ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"855"> des idées. Il faut peindre telle liaison, fondée sur tel rapport; ce rapport a un premier terme, puis un second: s'ils se suivent immédiatement, la plus grande liaison est observée; mais si vous peignez d'abord le second & ensuite le premier, il est palpable que vous renversez la nature, tout autant qu'un peintre qui nous présenteroit l'image d'un arbre ayant les racines en haut & les feuilles en terre: ce peintre se conformeroit autant à la plus grande liaison des parties de l'arbre, que vous à celle des idées.

Mais vous demeurez persuadé que je suis dans l'erreur, & que cette erreur est l'effet de l'habitude que notre langue nous a fait contracter. M. l'abbé Batteux, dont vous adoptez le nouveau système, pense comme vous, que nous ne sommes point, nous autres françois, placés, comme il faudroit l'être, pour juger si les constructions des Latins sont plus naturelles que les nôtres (Cours de Belles Lettres, éd. 1753, t. IV. p. 298.) Croyez - vous donc sérieusement être mieux placé pour juger des constructions latines, que ceux qui en pensent autrement que vous? Si vous n'osez le dire, pourquoi prononcez - vous? Mais disons le hardiment, nous sommes placés comme il faut pour juger de la nature des inversions, si nous ne nous livrons pas à des préjugés, à des intérêts de systême, si l'amour de la nouveauté ne nous seduit point au préjudice de la vérité, & si nous consultons sans prévention les notions fondamentales de l'élocution.

J'avoue que, comme la langue latine n'est pas aujourd'hui une langue vivante, & que nous ne la connoissons que dans les livres, par l'etude & par de fréquentes lectures des bons auteurs, nous ne sommes pas toujours en état de sentir la différence délicate qu'il y a entre une expression & une autre. Nous pouvons nous tromper dans le choix & dans l'assortiment des mots; bien des finesses sans doute nous échappent; & n'ayant plus sur la vraie prononciation du latin que des conjectures peu certaines; comment serions - nous assurés des lois de cette harmonie merveilleuse dont les ouvrages de Ciceron, de Quintilien & autres, nous donnent une si grande idée. comment en suivrions - nous les vûes dans la construction de notre latin factice? comment les démêlerions - nous dans celui des meilleurs auteurs?

Mais ces finesses d'élocution, ces délicatesses d'expression, ces agrémens harmoniques, sont toutes choses indifférentes au but que se propore la Grammaire, qui n'en visage que l'énonciation de la pensée. Peu importe à la clarté de cette énonciation, qu'il y ait des dissonnances dans la phrase, qu'il s'y rencontre des bâillemens, que l'intérêt de la passion y soit négligé, & que la nécessité de l'ordre analytique donne à l'ensemble un air sec & dur. La Grammaire n'est chargée que de dessiner l'analyse de la pensée qu'on veut énoncer; elle doit, pour ainsi dire, lui faire prendre un corps, lui donner des membres & les placer; mais elle n'est point chargée de colorier son dessein; c'est l'affaire de l'élocution oratoire. Or le dessein de l'analyse de la pensée est l'ouvrage du pur raisonnement; & l'immutabilité de l'original prescrit à la copie des regles invariables, qui sont par conséquent à la portée de tous les hommes sans distinction de tems, de climats, ni de langues: la raison est de tous les tems, de tous les climats & de toutes les langues. Aussi ce que pensent les Grammairiens modernes de toutes les langues sur l'inversion, est exactement la même chose que ce qu'en ont pensé les Latins mêmes, que l'habitude d'aucune langue analogue n'avoit séduits.

Dans le dialogue de partitione oratoria, où les deux Cicerons pere & sils sont interlocuteurs, le fils prie son pere de lui expliquer comment il faut s'y prendre pour exprimer la même pensée en plusieurs manieres différentes. Le pere répond qu'on peut varier le discours premierement, en substituant d'autres mots à la place de ceux dont on s'est servi d'abord: id totum genus situm in commutatione verborum. Ce premier point est indifférent à notre sujet; mais ce qui suit y vient ttes - à - propos: in conjunctis autem verbis triplex adhiberi potest commutatio, nec verborum, sed ordinis tantummodò; ut cùm semel directe'dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo, & idem quasi sursum versus retròque dicatur; deinde idem intercise atque perincise. Eloquendi autem exercitatio maximè in hoc toto convertendi genere versatur. (cap. vij.) Rien de plus clair que ce passage; il y est question des mots considérés dans l'ensemble de l'énonciation & par rapport à leur construction; & l'orateur romain caractérise trois arrangemens différens, selon lesquels on peut varier cette construction, commutatio ordinis.

Le premier arrangement est direct & naturel, directè sicut natura ipsa tulerit.

Le second est le renversement exact du premier; c'est l'inversion proprement dite: dans l'un on va directement du commencement à la fin, de l'origine au dernier terme, du haut en bas; dans l'autre, on va de la fin au commencement, du dernier terme à l'origine, du bas en haut, sursùm - versus, à reculons, retrò. On voit que Ciceron est plus difficile que M. l'abbé de Condillac, & qu'il n'auroit pas jugé que l'on suivît également l'ordre direct de la nature dans les deux phrases, Alexander vicit Darium, & Darium vicit Alexander; il n'y a, selon ce grand orateur, que l'une des deux qui soit naturelle, l'autre en est l'inversion, invertitur ordo.

Le troisieme arrangement s'éloigne encore plus de l'ordre naturel; il en rompt l'enchaînement en violant la liaison la plus immédiate des parties, incisè; les mots y sont rapprochés sans affinité & comme au hazard, permistè; ce n'est plus ce qu'il faut nommer inversion, c'est l'hyperbate & l'espece d'hyperbate à laquelle on donne le nom de synchise. Voyez Hyperbate & Synchise. Tel est l'atrangement de cette phrase, vicit Darium Alexander, parce que l'idée d'Alexander y est séparée de celle de vicit, à laquelle elle doit être liée immédiatement.

Ciceron nous a donné lui - même l'exemple de ces trois arrangemens, dans trois endroits différens où il énonce la même pensee. Legi tuas litteras quibus ad me scribis, &c. ce sont les premiers mots d'une lettre qu'il écrit à Lentulus (Ep. ad famil. lib. VII. ep vij.) Cette phrase est écrite directè, sicut natura ipsa tulit; ou du moins cet arrangement est celui que Ciceron prétendoit caractériser par ces mots, & cela me suffit. Mais dans la lettre iv. du liv. III. Ciceron met au commencement ce qu'il avoit mis à la fin dans la précédente; litteras tuas accepi; c'est la seconde sorte d'arrangement, sursùm - versùs, retròque. Voici la troisieme sorte, qui est lorsque les mots corrélatifs sont séparés & coupés par d'autres mots, intereisè atque permistè: raras tuas quidem... sed suaves accipio litteras. Ep. ad famil. lib II. ep. xiij.

J'avoue que cette application des principes de Ciceron, aux exempies que j'ai empruntés de ses lettres, n'est pas de lui - même; & que les défenseurs du nouveau systême peuvent encore prétendre que je l'ai faite à mon gré, que je sacrifie à l'erreur où m'a jetté l'habitude de ma langue, & qu'il y a cependant dans le françois même, comme le remarque l'auteur de l'essai sur l'origine des connoissances humaines, des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y [p. 856] est beaucoup mieux après le verbe, comme dans Darius que vainquit Alexandre.

On peut prétendre sans doute tout ce que l'on voudra, si l'on perd de vûe les raisons que j'ai déja alléguées, pour faire connoître l'ordre vraiment naturel, qui est le fondement de toutes les syntaxes. Cet oubli volontaire ne m'oblige point à y revenir encore; mais je m'arrêterai quelques momens sur la derniere observation de M. l'abbé de Condillac, & sur l'exemple qu'il cite. Oui, notre syntaxe aime mieux que l'on dise Darius que vainquit Alexandre, que si l'on disoit Darius qu'Alexandre vainquit; & c'est pour se conformer mieux à l'indication de la nature, en observant la liaison la plus immédiate: car que est le complément de vainquit, & ce verbe a pour sujet Alexandre. En disant Darius que vainquit Alexandre, si l'on s'écarte de l'ordre naturel, c'est par une simple inversion; & en disant Darius qu'Alexandre vainquit, il y auroit inversion & synchise tout à - la fois. Notre langue qui fait son capital de la clarté de l'énonciation, a donc dû préférer celui des deux arrangemens où il y a le moins de desordre; mais celui même qu'elle adopte est contre nature, & se trouve dans le cas de l'inversion, puisque le complément que précede le verbe qui l'exige, c'est - à - dire, que l'effet précede la cause; c'est pour cela qu'il est décliné, contre l'ordinaire des autres mots de la langue.

Ce mot est conjonctif par sa nature, & tout mot qui sert à lier, doit être entre les deux parties dont il indique la liaison: c'est une loi dont on ne s'écarte pas, & dont on ne s'écarte que bien peu, même dans les langues transpositives. Quand le mot conjonctif est en même tems sujet de la proposition incidente qu'il joint avec l'antécédent, il prend la premiere place, & elle lui convient à toute sorte de titres; alors il garde sa terminaison primitive & directe qui. Si ce mot est complément du verbe, la premiere place ne lui convient plus qu'à raison de sa vertu conjonctive, & c'est à ce titre qu'il la garde; mais comme complément, il est déplacé, & pour éviter l'équivoque, on lui a donné une terminaison que, qui est indiquant. Cette seconde espece de service certifie en même tems le déplacement, de la même maniere précisément que les cas des Grecs & des Latins. Ainsi ce qu'on allegue ici pour montrer la nature dans la phrase françoise, ne sert qu'à y en attester le renversement, & il ne faut pas croire, comme l'insinue M. Batteux (tom. jv. pag. 338.) que nous ayons introduit cet accusatif terminé, pour revenir à l'ordre des Latins; mais forcés comme les Latins & comme toutes les nations, à placer ce mot conjonctif à la tête de la proposition incidente, lors même qu'il est complément du verbe, nous aurions pû nous dispenser de lui donner un accusatif terminé, sans compromettre la clarté de l'énonciation qui est l'objet principal de la parole, & l'objet unique de la Grammaire.

Au reste, ce n'est rien moins que gratuitement que je suppose que Cicéron a pensé comme nous sur l'ordre naturel de l'élocution. Outre les raisons dont la philosophie étaye ce sentiment, & que Cicéron pouvoit appercevoir autant qu'aucun philosophe moderne, des Grammairiens de profession, dont le latin étoit la langue naturelle, s'expliquent comme nous sur cette matiere: leur doctrine, qu'aucun d'eux n'a donnée comme nouvelle, étoit sans doute la doctrine traditionelle de tous les littérateurs latins.

S. Isidore de Séville, qui vivoit au commencement du septieme siecle, rapporte ces vers de Virgile. (AEn. II. 348.)

Juvenes, fortissima, frustrà, Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est Certa sequi; (quoe sit rebus fortuna videtis: Excessêre omnes adytis, arisque relictis, Dî quibus imperium hoc steterat): succur ritis urb Incensoe: moriamur, & in media arma ruamus.

L'arrangement des mots dans ces vers paroît obscur à Isidore; confusa sunt verba, ce sont ses termes. Que fait - il? il range les mêmes mots selon l'ordre que j'appelle analytique: ordo talis est, comme s'il disoit, il y a inversion dans ces vers, mais voici la construction: Juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensoe, quia excessêre dii, quibus hoc imperium steterat: undè si vobis cupido certa est sequi me audentem extrema, ruamus in media arma & moriamur. Isid. orig. lib. I. cap. xxxvj. Que l'intégrité du texte ne soit pas conservée dans cette construction, & que l'ordre analytique n'y soit pas suivi en toute rigueur: c'est dans ce savant évêque un défaut d'attention ou d'exactitude, qui n'infirme en rien l'argument que je tire de son procédé; il suffit qu'il paroisse chercher cet ordre analytique. On verra au mot Méthode, quelle doit être exactement la construction analytique de ce texte.

Il avoit probablement un modele qu'il semble avoir copié en cet endroit; je parle de Servius, dont les commentaires sur Virgile sont si fort estimés, & qui vivoit dans le sixieme siecle, sous l'empire de Constantin & de Constance. Voici comme il s'explique sur le même endroit de Virgile: ordo talis est: juvenes, fortissima pectora, fruflrà succurritis urbi incensoe, quia excesserunt omnes dii. Undè si vobis cupido certa est me sequi audentem extrema, moriamur & in media arma ruamus. Servius ajoûte un peu plus bas, au sujet de ces derniers mots, U/S2EROW=RO/TEROU; nam ante est in arma ruere, & sic mori; & S. Isidore a fait usage de cette remarque dans sa construction, ruamus in media arma & moriamur. L'un & l'autre n'ont insisté que sur ce qui marque dans le total de la phrase, parce que cela suffisoit aux vûes de l'un & de l'autre, comme il suffit aux miennes.

Le même Servius fait la construction de quantité d'autres endroits de Virgile, & il n'y manque pas, dès que la clarté l'exige. Par exemple, sur ce vers (AEn. I. 113.) Saxa, vocant Itali mediis quoe in fluctibus aras; voici comme il s'explique: ordo est, quoe saxa latentia in mediis fluctibus, Itali aras vocant; où l'on voit encore les traces de l'ordre analytique.

Donat, ce fameux Grammairien du sixieme siecle, qui fut l'un des maîtres de S. Jérôme, observe aussi la même pratique à l'égard des vers de Térence, quand la construction est un peu embarrassée, ordo est, dit - il; & il dispose les mots selon l'ordre analytique.

Priscien, qui vivoit au commencement du sixieme siecle, a fait sur la Grammaire un ouvrage bien sec à la vérité, mais d'où l'on peut tirer des lumieres, & sur - tout des preuves bien assurées de la façon de penser des Latins sur la construction de leur langue. Deux livres de son ouvrage, le XVII & le XVIII, roulent uniquement sur cet objet, & sont intitulés, de constructione, sive de ordinatione partium orationis; ce que nous avons vu jusqu'ici désigné par le mot ordo, il l'appelle encore structura, ordinatio, conjunctio sequentium; deux mots d'une énergie admirable, pour exprimer tout ce que comporte l'ordre analytique, qui regle toutes les syntaxes; 1°. la liaison immédiate des idées & des mots, telle qu'elle a été observée plus haut, conjunctio; 2°. la succession de ces idées liées, sequentium.

Outre ces deux livres que l'on peut appeller dogmatiques, il a mis à la suite un ouvrage particulier, qui est comme la pratique de ce qu'il a enseigné auparavant; c'est ce qu'on appelle encore aujourd'hui les parties & la construction de chaque premier vers des douze livres de l'Eneïde, conformément au titre

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