ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"797"> habiles que lui d'ailleurs, n'ont pas plus d'expérience à cet égard. Les jeunes animaux ont beaucoup moins de ces ruses. C'est à la science des faits que les vieux doivent les inductions justes & promptes qui amenent ces actes multipliés.

Les ruses, l'invention, l'industrie, étant une suite de la connoissance des faits gravés par le besoin dans la mémoire, les animaux doués de vigueur, ou pourvus de défenses doivent être moins industrieux que les autres. Aussi voyons - nous que le loup qui est un des plus robustes animaux de nos climats, est un des moins rusés lorsqu'il est chassé. Son nez qui le guide toujours, ne le rend précautionné que contre les surprises. Mais d'ailleurs il ne songe qu'à s'éloigner, & à se dérober au péril par l'avantage de sa force & de son haleine. Sa fuite n'est point compliquée comme celle des animaux timides. Il n'a point recours à ces feintes & à ces retours qui sont une ressource nécessaire pour la foiblesse & la lassitude. Le sanglier qui est armé de défenses, n'a point non plus recours à l'industrie. S'il se sent pressé dans sa fuite, il s'arrête pour combattre. Il s'indigne, & se fait redouter des chasseurs & des chiens qu'il menace & charge avec fureur. Pour se procurer une défense plus facile, & une vengeance plus assurée, il cherche les buissons épais & les halliers. Il s'y place de maniere à ne pouvoir être abordé qu'en face. Alors l'oeil farouche & les soies hérissées, il intimide les hommes & les chiens, les blesse & s'ouvre un passage pour une retraite nouvelle.

La vivacité des besoins donne, comme on voit, plus ou moins d'étendue aux connoissances que les bêtes acquierent. Leurs lumieres s'augmentent en raison des obstacles qu'elles ont à surmonter. Cette faculté qui rend les bêtes capables d'être perfectionnées, rejette bien loin l'idée d'automatisme qui ne peut être née que de l'ignorance des faits. Qu'un chasseur arrive avec des piéges dans un pays où ils ne sont pas encore connus des animaux, il les prendra avec une extrême facilité, & les renards même lui paroîtront imbécilles. Mais lorsque l'expérience les aura instruits, il sentira par les progrès de leurs connoissances le besoin qu'il a d'en acquérir de nouvelles. Il sera contraint de multiplier les ressources & de donner le change à ces animaux en leur présentant ses appâts sous mille forme. L'un se dévoyera des refuites ordinaires à ceux de son espece, & fera voir au chasseur des marches qui lui sont inconnues. Un autre aura l'art de lui dérober légérement son appât en évitant le piége. Si l'un est assiégé dans un terrier, il y souffrira la faim plutôt que de franchir le pas dangereux; il s'occupera à s'ouvrir une route nouvelle; si le terrein trop ferme s'y oppose, sa patience lassera celle du chasseur qui croira s'être mépris. Ce n'est point une frayeur automate qui retient alors cet animal dans le terrier; c'est une crainte savante & raisonnée: car s'il arrive par hazard qu'un lapin enfermé dans le même trou sorte & détende le piége, le renard vigilant prendra sûrement ce moment pour s'échapper & passera sans hésiter à côté du lapin pris & du piége détendu.

Parmi les différentes idées que la nécessité fait acquérir aux animaux, on ne doit pas oublier celle des nombres. Les bêtes comptent; cela est certain, & quoique jusqu'à présent leur arithmétique paroisse assez bornée, peut - être pourroit - on lui donner plus d'étendue. Dans les pays où l'on conserve avec soin le gibier, on fait la guerre aux pies, parce qu'elles enlévent les oeufs & détruisent l'espérance de la ponte. On remarque donc assidûment les nids de ces oiseaux destructeurs; & pour anéantir d'un coup la famille carnassiere, on tâche de tuer la mere pendant qu'elle couve. Entre ces meres il en est d'inquiettes qui désertent leur nid dès qu'on en appro<cb-> che. Alors on est contraint de faire un affût bien couvert au pied de l'arbre sur lequel est ce nid, & un homme se place dans l'affût pour attendre le retour de la couveuse; mais il attend en vain, si la pie qu'il veut surprendre a quelques fois été manquée en pareil cas. Elle sait que la foudre va sortir de cet antre où elle a vu entrer un homme. Pendant que la tendresse maternelle lui tient la vue attachée sur son nid, la frayeur l'en éloigne jusqu'à ce que la nuit puisse la dérober au chasseur. Pour tromper cet oiseau inquiet, on s'est avisé d'envoyer à l'affût deux hommes, dont l'un s'y plaçoit & l'autre passoit; mais la pie compte & se tient toujours éloignée. Le lendemain trois y vont, & elle voit encore que deux seulement se retirent. Enfin il est nécessaire que cinq ou six hommes en allant à l'affût mettent son calcul en défaut. La pie qui croit que cette collection d'hommes n'a fait que passer ne tarde pas à revenir. Ce phénomène renouvellé toutes les fois qu'il est tenté, doit être mis au rang des phénomènes les plus ordinaires de la sagacité des animaux.

Puisque les animaux gardent la mémoire des faits qu'ils ont eu intérêt de remarquer: puisque les conséquences qu'ils en ont tirées s'établissent en principes par la réflexion, & servent à diriger leurs actions, ils sont perfectibles; mais nous ne pouvons pas savoir jusqu'à quel degré. Nous sommes même presque étrangers au genre de perfection dont les bêtes sont susceptibles. Jamais avec un odorat tel que le nôtre nous ne pouvons atteindre à la diversité des rapports & des idées que donne au loup & au chien, leur nez subtil & toujours exercé. Ils doivent à la finesse de ce sens la connoissance de quelques propriétés de plusieurs corps, & des idées de relation entre ces propriétés & l'état actuel de leur machine. Ces idées & ces rapports échappent à la stupidité de nos organes. Pourquoi donc les bêtes ne se perfectionnent - elles point? Pourquoi ne remarquons - nous pas un progrès sensible dans les especes? Si Dieu n'a pas donné aux intelligences célestes de sonder toute la profondeur de la nature de l'homme, si elles n'embrassent pas d'un coup - d'oeil cet assemblage bizarre d'ignorance & de talens, d'orgueil & de bassesse, elles peuvent dire aussi: Pourquoi donc cette espece humaine, avec tant de moyens de perfectibilité, est - elle si peu avancée dans les connoissances les plus essentielles? Pourquoi plus de la moitié des hommes est - elle abrutie par les superstitions? Pourquoi ceux même à qui l'être suprême s'est manifesté par la voix de son fils, sont - ils occupés à se déchirer entr'eux, au lieu de s'aider l'un l'autre à jouir en paix des fruits de la terre & de la rosée du ciel?

Il est certain que les bêtes peuvent faire des progrès; mais mille obstacles particuliers s'y opposent, & d'ailleurs il est apparemment un terme qu'elles ne franchiront jamais.

La mémoire ne conserve les traces des sensations & des jugemens qui en sont la suite, qu'autant que celles - ci ont eu le dégré de force qui produit l'attention vive. Or les bêtes vêtues par la nature, ne sont gueres excitées à l'attention que par les besoins de l'appétit & de l'amour. Elles n'ont pas de ces besoins de convention qui naissent de l'oisiveté & de l'ennui. La nécessité d'être émus se fait sentir à nous dans l'état ordinaire de veille, & elle produit cette curiosité inquiette qui est la mere des connoissances. Les bêtes ne l'éprouvent point. Si quelques especes sont plus sujettes à l'ennui que les autres, la fouine, par exemple, que la souplesse & l'agilité caractérisent, ce ne peut pas être pour elles une situation ordinaire, parce que la nécessité de chercher à vivre tient presque toujours leur inquiétude en exercice. Lorsque la chasse est heureuse, & que leur faim [p. 798] est assouvie de bonne heure, elles se livrent par le hesoin d'être émues, à une grande profusion de meurtres inutiles; mais la maniere d'être la plus familiere à tous ces êtres sentans, est un demi - sommeil pendant lequel l'exercice spontanée de l'imagination ne présente que des tableaux vagues qui ne laissent pas de traces profondes dans la mémoire.

Parmi nous, ces hommes grossiers qui sont occupés pendant tout le jour à pourvoir aux besoins de premiere nécessité, ne restent - ils pas dans un état de stupidité presque égal à celui des bêtes? Il en est tel qui n'a jamais eu un nombre d'idées pareil à celui qui forme le système des connoissances d'un renard.

Il faut que le loisir, la société & le langage, servent la perfectibilité, sans quoi cette disposition reste stérile. Or, premierement le loisir manque aux bêtes, comme nous vous l'avons dit. Occupées sans cesse à pourvoir à leurs besoins, & à se défendre contre d'autres animaux ou contre l'homme, elles ne peuvent conserver d'idées acquises que relativement à ces objets. Secondement la plûpart vivent isolées & n'ont qu'une société passagere fondée sur l'amour & sur l'éducatiou de la famille. Celles qui sont attroupées d'une maniere plus durable sont rassemblées uniquement par le sentiment de la crainte. Il n'y a que les especes timides qui soient dans ce cas, & la crainte qui approche ces individus les uns des autres paroît être le seul sentiment qui les occupe. Tel est l'espece du cerf dans laquelle les biches ne s'isolent gueres que pour mettre bas, & les cerfs pour refaire leurs têtes.

Dans les especes mieux armées & plus courageuses, comme sont les sangliers, les femelles, comme plus foibles, restent attroupées avec les jeunes mâles. Mais dès que ceux - ci ont atteint l'âge de trois ans, & qu'ils sont pourvus de défenses qui les rassurent, ils quittent la troupe; la sécurité les mene à la solitude; il n'y a donc pas de société proprement dite entre les bêtes. Le sentiment seul de la crainte, & l'intérêt de la défense réciproque ne peuvent pas porter fort loin leurs connoissances. Elles ne sont pas organisées de maniere à multiplier les moyens, ni à rien ajouter à ces armes toujours pretes qu'elles doivent à la natnre. Et peut - on savoir jusqu'où l'usage des mains porteroient les singes s'ils avoient le loisir comme la faculté d'inventer, & si la frayeur continuelle que les hommes leur inspirent ne les retenoit dans l'abrutissement?

A l'égard du langage, il paroît que celui des bêtes est fort borné. Cela doit être, vû leur maniere de vivre, puisqu'il y a des sauvages qui ont des arcs & des fleches, & dont cependant la langue n'a pas trois cens mots. Mais quelque borné que soit le langage des bêtes, il existe: on peut assurer même qu'il est beaucoup plus étendu qu'on ne le suppose communément dans des êtres qui ont un museau allongé ou un bec.

Le langage suppose une suite d'idées & la faculté d'articuler. Quoique parmi les hommes qui articulent des mots, la plûpart n'ayent point cette suite d'idées, il faut qu'elle ait existé dans l'entendement des premiers qui ont joint ces mots ensemble. Nous avons vû que les bêtes ont, en fait d'idées suivies, tout ce qui est nécessaire pour arranger des mots. Celles de leurs habitudes qui nous paroissent le plus naturelles, ne peuvent s'être formées, comme nous l'avons prouvé, que par des inductions liées ensemble par la réflexion, & qui supposent toutes les opérations de l'intelligence; mais nous ne remarquons point d'articulation sensible dans leurs cris. Cette apparente uniformité nous fait croire que réellement elles n'articulent point. Il est certain cependant que les bêtes de chaque espece distinguent très - bien en<cb-> tr'elles ces sons qui nous paroissent confus. Il ne leur arrive pas de s'y méprendre, ni de confondre le cri de la frayeur avec le gémissement de l'amour. Il n'est pas seulement nécessaire qu'elles expriment ces situations tranchées, il faut encore qu'elles en caractérisent les différentes nuances. Le parler d'une mere qui annonce à sa famille qu'il faut se cacher, se dérober à la vûe de l'ennemi, ne peut pas être le même que celui qui indique qu'il faut précipiter la fuite. Les circonstances déterminent la nécessité d'une action différente: il faut que la différence soit exprimée dans le langage qui commande l'action. Les expressions séveres, & cependant flatteuses de l'amour, qui soumettent le mâle à la réserve sans lui ôter l'espérance, ne sont pas les mêmes que celles qui lui annoncent qu'il peut tout permettre à ses desirs, & que le moment de jouir est arrivé.

Il est vrai que le langage d'action est très - familier aux bêtes; il est même suffisant pour qu'elles se communiquent réciproquement la plûpart de leurs émotions: elles ne font donc pas un grand usage de leur langue; leur éducation s'accomplit ainsi que la nôtre en grande partie par l'imitation. Tous les sentimensisolés qui affectent les uns, peuvent être reconnus par les autres aux mouvemens extérieurs qui les caractérisent; mais quoique ce langage d'action serve à exprimer beaucoup, il ne peut pas suffire à tout. Dès que l'instruction est un peu compliquée, l'usage des mots devient nécessaire pour la transmettre. Or il est certain que les jeunes renards, en sortant du terrier, sont plus précautionnés dans les pays où l'on tend des piéges, que ne le sont les vieux dans ceux où l'on ne cherche point à les détruire: cette science des précautions qui suppose tant de vûes fines & d'inductions éloignées, ne peut pas être acquise dans le terrier par le langage d'action, & sans les mots l'éducation d'un renard ne peut pas se consommer: par quel méchanisme des animaux qui chassent ensemble s'accordent - ils pour s'attendre, se retrouver, s'aider? Ces opérations ne se feroient pas sans des conventions dont le détail ne peut s'exécuter qu'au moyen d'une langue articulée. La monotomie nous trompe, faute d'habitude & de réflexion. Lorsque nous entendons des hommes parler ensemble une langue qui nous est étrangere, nous ne sommes point frappés d'une articulation sensible, nous croyons entendre la répétition continuelle des mêmes sons. Le langage des bêtes, quelque varié qu'il puisse être, doit nous paroitre encore mille fois plus monotone, parce qu'il nous est infiniment plus étranger; mais quel que soit ce langage des bêtes, il ne peut pas aider beaucoup la perfectibilité dont elles sont douées. La tradition ne sert presque point aux progrès des connoissances. Sans l'écriture, qui appartient à l'homme seul, chaque individu concentré dans sa propre expérience, seroit forcé de recommencer la carriere que son devancier auroit parcourue, & l'histoire des connoissances d'un homme seroit presque celle de la science de l'humanité.

On peut donc présumer que les bêtes ne feront jamais de grands progrès, quoique relativement à certains arts elles puissent en avoir fait. L'architecture des castors pourroit être embellie; la forme des nids d'hirondelles pourroit avoir acquis de l'élégance sans que nous nous en apperçussions; mais en général les obstacles qui s'opposent aux progrès des especes sont fort difficiles à vaincre, & ses individus n'empruntent point non plus de la force d'une passion dominante cette activité soutenue qui fait qu'un homme s'éleve par le génie fort au - dessus de ses égaux. Les bêtes ont cependant des passions naturelles, & d'autres qu'on peut appeller factices ou de réflexion; celles du premier genre sont l'impression de la faim, les desirs ardens de l'amour, la ten<pb->

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