ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"250"> ou synonymes ou subordonnés, il reste à jetter un coup d'oeil philosophique sur ce qui concerne les langues en général: & il me semble que cette théorie peut se réduire à trois articles principaux, qui traiteront de l'origine de la langue primitive, de la multiplication miraculeuse des langues, & enfin, de l'analyse & de la comparaison des langues envisagées sous les aspects les plus généraux, les seuls qui conviennent à la philosophie, & par conséquent à l'Encyclopédie. Ce qui peut concerner l'étude des langues, se trouvera répandu dans différens articles de cet ouvrage, & particulierement au mot Méthode.

Au reste, sur ce qui concerne les langues en général, on peut consulter plusieurs ouvrages composés sur cette matiere: les dissertations philologiques de H. Schaevius, De origine linguarum & quibusdam carum attributis; une dissertation de Borrichius, medecin de Copenhague, de causis diversitatis linguarum; d'autres dissertations de Thomas Hayne, de linguarum harmonid, où il traite des langues en général, & de l'affinité des différens idiomes; l'ouvrage de Théodore Bibliander, de ratione communi omnium linguarum & litterarum; celui de Gesner, intitulé Mithridates, qui a à - peu - près le même objet, & celui de former de leur mélangue une langue universelle; le trésor de l'histoire des langues de cet univers de Cl. Duret; l'harmonie étymologique des langues d'Etienne Guichart; le traité des langues, par Frain du Tremblay; les réstexious philosophiques sur l'origine des langues de M. de Maupertuis, & plusieurs autres observations repandues dans différens écrits, qui pour ne pas envisager directement cette matiere, n'en renferment pas moins des principes excellens & des vues utiles à cet égard.

Art. I. Origine de la langue primitive. Quelques-uns ont pensé que les premiers hommes, nés muets par le fait, vécurent quelque tems comme les brutes dans les cavernes & dans les forêts, isolés, sans liaison entre eux, ne prononçant que des sons vagues & confus, jusqu'à ce que réunis par la crainte des bêtes féroces, par la voix puissante du besoin, & par la nécessité de se prêter des secours mutuels, ils arriverent par degrés à articuler plus distincte, ment leurs sons, à les prendre en vertu d'une convention unanime, pour signes de leurs jdées ou des choses mêmes qui en étoient les objets, & enfin à se former une langue. C'est l'opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve, & elle a paru probable à Richard Simon, Hist. crit. du vieux Test. I. xiv. xv. & III. xxj. qui l'a adoptée avec d'autant plus de hardiesse qu'il a cité en sa faveur S. Grégoire de Nysse, contrà Eunom. XII. Le P. Thomassin prétend néanmoins que, loin de défendre ce sentiment, le saint docteur le combat au contraire dans l'endroit même que l'on allegue; & plusieurs autres passages de ce saint pere, prouvent évidemment qu'il avoit sur cet objet des pensées bien différentes, & que M. Simon l'entendoit mal.

« A juger seulement par la nature des choses, dit M. Warburthon, Ess. sur les hyéro. e. I. p. 48. à la note, & indépendamment de la révélation, qui est un guide plus sûr, l'on seroit porté à admettre l'opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve ». Cette maniere de penser sur la question présente, est moins hardie & plus circonspecte que la premiere: mais Diodore & Vitruve étoient peut - être encore moins répréhensibles que l'auteur anglois. Guidés par les seules lumieres de la raison, s'il leur échappoit quelque fait important, il étoit très naturel qu'ils n'en apperçussent pas les conséquences. Mais il est difficile de concevoir comment on peut admettre la révélation avec le degré de soumission qu'elle a droit d'exiger, & prétendre pourtant que la nature des cho<cb-> ses insinue des principes opposés. La raison & la révélation sont, pour ainsi dire, deux canaux différens qui nous transmettent les eauxd'une même source, & qui ne different que par la maniere de nous le présenter: le canal de la révélation nous met plus près de la source, & nous en offre une émanation plus pure; celui de la raison nous en tient plus éloignés, nous expose davantage aux mélanges hétérogenes; mais ces mélanges sont toûjours discernables, & la décomposition en est toûjours possible. D'où il suit que les lumieres véritables de la raison ne peuvent jamais être opposées à celles de la révélation, & que l'une par conséquent ne doit pas prononcer autrement que l'autre sur l'origine des langues.

C'est donc s'exposer à contredire sans pudeur & sans succès le témoignage le plus authentique qui ait été rendu à la vérité par l'auteur même de toute vérité, que d'imaginer ou d'admettre des hypothèses contraires à quelques faits connus par la révélation, pour parvenir à rendre raison des faits naturels: & nonobstant les lumieres & l'autorité de quantité d'écrivains, qui ont crû bien faire en admettant la supposition de l'homme sauvage, pour expliquer l'origine & le développement successif du langage, j'ose avancer que c'est de toutes les hypothèses la moins soutenable.

M. J. J. Rousseau, dans son discours sur l'origine & les fondemens de l'inégalité parmi les hommes, I. partie, a pris pour base de ses recherches, cette supposition humiliante de l'homme né sauvage & sans autre liaison avec les individus même de son espece, que celle qu'il avoit avec les brutes, une simple co habitation dans les mêmes forêts. Quel parti a - t - il tiré de cette chimérique hypothèse, pour expliquer le fait de l'origine des langues? Il y a trouvé les difficultés les plus grandes, & il est contraint à la fin de les avouer insolubles.

« La premiere qui se présente, dit - il, est d'imaginer comment les langues purent devenir nécessarres; car les hommes n'ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d'en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirois bien comme beaucoup d'autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des peres, des meres, & des enfans: mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l'état de nature, y transportent des idées prises dans la société, voyent toujours la famille rassemblée dans une même habitation, & ses membres gardant entre eux une union aussi intime & aussi permanente que parmi nous, où tant d'intérêts communs les réunissent; au lieu que dans cet état primitif, n'ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d'aucune espece, chacun se logeoit au hasard, & souvent pour une seule nuit; les mâles & les femelles s'unissoient fortuitement, se on la rencontre, l'occasion, & le desir, sans que la parole fût un interprete fort nécessaire des choses qu'ils avoient à se dire. Ils se quittoient avec la même facilité. La mere alaitoit d'abord ses enfans pour son propre besoin, puis l'habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur; si - tôt qu'ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoiênt pas à quitter la mere elle - même; & comme il n'y avoit presque point d'autre moyen de se retrouver, que de ne pas se perdre de vûe, il en étoient bientôt au point de ne se pas même reconnoître les uns les autres. Remarquez encore que l'enfant ayant tous ses besoins à expliquer, & par conséquent plus de choses à dire à la mere, que la mere à l'enfant, c'est lui qui doit faire les plus grands frais de l'in<pb-> [p. 251] vention, & que la langue qu'il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage; ce qui multiplie autant les langues qu'il y a d'individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante & vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistence; car de dire que la mere dicte à l'enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des langues déja formées; mais cela n'apprend point comment elles le forment.

Supposons cette premiere difficulté vaincue: franchissons pour un moment l'espace unmense qui dut se trouver entre le pur état de nature & le besoin des langues; & cherchons, en les supposant necessaires, comment elles purent commencer à s'etablir. Nouvelle difficulté pire encore que la précedente; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu besoin encore de savoir penser pour trouver l'art de la parole: & quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour interpretes conventionel, de nos idées, il resteroit toujours à savoir quels ont pa être les interprêtes mêmes de cette convention pour les idées qui n'ayant point un objet sensible, ne pouvoient s'indiquer ni par le geste, ni par la voix; de sorte qu'a peine peuton former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées & d'établir un commerce entre les esprits.

Le premier langage de l'homme, le langage le plus universel, le plus onergique, & le seul dont il cut besoin avant qu'il lut persuader des hommes assembles, est le cri de la nature. Comme ce cri n'étoit arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers ou du soulagement dans les maux violens, il n'étoit pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie où regnent des sentimens plus modéres. Quand les idées des hommes commencerent à s'étendre & à se multiplier, & qu'il s'établit entre eux une communication plus etroite, ils chercherent des lignes plus nombreux & un langage plus étendu: ils multiplierent les inflexions de la voix, & y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sort plus expressifs, & dont le sens depend moins d'une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles & mobiles par des gestes; & ceux qui frappent l'ouie par des fons imitatifs: mais comme le geste n'indique guere que les objets présens ou faciles à décrire, & les actions visibles; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, & qu'il exige l'attention plutot qu'il ne l'excite; on s'avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués; substitution qui ne peut se saile que d'un commun consentement, & d'une maniere assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n'avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle - même, puisque cet accord unanime dut être motivé, & que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir l'usage de la parole.

On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leurs esprits une signification beaucoup plus étendue que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déja formées, & qu'ignorant la division du discours en ses parties, ils donnerent d'abord à chaque mot le sens d'une proposition entiere. Quand ils commence<cb-> rent à distinguer le sujet d'avec l'attribut, & le verbe d'avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne surent d'abord qu'autant de noms propres, l'infinitif fut le seul tems des verbes, & à l'égard des adjectifs, la notion ne s'en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, & que les abstractions sont des opérations pénibles & peu naturelles.

Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n'étoient pas en état de distinguer; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s'appelioit A, un autre chêne s'appelloit B; de sorte que plus les connoissance étoient bornées, & plus le dictionnaire devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement; car pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences; il falloit des observations & des définitions, c'est - à - dire, de l'Histoire naturelle & de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems - là n'en pouvoient avoir.

D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, & l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'étoit une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre; penset - on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, & qu'il compare son archétype à ces deux indivi dus? Non sans doute; mais la vue de l'une de ces noix rappeile à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre; & ses yeux modifiés d'une certaine manicre, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussi - tôt particuliere. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, vous n'en viendrez jamais à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé; & s'il dépendoit de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voyent de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée: si - tôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle, & non pas un autre, & vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles, ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions; il faut donc parler pour avoir des idées générales; car si tôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avoient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres.

Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencerent à étendre leurs idées, & à généraliser leurs mots, l'ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites; & comme ils avoient d'abord trop multiplié les noms des individus, faute de connoître les genres & les especes, ils firent ensuite trop d'especes & de genres, faute d'avoir considéré les êtres par toutes leurs differences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d'expérience & de lumiere qu'ils n'en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu'ils n'y en vouloient employer. Or, si mê<pb->

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