ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"180"> les seigneurs s'étoient reservés pour leur chasse, leurs daims & leurs propres bestiaux.

Les Anglois ne connurent pas d'abord toute I'étendue de la richesse qu'ils possédoient. Ils ne sçavoient dans le onzieme & douxieme siecle que se nourrir de la chair de leurs troupeaux, & se couvrir de la toison de leurs moutons; mais bientôt après ils apprirent le mérite de leurs laines par la demande des Flamands, qui seuls alors avoient des manufactures. Un auteur anglois, M. Daniel Foc, fort instruit des choses de son pays, dit que sous Edouard III. entre 1327 & 1377, c'est - à - dire dans l'espace de 50 ans, l'exportation des laines d'Angleterre monta à plus de dix millions de livres sterling, valeur présente 230 millions tournois.

Dans cet intervalle de 1327 & 1377, Jean Kemp, flamand, porta le premier dans la Grande - Bretagne l'art de travailler les draps fins; & cet art fit des progrès si rapides, par l'affluence des ouvriers des Pays - bas, persécutés dans leur patrie, qu'Edouard IV. étant monté sur le trône en 1461, n'hésita pas de défendre l'entrée des draps étrangers dans son royaume. Richard III. prohiba les apprêts & mauvaises façons qui pouvoient faire tomber le débit des draps anglois, en altérant leur qualité. L'esprit de commerce vint à se développer encore davantage sous Henri VII. & son fils Henri VIII. continua de protéger, de toute sa puissance, les manufactures de son royaume, qui lui doivent infiniment.

C'est lui qui pour procurer à ses sujets les laines précieuses de Castille, dont ils étoient si curieux pour leurs fabriques, obtint de Charles - Quint I'exportation de trois mille bêtes blanches. Ces animaux réussirent parfaitement bien en Angleterre, & s'y multiplierent en peu de tems, par les soins qu'on mit en oeuvre pour élever & conserver cette race précieuse. Il n'est pas inutile de savoir comment on s'y prit.

On établit une commission pour présider à l'entretien & à la propagation de cette espece. La commission fut composée de personnes intelligentes & d'une exacte probité. La répartition des bêtes nouvellement arrivées de Castille, leur fut assignée; & l'évenement justifia l'attente du souverain, qui avoit mis en eux sa confiance.

D'abord ils envoyerent deux de ces brebis castillanes, avec un bélier de même race, dans chacune des paroisses dont la température & les paturages parurent favorables à ces bêtes. On fit en même tems les plus serieuses défenses de tuer ni de mutiler aucun de ces animaux pendant l'espace de sept années. La garde de ces trois bêtes fut confiée à peu - près comme celle de nos chevaux - étalons, à un gentleman ou au plus notable fermier du lieu, attachant à ce soin des exemptions de subsides, quelque droit honorifique ou utile.

Mais afin de tirer des conjonctures tout l'avantage possible, on fit saillir des béliers espagnols sur des brebis communes. Les agneaux qui provinrent de cet accouplement, tenoient de la force & de la fécondité du pere à un tiers près. Cette pratique ingénieuse, dont on trouve des exemples dans Columelle, fut habilement renouvellée. Elle fit en Angleterre quantité de bâtards espagnols, dont les mâles communiquereut leur fécondité aux brebis communes. C'est par cette raison qu'il y a actuellement dans la Grande - Bretagne trois sortes précieuses de bêtes à laines.

Voilà comme Henri VIII. a contribué à préparer la gloire dont Elisabeth s'est couronnée, en frayant à la nation angloise le chemin qui l'a conduite à la richesse dont elle jouit aujourd'hui. Cette reine considérant l'importance d'assurer à son pays la possession exclusive de ses laines, imposa les peines les plus rigoureuses à l'exportation de tout bélier, brebis ou agneau vivant. Il s'agit dans ses statuts de la confiscation des biens, de la prison d'un an, & de la main coupée pour la premiere contravention; en cas de récidive, le coupable est puni de mort.

Ainsi le tems ouvrit les yeux des Anglois sur toutes les utilités qu'ils pouvoient retirer de leurs toisons. Les Arts produisirent l'industrie: on défricha les terres communes. On se mit à enclorre plusieurs endroits pour en tirer un plus grand profit. On les échauffa &on les engraissa, en tenant dessus des bêtes à laine. Ainsi le paturage fut porté à un point d'amélioration inconnu jusqu'alors; l'espece même des moutons se perfectionna par l'étude de la nourriture qui leur étoit la plus propre, & par le mélange des races. Enfin la laine devint la toison d'or des habitans de la Grande Bretagne.

Les successeurs d'Elisabeth ont continué de faire des réglemens très détaillés sur la police des manufactures de laines, soit pour en prévenir la dégradation, soit pour en avancer les progrès; mais on dit qu'on ne conserve aujourd'huì ces réglemens que par forme d'instruction, & que les Anglois, qui se regardent comme les plus habiles fabriquans du monde, & les plus soutenus par la seule émulation, laissent beaucoup de liberté à leurs manufactures, sansavoir lieu de s'appercevoir encore que leur commerce en soit diminué.

Le seul point sur lequel ils soient un peu séveres, c'est sur le mélange des laines d'une mauvaise qualité dans la tissure des draps larges. Du reste, le gouvernement, pour encourager les manufactures, a affranchi de droits de sortie les draps & les étoffes de lainage. Tout ce qui est destiné pour l'apprêt des laines, a été déchargé sous la reine Anne d'une partie des impositions qui pouvoient renchérir cette marchandise. En même tems le parlement a défendu l'exportation des instrumens qui servent dans la fabrique des étoffes de lainerie.

Ces détails prouvent combien le gouvernement peut favoriser les fabriques, combien l'industrie peut perfectionner les productions de la nature; mais cette industrie ne peut changer leur essence. Je n'ignore pas que la nature est liberale à ceux qui la cultivent, que c'est aux hommes à l'étudier, à la suivre & à l'embellir; mais ils doivent savoir jusqu'à quel point ils peuvent l'enrichir. On se préserve des traits enflammés du soleil, on prévient la disette, & on remédie aux stérilités des années; on peut même, à force de travaux, détourner le cours & le lit des fleuves. Mais qui fera croître le thim & le romarin sur les côteaux de Laponie, qui ne produisent que de la mousse? Qui peut donner aux eaux des fleuves des qualités médicinales & bien - faisantes qu'elles n'ont pas?

L'Espagne & l'Angleterre jouissent de cet avantage sur les autres contrées du monde, qu'indépendamment des races de leurs brebis, le climat, les paturages & les eaux y sont très - salutaires aux bétes à laine. La température & les alimens font sur les animaux le même effet qu'une bonne terre fait sur un arbre qu'on vient d'arracher d'un mauvais terrein, & de transplanter dans un sol favorable; il prospere à vûe d'oeil, & produit abondamment de bons fruits.

On éprouve en Espagne, & sur - tout en Castille, des chaleurs bien moins considérables qu'en Afrique; le climat y est plus tempéré. Les montagnes de Castille sont tellement disposées, qu'on y jouit d'un air pur & modérement chaud. Les exhalaisons qui montent des vallées, émoussent les rayons du soleil; & l'hiver n'a point de rigueur qui oblige a renfermer les troupeaux pendant les trois mois de sa durée.

Où trouve - t - on des paturages aussi parfaits que ceux de la Castille & de Léon? Les herbes fines & [p. 181] odoriférantes, communiquent au sang de l'animal un suc précieux, qui fait germer sur sa peau une infinité de filets, aussi moëlleux, aussi doux au toucher, qu'ils flatent agréablement la vûe par leur blancheur, quand la malpropreté ne les a pas encore salies. Ce n'est pas exagérer de dire que l'Espagne a des eaux d'une qualité presque unique. On y voit des ruisseaux & des rivieres, dont l'eau opere visiblement la guérison des maladies, auxquelles les moutons sont sujets. Les voyageurs & les Géographes citent entr'autres le Xenil & le Daro, qui tous deux tirent leur source de la Sierra - Nevada, montagne de Grenade. Leurs eaux ont une vertu incisive, qui purifie la laine, & rend la santé aux animaux languissans; c'est pour cela que dans le pays on nomme ces deux fleuves, le bain salutaire des brebis.

L'Angleterre réunit ces mêmes avantages dans un degré tres - éminent. Sa température y est aussi salutaire aux brebis, que l'est celle de l'Espagne; & on y est bien moins sujet qu'en France, aux vicissitudes des saisons. Comme les abris sont fréquens en. Angleterre, & que le froid y est généralement doux, on laisse d'ordinaire les bêtes à laine pâturer nuit & jour dans les plaines; leurs toisons ne contractent aucune saleté, & ne sont point gâtées par la fiente, nil'air épais des étables. Les Espagnols ni les François ne sauroient en plusieurs lieux imiter les Anglois dans cette partie à cause des loups; la race de ces animaux voraces, une fois extirpée de l'Angleterre, ne peut plus y rentrer: ils y étoient le fléau des laboureurs & des bergers, lorsque le roi Edgard, l'an 961, vint à bout de les détruire en trois ans de tems, sans qu'il en soit resté un seul dans les trois royaumes.

Leurs habitans n'ont plus besoin de l'avis de l'auteur des Géorgiques pour la garde de leurs troupeaux.

Nec tibi cura canûm fucrit postrema, sed unà Veoces Spartoe catulos, acremque molossum Pasce sero pingui; nunquam custodibus illis Incursus luporum horrebis.

Les Anglois distinguent autant de sortes de pâturages, qu'ils ont d'especes de bêtes à lain; chaque classe de moutons a pour ainsi dire son lot & son domaine. Les herbes fines & succulentes que l'on trouve abondamment sur un grand nombre de côteaux & sur les landes, conviennent aux moutons de la premiere espece. N'allez point les conduire dans les grands pâturages, ou la qualité de la laine changeroit, ou l'animal périroit; c'est ici pour eux le cas de suivre le conseil que donnoit Virgile aux bergers de la Pouille & de Tarente: « Fuyez les paturages trop abondans: Fuge pabuta loeta».

Les Anglois ont encore la bonne habitude d'ensemencer de faux seigle les terres qui ne sont propres à aucune autre production; cette herbe plus délicate que celle des prairies communes, est pour les moutons une nourriture exquise; elle est l'aliment ordinaire de cette seconde espece, à qui j'ai donné ci - dessus le nom de bâtards espagnols.

L'ancienne race des bêtes à laine s'est perpétuée en Angleterre; leur nourriture demande moins de soin & moins de précaution que celle des autres. Les prés & les bords des rivieres leur fournissent des pâturages excellens; leur laine, quoique plus grossiere, trouve son emploi, & la chair de ces animaux est d'un grand débit parmi le peuple.

C'est en faveur de cette race, & pour ménager le soin des prairies, qu'on introduisit au commencement de ce siecle l'usage de nourrir ce bétail de navets ou turnipes; on les seme à peu - près comme le gros seigle dans les friches, & ces moutons naturel<cb-> lement forts, en mangent jusqu'à la racine, & fertilisent les landes sur lesquelles on les tient.

Les eaux en Angleterre ont assez la même vertu que celles d'Espagne; mars elles y produisent un effet bien plus marqué. Les Anglois jaloux de donner à leurs laines toute la blancheur possible, sont dans la louable coutume de les laver sur pié, c'est - à - dire sur le dos de l'animal. Cette pratique leur vaut un double profit; les laines tondues sont plus aisées à laver, elles deviennent plus éclatantes, & ne souffrent presque point de déchetau lavage. Voyez Laine, apprêt des.

Enfin la grande - Bretagne baignée de la mer detoutes parts, jouit d'un air très - favorable aux brebis, & qui differe à leur avantage, de celui qu'elles éprouvent dans le continent. Les paturages qu'elles mangent, & l'air qui les environne, impregnés des vapeurs salines que les vents y charrient sans cesse, de quelque part qu'ils souffient, font passer aux poumons & au sang des bêtes blanches, un acide qui leur est salutaire; elles trouvent naturellement dans ce climat tout ce que Virgile recommande qu'on leur donne, quand il dit à ses bergers:

Atcui lactis amor, cytisum, lotosque frequentes, Ipse manu, salsasque ferat proesepibus herbas; Hinc & amant fluvios magis, & magis ubera tendunt,

Et salis occultum referunt in lacte saporem. Georg. liv. III. v. 392.

Il est donc vrai que le climat tempéré d'Angleterre, les races de ses brebis, les excellens paturages où l'on les tient toute l'année, les eaux dont on les lave & dont on les abreuve, l'air enfin qu'elles respirent, favorisent exclusivement aux autres peuples la beauté & la quantité de leurs bêtes à laine.

Pour donner en passant une idée de la multitude surprenante & indéterminée qu'on en éleve dans les trois royaumes, M. de Foé assure que les 605, 520 livres que l'on tire par année des moutons de Rumney - mirsh, ne forment que la deux centieme partie de la récolte du royaume. Les moutons de la grande espece fournissent depuis cinq jusqu'a huit livres de laine par toison; les béliers de ces troupeaux ont été achetes jusqu'à douze guinées. Les laines du sud des marais de Lincoln & de Leicester doivent le cas qu'on en fait à leur longueur, leur finesse, leur douceur & leur brillant: les plus belles laines courtes, sont celles des montagnes de Cotswold en Glocester - Shire.

En un mot, l'Angleterre par plusieurs causes réunies, possede en abondance les laines les plus propres pour la fabrication de toutes sortes d'etoffes, si l'on en excepte seulement les draps superfins, qu'elle ne peut fabriquer sans le secours des toisons d'Espagne. Ses ouvriers savent faire en laine depuis le drap le plus sort ou le plus chaud, jusqu'à l'étoffe la plus mince & la plus légere. Ils en fabriquent à raies & à fleurs, qui peuvent tenir lieu d'étoffes de soie, par leur légereté & la vivacité de leurs couleurs. Ils font aussi des dentelles de laines fort jolies, des rubans, des chemises de flanelle, des fichus & des coëffes de crêpes blancs. Enfinils vendent de leur lainerie à l'étranger. selon les uns, pour deux ou trois millions, & selon d'autres pour cinq millions sterlings.

Mais sans m'arrêter davantage à ces idées accessoires, qui ne nous intéressent qu'indirectement, & sans m'étendre plus au long sur l'objet principal, je crois qu'il résulte avec évidence de la discussion dans laquelle je suis entré au sujet des laines d'Espagne & d'Angleterre, que trois choses concourent à leur procurer des qualités supérieures qu'on ne peut obtenir ailleurs, la race, les paturages & le climat. J'a<pb->

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