ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"857"> même, Prisciani grammatici partitiones versuum xij AEnoeidos principalium. Il est par demandes & par réponses; on lit d'abord le premier vers du premier livre: Arma virumque cano, &c. ensuite après quelques autres questions, le disciple demande à son maître, en quel cas est arma; car il peut être regardé, dit - il, ou comme étant au nominatif pluriel, ou comme étant à l'accusatif. Le maître répond qu'en ces occurrences, il faut changer le mot qui a une terminaison équivoque, en un autre dont la désinence indique le cas d'une maniere précise & déterminée; qu'il n'y a d'ailleurs qu'à faire la construction, & qu'elle lui fera connoître que arma est à l'accusatif; hoc certum est, dit Priscien, à structurâ, id est, ordinatione & conjunctione sequentium; il décide encore le cas de arma par comparaison avec celui de virum qui est incontestablement à l'accusatif; manifestabitur tibi casus, ut in hoc loco cano virum dixit (Virgilius). Ainsi, selon Priscien, cano virum est une construction naturelle, & l'image de l'ordre analytique, ordinatio, conjunctio sequentium; Priscien jugeoit donc que Virgile avoit parlé sursùm versùs, & que son disciple, pour l'entendre, devoit arranger les mots de maniere à parler directè.

Ecoutons Quintilien; il connoissoit la même doctrine.

« L'hyperbate, dit ce sage rhéteur, est une transposition de mots que la grace du discours demande souvent. C'est avec juste raison que nous mettons cette figure au rang des principaux agrémens du langage; car il arrive très souvent que le discours est rude, dur, sans mesure, sans harmonie, & que les oreilles sont blessées par des sons desagréables, lorsque chaque mot est placé selon la suite nécessaire de son ordre & de sa génération, (c'est - à - dire, de la construction & de la syntaxe). Il faut donc alors transporter les mots, placer les uns après, & mettre les autres devant, chacun dans le lieu le plus convenable; de même qu'on en agit à l'égard des pierres les plus grossieres dans la construction d'un édifice; car nous ne pouvons pas corriger les mots, ni leur donner plus de grace, ou plus d'aptitude à se lier entre eux; il faut les prendre comme nous les trouvons, & les placer avec choix. Rien ne peut rendre le discours nombreux, que le changement d'ordre fait avec discernement ». *U(PE/RBATON quoque, id est verbi transgressionem, quam frequenter ratio compositionis & decor poscit, non immeritò inter virtutes habemus. Fit enim frequentissimè aspera, & dura, & dissoluta, & hians oratio, si ad necessitatem ordinis sut verba redigantur, & ut quodque oritur, ita proximus ... alligetur. Differenda igitur quoedam, & proesumenda, atque, ut in structuris lapidum impolitiorum, loco quo convenit quicque ponendum. Non enim recidere ea, nec polire possumus, quoe coagmentata se magis jungant; sed utendum his, qualia sunt, eligendoeque sedes. Nec aliud potest sermonem facere numerosum, quàm opportuna ordinis mutatio. Inst. orat. lib. VIII. c. vj. de tropis.

Quel autre sens peut - on donner au necessitatem ordinis sui, sinon l'ordre de la succession des idées? Que peut signifier ut quodque oritur, ita proximis alligetur, si ce n'est la liaison immédiate qui se trouve entre deux idées que l'analyse envisage comme consécutives, & entre les mots qui les expriment? Ordinis mutatio, c'est donc l'inversion, le renversement de l'ordre successif des idées, ou l'interruption de la liaison immédiate entre deux idées consécutives. Cette explication me paroît démontrée par le langage des Grammairiens latins, postérieurs à Quintilien, dont j'ai rapporté ci - devant les témoignages, & qui parloient de leur langue en connoissance de cause.

Mais voulez - vous que Quintilien lui - même en devienne le garant? Vous voyez ici qu'il n'est point d'avis que l'on suive rigoureusement cette suite nécessaire de l'ordre & de la génération des idées & des mots, & que pour rendre le discours nombreux, ce qu'un rhéteur doit principalement envisager, il exige des changemens à cet ordre. Il insiste ailleurs sur le même objet; & l'ordre dont il veut que l'orateur s'écarte, y est désigné par des caracteres auxquels il n'est pas possible de se méprendre; les sujets y sont avant les verbes, les verbes avant les adverbes, les noms avant les adjectifs; rien de plus précis. Illa nimia quorumdam fuit observatio, dit - il, ut vocabula verbis, verba rursus adverbiis, nomina appositis & pronominibus rursús essent priora: nam fit contrà quoque frequenter, non indecorè. Lib. IX. cap. ii. de compositione.

Quintilien avoit sans doute raison de se plaindre de la scrupuleuse & rampante exactitude des écrivains de son temps, qui suivoient servilement l'ordre analytique de la syntaxe latine; dans une langue qui avoit admis des cas, pour être les symboles des diverses relations à cet ordre successif des idées, c'étoit aller contre le génie de la langue même, que de placer toujours les mots selon cette succession; l'usage ne les avoit soumis à ces inflexions, que pour donner à ceux qui les employoient, la liberté de les arranger au gré d'une oreille intelligente, ou d'un goût exquis; & c'étoit manquer de l'un & de l'autre, que de suivre invariablement la marche monotone de la froide analyse; mais en condamnant ce défaut, notre rhéteur reconnoît très - clairement l'existence & les effets de l'ordre analytique & fondamental; & quand il parle d'inversion, de changement d'ordre, c'est relativement à celui - là même: Non enim ad pedes verba dimensa sunt: ideoque ex loco transferuntur in locum, ut jungantur quo congruunt maximè; sicut in structur â saxorum rudium etiam ipsa enormitas invenit cui applicari, & in quo possit insistere. Id. ibid. un peu plus bas.

Que résulte - t - il de tout ce qui vient d'être dit? Le voici sommairement. Si l'homme ne parle que pour être entendu, c'est - à - dire, pour rendre présentes à l'esprit d'autrui les mêmes idées qui sont présentes au sien; le premier objet de toute langue, est l'expression claire de la pensée: & de - là cette vérité également reconnue par les Grammairiens & par les rhéteurs, que la clarté est la qualité la plus essentielle du discours; oratio verò, cujus summa virtus est prespicuitas, quàm sit vitiosa, si egeat interprete! dit Quintilien, lib. I. cap. jv. de grammaticâ. La parole ne peut peindre la pensée immédiatement, parce que les operations de l'esprit sont indivisibles & sans parties, & que toute peinture suppose proportion, & parties par conséquent. C'est donc l'analyse abstraite de la pensée, qui est l'objet immédiat de la parole; & c'est la succession analytique des idées partielles, qui est le prototype de la succession grammaticale des mots représentatifs de ces idées. Cette conséquence se vérifie par la conformité de toutes les syntaxes avec cet ordre analytique; les langues analogues le suivent pié - à - pié; on ne s'en écarte que pour en atteindre le but encore plus sûrement; les langues transpositives n'ont pu se procurer la liberté de ne pas le suivre scrupuleusement qu'en donnant à leurs mots des inflexions qui y fussent relatives; de maniere qu'à parler exactement, elles ne l'ont abandonné que dans la forme, & y sont restées assujetties dans le fait; cette influence nécessaire de l'ordre analytique a non - seulement reglé la syntaxe do toutes les langues; elle a encore déterminé le langage des Grammairiens de tous les tems: c'est uniquement à cet ordre qu'ils ont rapporté leurs observations, lorsqu'ils ont envisagé la parole simplement comme énonciative de la pensée, c'est - à - dire, lorsqu'ils n'ont eu en vûe que le grammatical de l'élo<pb-> [p. 858] cution; l'ordre analytique est donc, par rapport à la Grammaire, l'ordre naturel; & c'est par rapport à cet ordre que les langues ont admis ou proserit l'inversion. Cette vérité me semble réunir en sa faveur des preuves de raisonnement, de fait & de témoignage, si palpables & si multipliées, que je ne croirois pas pouvoir la rejetter sans m'exposer à devenir moi - même la preuve de ce que dit Ciceron: Nescio quomodo nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab - aliquo philosophorum. De divinat. lib. II. cap. lviij.

M. l'abbé Batteux, dans la seconde édition de son cours de belles lettres, se fait du précis de la doctrine ordinaire une objection qui paroît née des difficultés qu'on lui a faites sur la premiere édition; & voici ce qu'il répond: tom. IV. pag. 306. « Qu'il y ait dans l'esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies par le méchanisme de la langue dans laquelle il s'agit de s'exprimer; qu'il y ait encore un arrangement des idées considérées méthaphysiquement. .... ce n'est pas de quoi il s'agit dans la question présente. Nous ne cherchons pas l'ordre dans lequel les idées arrivent chez nous; mais celui dans lequel elles en sortent, quand, attachées à des mots, elles se mettent en rang pour aller, à la suite l'une de l'autre, opérer la persuasion dans ceux qui nous écoutent; en un mot, nous eherchons l'ordre oratoire, l'ordre qui peint, l'ordre qui touche; & nous disons que cet ordre doit être dans les récits le même que celui de la chose dont on fait le recit, & que dans les cas où il s'agit de persuader, de faire consentir l'auditeur à ce que nous lui disons, l'intérêt doit regler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l'objet le plus important ». Qu'il me soit permis de faire quelques observations sur cette réponse de M. Batteux.

1°. S'il n'a pas envisagé l'ordre analytique ou grammatical, quand il a parlé d'inversion, il a fait en cela la plus grande faute qu'il soit possible de commettre en fait de langage; il a contredit l'usage, & commis un barbarisme. Les grammairiens de tous les tems ont toujours regardé le mot inversion, comme un terme qui leur étoit propre, qui étoit relatif à l'ordre méchanique des mots dans l'élocution grammaticale: on a vu ci - dessus que c'est dans ce sens qu'en ont parlé Cicéron, Quintilien, Donat, Servius, Priscien, S. Isidore de Séville. M. Batteux ne pouvoit pas ignorer que c'est dans le même sens, que le P. du Cerceau se plaint du désordre de la construction usuelle de la langue latine; & qu'au contraire M. de Fénelon, dans sa lettre à l'académie françoise (édit. 1740. pag. 313. & suiv.), exhorte ses confreres à introduire dans la langue françoise, en faveur de la poësie, un plus grand nombre d'inversions qu'il n'y en a. « Notre langue, dit - il, est trop severe sur ce point; elle ne permet que des inversions douces: au contraire les anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété & les expressions passionnées; les inversions se tournoient en grandes figures, & tenoient l'esprit suspendu dans l'attente du merveilleux ». M. Batteux lui - même, en annonçant ce qu'il se propose de discuter sur cette matiere, en parle de maniere à faire croire qu'il prend le mot d'inversion dans le même sens que les autres, « L'objet, dit - il, (pag. 295.) de cet examen se réduit à reconnoître quelle est la différence de la structure des mots dans les deux langues, & quelles sont les causes de ce qu'on appelle gallicisme, latinisme, &c Or je le demande: ce mot structure n'est - il pas rigoureusement relatif au méchanisme des langues, & ne signifie - t - il pas la disposition artificielle des mots, autorisée dans chaque langue, pour atteindre le but qu'on s'y propose, qui est l'énonciation de la pensée? N'est - ce pas aussi du méchanisme propre à chaque langue, que naissent les idiotismes? Voyez Idiotisme.

Je sens bien que l'auteur m'alléguera la déclaration qu'il fait ici expressément, & qu'il avoit assez indiquée dès la premiere édition, qu'il n'envisage que l'ordre oratoire; qu'il ne donne le nom d'inversion qu'au renversement de cet ordre, & que l'usage des mots est arbitraire, pourvû que l'on ait la précaution d'établir, par de bonnes définitions, le sens que l'on prétend y attacher; mais la liberté d'introduire, dans le langage même des sciences & des arts, des mots absolument nouveaux, & de donner à des mots déja connus un sens différent de celui qui leur est ordinaire, n'est pas une licence effrénée qui puisse tout changer sans retenue, & innover sans raison; dabitur licentia sumpta pudenter. Hor. art poet. 51. il faut montrer l'abus de l'ancien usage, & l'utilité ou même la nécessité du changement; sans quoi, il faut respecter inviolablement l'usage du langage didactique, comme celui du langage national, quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi. Ibid. 72. M. Batteux a - t - il pris ces precautions? a - t - il prévenu l'équivoque & l'incertitude par une bonne définition? Au contraire, quoiqu'il soit peut - être vrai au fond que l'inversion, telle qu'il l'entend, ne puisse l'être que par rapport à l'ordre oratoire; il semble avoir affecté de faire croire qu'il ne prétendoit parler que de l'inversion grammaticale; il annonce dès le commencement qu'il trouve singuliere la conséquence d'un raisonnement du P. du Cerceau sur les inversions, qui ne sont assurément que les inversions grammaticales (pag. 298); & il prétend qu'il pourroit bien arriver que l'inversion fût chez nous plutôt que chez les Latins. N'est - ce pas à la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche & Chompré, amis & prosélytes de M. Batteux, ont fait de sa doctrine nouvelle sur l'inversion, sous ses propres yeux, & pour ainsi dire sur son bureau le fondement de leur système d'enseignement, & de leur méthode d'étudier les langues?

2°. S'il y a dans l'esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies pour le méchanisme de la langue dans laquelle il s'agit de s'exprimer, (ce sont les termes de M. Batteux); il peut donc y avoir dans l'élocution un arrangement des mots, qui soit le renversement de cet arrangement grammatical qui existe dans l'esprit, qui soit inversion grammaticale; & c'est précisément l'espece d'inversion, reconnue comme telle jusqu'à présent par tous les Grammairiens, & la seule à laquelle il faille en donner le nom: mais expliquons - nous. Un arrangement grammatical dans l'esprit, veut dire sans doute un ordre dans la succession des idées, lequel doit servir de guide à la grammaire? cela posé, faut - il dire que cet arrangement est relatif aux regles, ou que les regles sont relatives à cet arrangement? La premiere expression me sembleroit indiquer que l'arrangement grammatical ne seroit dans l'esprit, que comme le résultat des regles arbitraires du méchanisme propre de chaque langue; d'où il s'ensuivroit que chaque langue devroit produire son arrangement grammatical particulier. La seconde expression suppose que cet arrangement grammatical préexiste dans l'esprit, & qu'il est le fondement des regles méchanique de chaque langue. En cela même je la crois préférable à la premiere, parce que, comme le disent les Jurisconsultes, regula est quoe rem quoe est, breviter enarrat; non ut ex regula jus sumatur, sed ex jure, quod est, regula fiat. Paul. juriscons. lib. I. de reg. jur. Quoiqu'il en soit, dès que M. Batteux reconnoît cet arrangement grammatical dans l'esprit, il me semble que ce doit être celui dont j'ai ci - de<pb->

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