ciel. Faisons - nous une marque * reconnoissable, pour ne nous pas désunir en nous dispersant de côté & d'autre. Manquant de pierres ils cuisirent des briques; & l'asphalte ou le bitume que le pays leur fournissoit en abondance, leur tint lieu de ciment. Dien jugea à - propos d'arrêter l'entreprise en diversifiant leur langage. La confusion se mit parmi eux, & ce lieu en prit le nom de Babel, qui signifie confusion. Y a - t - il eu une ville du nom de Babel, une tour connue qui ait accompagné cette ville, une plaine de Sinhar en Mésopotamie, un fleuve Euphrate, des campagnes infiniment fertiles, & parfaitement unies, de façon à rendre la précaution d'une très - haute tour, intelligible & raisonnable? Enfin l'asphalte est - il une production naturelle de ce pays? Toute l'antiquité profane a connu dès les premiers tems où l'on a commencé à écrire, & l'Euphrate, & l'égalité de la plaine. Ptolomée, dans ses cartes d'Asie, termine la plaine de Mésopotamie aux monts Sinhar, du côté du Tigre. Tous les Historiens nous parlent de la parfaite égalité des terres, du côté de Babylone, jusques - là qu'on y élevoit les beaux jardins sur quelques masses de bâtimens en brique, pour les détacher de la plaine, & varier les aspects auparavant trop uniformes. Ammien Marcellin qui a suivi l'empereur Julien dans cette contrée, Pline & tous les géographes tant anciens que modernes, attestent pareillement l'étendue & l'égalité des plaines de la Mésopotamie, où la vûe se perd sans aucun objet qui la fixe. Ils nous font remarquer l'abondance du bitume qui y coule naturellement, & la fertilité incroyable de l'ancienne Babylonie. Tout concourt donc à nous faire reconnoître les restes du pays d'Eden, & l'exactitude de toutes les circonstances où Moïse s'engage. Toute la littérature profane rend hommage à l'Ecriture, au lieu que les histoires chinoises & égyptiennes font comme si elles étoient tombées de la lune.»

Le crime que Moïse attribue aux enfans de Noé, « n'est pas, comme les LXX l'ont traduit, de se vouloir faire un nom avant la dispersion; mais comme porte littéralement le texte original, c'étoit de se construire une habitation qui pût contenir un peuple nombreux, & d'y joindre une tour qui étant vûe de loin, devînt un signe de ralliement, pour prévenir les égaremens & la séparation. C'est ce qu'ils expriment fort simplement en ces termes: Faisons - nous une marque pour ne nous point désunir, en nous avançant en différentes contrées. Hebr. pen. ne forte.

L'inconvénient qu'ils vouloient éviter avec soin étoit précisément ce que Dieu vouloit & exigeoit d'eux. Ils savoient très - bien que Dieu les appelloit depuis un siecle & plus à se distribuer par colonies d'une contrée dans une autre, & ils prenoient des mesures pour empêcher ou pour suspendre long - tems l'éxécution de ses volontés. Dieu confondit leur langage; il peupla peu - à - peu chaque pays en y attachant les habitans que l'usage d'une même langue y avoit réunis, & que le desagrément de n'entendre plus les autres familles avoit obligés d'aller vivre loin d'elles.

L'état actuel de la terre & toutes les histoires connues rendent témoignage à l'intention qui a de bonne heure partagé les langues après le déluge. Rien de plus digne de la sagesse divine que d'avoir

* En hébreu shem, une marque. I e grec , une marque, en est venu. Ce mot signifie aussi un nom; mais ce n'est pas ici.
d'abord employé pour peupler promptement les différentes contrées, le même moyen qui lui sert encore aujourd'hui pour y fixer les habitans & en empêcher la desertion. Il y a des pays si bons & il y en de si difgraciés, qu'on quitteroit les uns pour les autres, si l'usage d'une même langue n'étoit pour les habitans des plus mauvais une attache propre à les y retenir, & l'ignorance des autres langues un puissant moyen d'aversion pour tout autre pays, malgré les desavantages de la comparaison. Le miracle rapporté par Moïse peuple donc encore aujourd'hui toute la terre aussi réellement qu'au tems de la dispersion des enfans de Noé: l'effet en embrasse tous les siecles.

Un autre moyen de sentir la justesse de ce récit, consiste en ce que la diversité des langues s'accorde avec les dates de Moïfe; cette diversité devance toutes nos histoires connues, & d'une autre part ni les pyramides d'Egypte, ni les marbres d'Arondel, ni aucun monument qui porte un caractere de vérité, ne remonte au - dessus. Ajoûtons ici que la réunion du genre humain dans la Chaldée avant la dispersion des colonies, est un fait très - conforme à la marche qu'elles ont tenue. Tout part de l'Orient, les hommes & les arts: tout s'avance peu - à - peu vers l'Occident, vers le Midi & vers le Nord. L'Histoire montre des rois & de grands établissemens au coeur & sur les côtes de l'Asie, lorsqu'on n'avoit encore aucune connoissance d'autres colonies plus reculées: celles - ci n'étoient pas encore ou elles travailloient à se former. Si les peuplades chinoises & égyptiennes ont eu de très - bonne heure plus de conformité que les autres avec les anciens habitans de Chaldée, par leur inclination sédentaire, par leurs figures symboliques, par leurs connoissances en Astronomie, & par la pratique de quelques beaux arts; c'est parce qu'elles se sont tout d'abord établies dans des pays excellemment bons, où n'étant traversées ni par les bois qui ailleurs couvroient tout, ni par les bêtes qui troubloient tous les établissemens à l'aide des bois, elles se sont promptement multipliées, & n'ont point perdu l'usage des premieres inventions. La haute antiquité de ces trois peuples & leur ressemblance en tant de points, montre l'unité de leur origine & la singuliere exactitude de l'histoiresainte. L'état des autres peuplades fut tort différent de celles qui s'arrêterent de bonne - houre dans les riches campagnes de l'Euphrate, du Kian & du Nil. Concevons ailleurs des familles vagabondes qui ne connoissent ni les lieux ni les routes, & qui tombant à l'avanture dans un pays miséràble, où tout leut manque, point d'instrumens pour exercer ce qu'elles pouvoient avoir retenu de bon, point de consistance ni de repos pour perfectionner ce que le besoin actuel pouvoit leur faire inventer; la modicité des moyens de subsister les mettoit souvent aux prises; la jalousie les entre - détruisoit. N'étant qu'une poignée de monde, un autre peloton les mettoit en fuite. Cette vie errante & longtems incertaine, fit tout oublier; ce n'est qu'en renouant le commerce avec l'Orient que les choses ont changé. Les Goths & tout le Nord n'ont cessé d'être barbares qu'en s'établissant dans la Gaule & en Italie; les Gaulois & les Francs doivent leur politesse aux Romains: ceux - ci avoient été prendre leurs lois & leur littérature à Athènes. La Grece demeura brute jusqu'à l'arrivée de Cadmus, qui y porta les lettres phéniciennnes. Les Grecs enchantés de ce secours, se livrerent à la culture de leur langue, à la Poésie & au Chant; ils ne prirent goût à la Politique, à l'Architecture, à la Navigation, à l'Astronomie & à la Peinture, qu'après avoir voyagé à Memphis, à Tyr, & à la cour de Perse: [p. 255] ils perfectionnent tout, mais n'inventent rien. Il est donc aussi manifeste par l'histoire profane que par le récit de l'Ecriture, que l'Orient est la source commune des nations & des bèlles connoissances. Nous ne voyons un progrès contraire que dans des tems postérieurs, où la manie des conquêtes a commencé à reconduire des bandes d'occidentaux en Asie ».

Il seroit peut - être satisfaisant pour notre curiosité de pouvoir déterminer en quoi consisterent les changemens introduits à Babel dans le langage primitif, & de quelle maniere ils y furent opérés. Il est certain qu'on ne peut établir là - dessus rien de solide, parce que cette grande révolution dans le langage ne pouvant être regardée que comme un miracle auquel les hommes étoient fort éloignés de s'attendre, il n'y avoit aucun observateur qui eût les yeux ouverts sur ce phénomene, & que peut - être même ayant été subit, il n'auroit laissé aucune prise aux observations quand on s'en seroit avisé: or rien n'instruit bien sur la nature & les progrès des faits, que les mémoires formés dans le tems d'après les observations. Cependant quelques écrivains ont donné là - dessus leurs pensées avec autant d'assurance que s'ils avoient parlé d'après le fait même, ou qu'ils eussent assisté au conseil du Très - haut.

Les uns disent que la multiplication des langues ne s'est point faite subitement, mais qu'elle s'est opérée insensiblement, selon les principes constans de la mutabilité naturelle du langage; qu'elle commença à devenir sensible pendant la construction de la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d'Eusebe in Chron. dura quarante ans; que les progrès de cette permutation se trouverent alors si considérables, qu'il n'y eut plus moyen de conserver l'intelligence nécessaire à la consommation d'une entreprise qui alloit directement contre la volonté de Dieu, & que les hommes furent obligés de se séparer. Voyez l'introd. à l'hist. des Juifs de Prideaux, par Samuel Shucford, liv. II. Mais c'est contredire trop formellement le texte de l'Ecriture, & supposer d'ailleurs comme naturelle une chose démentie par les effets naturéls ordinaires.

Le chapitre xj. de la Genèse commence par observer que par toute la terre on ne parloit qu'une langue, & qu'on la parloit de la même maniere: Erat autem terra labü unicus & sermonum corumdem, v. 1; ce qui semble marquer la même prononciation, labü unicus, & la même syntaxe, la même analogie, les mêmes tours, sermonum eorumdem. Après cette remarque fondamentale & envisagée comme telle par l'historien sacré, il raconte l'arrivée des descendans de Noé dans la plaine de Sennahar, le projet qu'ils firent d'y construire une ville & une tour pour leur servir de signal, les matériaux qu'ils employerent à cette construction; il insinue même que l'ouvrage fut poussé jusqu'à un certain point; puis après avoir remarqué que le Seigneur descendit pour visiter l'ouvrage, il ajoûte, v. 67, & dixit (Dominus): Ecce unus est populus & unum labium omnibus: coeperuntque hoc facere, nec desistent à cogitationibus suis, donec eas opere compleant. Veniteigitur, descendamus, & confundamus ibi linguam eorum, ut non audiat unusquisque vocem proximi sui. N'est - il pas bien clair qu'il n'y avoit qu'une langue jusqu'au moment où Dieu voulut faire échouer l'entreprise des hommes, unum labium omnibus; que dès qu'il l'eut résolu, sa volonté toute puissante eut son effet, atque ita divisit eos Dominus, v. 8; que le moyen qu'il employa pour cela fut la division de la langue commune, confundamus . . . linguam eorum, & que cette confusion fut subite, confundamus ibi?

Si cette confusion du langage primitif n'eût pas été subite, comment auroit - elle frappé les hommes au point de la constater par un monument durable, comme le nom qui fut donné à cette ville même, Babel (confusion)? Et idcirco vocatum est nomen ejus Babel, quia ibi confusum est labium universoe terroe, v. 9. Comment après avoir travaillé pendant plusieurs années en bonne intelligence, malgré les changemens insensibles qui s'introduisoient dans le langage, les hommes furent - ils tout - à - coup obligés de se séparer faute de s'entendre? Si les progrès de la division étoient encore insensibles la veille, ils dûrent l'être également le lendemain; ou s'il y eût le lendemain une révolution extraordinaire qui ne tînt plus à la progression des altérations précédentes, cette progression doit être comptée pour rien dans les causes de la révolution; on doit la regarder comme subite & comme miraculeuse dans sa cause autant que dans son effet.

Mais il faut bien s'y resoudre, puisqu'il est certain que la progression naturelle des changemens qui arrivent aux langues n'opere & ne peut jamais opérer la confusion entre les hommes qui parient originairement la même. Si un particulier altere l'usage commun, son expression est d'abord regardée comme une faute, mais on l'entend ou on le fait expliquer: dans l'un ou l'autre cas, on lui indlque la loi fixée par l'usage, ou du - moins on se la rappelle. Si cette faute particuliere, par quelqu'une des causes accidentelles qui font varier les langues, vient à passer de bouche en bouche & à se répeter, elle cesse enfin d'être faute; elle acquiert l'autorité de l'usage, elle devient propre à la même langue qui la condamnoit autrefois; mais alors même on s'entend encore, puisqu'on se répete. Ainsi entendons - nous les écrivains du siecle dernier, sans appercevoir entre eux & nous que des différences légeres qui n'y causent aucune confusion; ils entendoient pareillement ceux du siecle précédent qui étoient dans le même cas à l'égard des auteurs du siecle antérieur, & ainsi de suite jusqu'au tems de Charlemagne, de Clovis, si vous voulez, ou même jusqu'aux plus anciens Druïdes, que nous n'entendons plus. Mais si la vie des hommes étoit assez longue pour que quelques Druïdes vécussent encore aujourd'hui, que la langue fût changée comme elle l'est, ou qu'elle ne le fût pas, il y auroit encore intelligence entr'eux & nous, parce qu'ils auroient été assujettis à céder au torrent des décisions des usages des différens siecles. Ainsi c'est une véritable illusion que de vouloir expliquer par des causes naturelles un évenement qui ne peut êtrè que miraculeux.

D'autres auteurs, convaincus qu'il n'y avoit point de cause assignable dans l'ordre naturel, ont voulu expliquer en quoi a pu consister la révolution étonnante qui fit abandonner l'entreprise de Babel. « Ma pensée, dit du Tremblai, Traité des langues, ch. vj. est que Dieu disposa alors les organes de ces hommes de telle maniere, que lorsqu'ils voulurent prononcer les mots dont ils avoient coutume de se servir, ils en prononcerent de tout différens pour signifier les choses dont ils voulurent parler. Ensorte que ceux dont Dieu voulut changer la langue se formerent des mots tout nouveaux, en articulant leur voix d'une autre maniere qu'ils n'avoient accoutumé de le faire. Et en continuant ainsi d'articuler leurs voix d'une maniere nouvelle toutes les fois qu'ils parlerent, ils se firent une langue nouvelle; car toutes leurs idées se trouverent jointes aux termes de cette nouvelle langue, au lieu qu'elles étoient jointes aux termes de la langue qu'ils parloient auparavant. Il y a même lieu de croire qu'ils oublierent tellement leur langue ancienne, qu'ils ne se souvenoient pas même de l'avoir parlée, & qu'ils ne s'apperçurent du changement que parce qu'ils ne s'entre entendoient pas

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