ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"853"> c'est le premier objet de toute langue: les deux autres supposent toujours le premier, qui en est l'instrument nécessaire.

Voulez - vous plaire par le rythme, par l'harmonie, c'est - à - dire, par une certaine convenance de syllabes, par la liaison, l'enchaînement, la proportion des mots entr'eux, de façon qu'il en résulte une cadence agréable pour l'oreille? Commencez par vous faire entendre. Les mots les plus sonores, l'arrangement le plus harmonieux ne peuvent plaire que comme le feroit un instrument de musique: mais alors ce n'est plus la parole qui est essentiellement la manifestation des pensées par la voix.

Il est également impossible de toucher & d'intéresser, si l'on n'est pas entendu. Quoique mon intérêt ou le vôtre soit le motif principal qui me porte à vous adresser la parole, je suis toujours obligé de me faire entendre, & de me servir des moyens établis à cet effet dans la langue qui nous est commune. Ces moyens à la vérité peuvent bien être mis en usage par l'intérêt; mais ils n'en dépendent en auoune maniere. C'est ainsi que l'intérêt engage le pilote à se servir de l'aiguille aimantée; mais le mouvement instructif de cette aiguille est indépendant de l'intérêt du pilote.

L'objet principal de la parole est donc l'énonciation de la pensée. Or en quelque langue que ce puisse être, les mots ne peuvent exciter de sens dans l'esprit de celui qui lit ou qui écoute, s'ils ne sont assortis d'une maniere qui rende sensibles leurs rapports mutuels, qui sont l'image des relations qui se trouvent entre les idées mêmes que les mots expriment. Car quoique la pensée, opération purement spirituelle, soit par - là même indivisible, la Logique par le secours de l'abstraction, comme je l'ai dit ailleurs, vient pourtant à bout de l'analyser en quelque sorte, en considérant séparément les idées différentes qui en sont l'objet, & les relations que l'esprit apperçoit entr'elles. C'est cette analyse qui est l'objet immédiat de la parole; ce n'est que de cette analyse que la parole est l'image: & la succession analytique des idées est en conséquence le prototype qui décide toutes les lois de la syntaxe dans toutes les langues imaginables. Anéantissez l'ordre analytique, les regles de la syntaxe sont par - tout sans raison, sans appui, & bien - tôt elles seront sans consistance, sans autorité, sans effet: les mots sans relation entr'eux ne formeront plus de sens, & la parole ne sera plus qu'un vain bruit.

Mais cet ordre est immuable, & son influence sur les langues est irrésistible, parce que le principe en est indépendant des conventions capricieuses des hommes & de leur mutabilité: il est fondé sur la nature même de la pensée, & sur les procédés de l'esprit humain qui sont les mêmes dans tous les individus de tous les lieux & de tous les tems, parce que l'intelligence est dans tous une émanation de la raison immuable & souveraine, de cette lumiere véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde, lux vera quoe illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum. Joan. I. 9.

Il n'y a que deux moyens par lesquels l'influence de l'ordre analytique puisse devenir sensible dans l'énonciation de la pensée par la parole. Le premier, c'est d'assujettir les mots à suivre dans l'élocution la gradation même des idées & l'ordre analytique. Le second, c'est de faire prendre aux mots des inflexions qui caractérisent leurs relations à cet ordre analytique, & d'en abandonner ensuite l'arrangement dans l'élocution à l'influence de l'harmonie, au feu de l'imagination, à l'intérêt, si l'on veut, des passions. Voilà le fondement de la division des langues en deux especes générales, que M. l'abbé Girard (Princ. disc. j. tom. I. pag. 23.) appelle analogues & transpositives.

Il appelle langues analogues celles qui ont soumis leur syntaxe à l'ordre analytique, par le premier des deux moyens possibles: & il les nomme analogues, parce que leur marche est effectivement analogue, & en quelque sorte parallele à celle de l'esprit même, dont elle suit pas - à - pas les opérations.

Il donne le nom de transpositives à celles qui ont adopté le second moyen de fixer leur syntaxe d'après l'ordre analytique: & la dénomination de transpositives caractérise très - bien leur marche libre & souvent contraire à celle de l'esprit, qui n'est point imitée par la succession des mots, quoiqu'elle soit parfaitement indiquée par les livrées dont ils sont revêtus.

C'est en effet l'ordre analytique de la pensée qui fixe la succession des mots dans toutes les langues analogues; & si elles se permettent quelques écarts, ils sont si peu considérables, si aisés à appercevoir & à rétablir, qu'il est facile de sentir que ces langues ont toujours les yeux sur la même boussole, & qu'elles n'autorisent ces écarts que pour arriver encore plus sûrement au but, tantôt parce que l'harmonie répand plus d'agrément sur le sentier détourné, tantôt parce que la clarté le rend plus sûr. C'est l'ordinaire dans toutes ces langues que le sujet précede le verbe, parce qu'il est dans l'ordre que l'esprit voye d'abord un être avant qu'il en observe la maniere d'être; que le verbe soit suivi de son complément, parce toute action doit commencer avant que d'arriver à son terme; que la préposition ait de même son complément après elle, parce qu'elle exprime de même un sens commencé que le complément acheve; qu'une proposition incidente ne vienne qu'après l'antécédent qu'elle modifie, parce que, comme disent les Philosophes, priùs est esse quàm sic esse, &c. La correspondance de la marche des langues analogues à cette succession analytique des idées, est une vérité de fait & d'expérience; elle est palpable dans la construction usuelle de la langue françoise, de l'italienne, de l'espagnole, de l'angloise, & de toutes les langues analogues.

C'est encore l'ordre analytique de la pensée, qui dans les langues transpositives détermine les inflexions accidentelles des mots. Un être doit exister avant que d'être tel; & par analogie le nom doit être connu avant l'adjectif, & le sujet avant le verbe, sans quoi il seroit impossible de mettre l'adjectif en concordance avec le nom, ni le verbe avec son sujet: il faut avoir envisagé le verbe ou la préposition, avant que de penser à donner telle ou telle inflexion à leur complément, &c. &c. Ainsi quand Cicéron a dit, diuturni silentii finem hodiernus dies attulit, les inflexions de chacun de ces mots étoient relatives à l'ordre analytique, & le caractérisoient; sans quoi leur ensemble n'auroit rien signifié. Que veut dire diuturnus silentium finis hodiernus dies afferre? Rien du tout: mais de la phrase même de Cicéron je vois sortir un sens net & précis, par la connoissance que j'ai de la destination de chacune des terminaisons. Diuturni a été choisi par préférence, pour s'accorder avec silentii; ainsi silentii est antérieur à diuturni, dans l'ordre analytique. Pourquoi le nom silentii, & par la raison de la concordance son adjectif diuturni, sont - ils au génitif? C'est que ces deux mots forment un supplément déterminatif au nom appellatif finem; ces deux mots font prendre finem dans une acception singuliere; il ne s'agit pas ici de toute fin, mais de la fin du silence que l'orateur gardoit depuis long - tems: finem est donc la cause de l'inflexion oblique de silentii diuturni; j'ai donc droit de conclure que finem [p. 854] dans l'ordre analytique précede silentïi diuturni, non parce que je dirois en françois la fin du silence, mais parce que la cause précede l'effet, ce qui est également la raison de la construction françoise: finem est encore un cas qui a sa cause dans le verbe attulit, qui doit par conséquent le précéder; & attulit a pour raison de son inflexion le sujet dies hodiernus, dont la terminaison directe indique que rien ne le précede & ne le modifie.

Il est donc évident que dans toutes les langues la parole ne transmet la pensée qu'autant qu'elle peint fidelement la succession analytique des idées qui en sont l'objet, & que l'abstraction y considere séparément. Dans quelques idiomes cette succession des idées est représentée par celle des mots qui en sont les signes; dans d'autres elle est seulement désignée par les inflexions des mots qui au moyen de cette marque de relation, peuvent sans conséquence pour le sens, prendre dans le discours telle autre place que d'autres vûes peuvent leur assigner: mais à travers ces différences considérables du génie des langues, on reconnoît sensiblement l'impression uniforme de la nature qui est une, qui est simple, qui est immuable, & qui établit par - tout une exacte conformité entre la progression des idées & celle des mots qui le représentent.

Je dis l'impression de la nature, parce que c'est en effet une suite nécessaire de l'essence & de la nature de la parole. La parole doit peindre la pensée & en être l'image; c'est une vérité unanimement reconnue. Mais la pensée est indivisible, & ne peut par conséquent être par elle - même l'objet immédiat d'aucune image; il faut nécessairement recourir à l'abstraction, & considérer l'une après l'autre les idées qui en sont l'objet & leurs relations; c'est donc l'analyse de la pensée qui seule peut être figurée par la parole. Or il est de la nature de toate image de représenter fidellement son original; ainsi la nature de la parole exige qu'elle peigne exactement les idées objectives de la pensée & leurs relations. Ces relations supposent une succession dans leurs termes; la priorité est propre à l'un, la postériorité est essentielle à l'autre: cette succession des idées, fondée sur leurs relations, est donc en effet l'objet naturel de l'image que la parole doit produire, & l'ordre analytique est l'ordre naturel qui doit servir de base à la syntaxe de toutes les langues.

C'est à des traits pareils que M. Pluche lui - même reconnoît la nature dans les langues. « Dans toutes les langues, dit - il dès le commencement de sa Méchanique, tant anciennes que modernes, il faut bien distinguer ce que la nature enseigne... d'avec ce qui est l'ouvrage des hommes, d'avec ce qui est d'une institution arbitraire. Ce que la nature leur a appris est le même par - tout; il se soutient avec égalité: & ce qu'il étoit dans les premiers tems du genre humain, il l'est encore aujourd'hui. Mais ce qui provient des hommes dans chaque langue, ce que les événemens y ont occasionné, varie sans fin d'une langue à l'autre, & se trouve sans stabilité même dans chacune d'elles. A voir tant de changemens & de vicissitudes, on s'imagineroit que le premier fond des langues, l'ouvrage de la nature, a dû s'anéantir & se défigurer jusqu'à n'être plus reconnoissable. Mais, quoique le langage des hommes soit aussi changeant que leur conduite, la nature s'y retrouve. Son ouvrage ne peut en aucune langue ni se détruire, ni se cacher ». Je n'ajoûte à un texte si précis qu'une simple question. Que reste - t - il de commun à toutes les langues, que d'employer les mêmes especes de mots, & de les rapporter à l'ordre analytique?

Tirons enfin la derniere conséquence. Qu'est - ce que l'inversion? C'est une construction où les mots se succedent dans un ordre renversé, relativement à l'ordre analytique de la succession des idées. Ainsi Alexandre vainquit Darius, est en françois une construction directe; il en est de même quand on dit en latin, Alexander vicit Darium: mais si l'on dit, Darium vicit Alexander, alors il y a inversion.

Point du tout, répond M. l'abbé de Condillac, Essai sur l'origine des con. hum. part. II. sec. j. chap. 12. « Car la subordination qui est entre les idées autorise également les deux constructions latines; en voici la preuve. Les idées se modifient dans le discours selon que l'une explique l'autre, l'étend, ou y met quelque restriction. Par - là elles sont naturellement subordonnés entr'elles, mais plus ou moins immédiatement, à proportion que leur liaison est elle - même plus ou moins immédiate. Le nominatif (c'est - à - dire le sujet) est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l'adjectif avec son substantif, &c. Mais la liaison n'est pas aussi étroite entre le régime du verbe & son nominatif, puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe. L'idée de Darius, par exemple, est immédiatement liée à celle de vainquit, celle de vainquit à celle d'Alexandre; & la subordination qui est entre ces trois idées conserve le même ordre.

Cette observation fait comprendre que pour ne pas choquer l'arrangement naturel des idées, il suffit de se conformer à la plus grande liaison qui est entre elles. Or c'est ce qui se rencontre également dans les deux constructions latines, Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander; elles sont donc aussi naturelles l'une que l'autre. On ne se trompe à ce sujet, que parce qu'on prend pour plus naturel un ordre qui n'est qu'une habitude que le caractere de notre langue nous a fait con racter. Il y a cependant dans le françois même des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe: on dit par exemple, Darius que vainquit Alexandre».

Voilà peut être l'objection la plus forte que l'on puisse faire contre la doctrine des inversions, telle que je l'expose ici, parce qu'elle semble sortir du fonds même où j'en puise les principes. Elle n'est pourtant pas insoluble; & j'ose le dire hardiment, elle est plus ingénieuse que solide.

L'auteur s'attache uniquement à l'idée générale & vague de liaison; & il est vrai qu'à partir de - là, les deux constructions latines sont également naturelles, parce que les mots qui ont entr'eux des liaisons immédiates, y sont liées immédiatement; Alexander vicit ou vicit Alexander; c'est la même chose quant à la liaison, & il en est de même de vicit Darium ou Darium vicit: l'idée vague de liaison n'indique ni priorité ni postériorité. Mais puisque la parole doit être l'image de l'analyse de la pensée; en sera - t - elle une image bien parfaite, si elle se contente d'en crayonner simplement les traits les plus généraux? Il faut dans votre portrait deux yeux, un nez, une bouche, un teint, &c. entrez dans le premier attelier, vous y trouverez tout cela: est - ce votre portrait? Non; parce que ces yeux ne sont pas vos yeux, ce nez n'est pas votre nez, cette bouche n'est pas votre bouche, ce teint n'est pas votre teint, &c. Ou si vous voulez, toutes ces parties sont ressemblantes, mais elles ne sont pas à leur place; ces yeux sont trop rapprochés, cette bouche est trop voisine du nez, ce nez est trop de côté, &c. Il en est de même de la parole; il ne suffit pas d'y rendre sensible la liaison des mots, pour peindre l'anasyse de la pensée, même en se conformant à la plus grande liaison, à la liaison la plus immédiate

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