ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"767"> tout âge & de toutes sortes de conditions; l'état des choses a bien changé: mais avant que d'en venir à la question morale, nous en avons une autre à résoudre.

Lequel des deux court un plus grand risque de la vie, ou celui qui attend en pleine santé que la pet te vérole le saisisse, ou celui qui la prévient en se faisant inoculer? Cette question est aujourd'hui la premiere qui se présente, & la plus importante de toutes. C'est d'elle que dépend la résolution de toutes les autres. Elle n'appartient, comme on le voit, ni à la Medecine ni à la Théologie. C'est une question de fait, mais compliquée, & qui ne peut être résolue que par la comparaison d'un grand nombre dê faits & d'expériences, d'où l'on puisse tirer la mesure de la plus grande probabilité. Le risque de celui qui attend la petite vérole est en raison composé du risque d'avoir un jour cette maladie, & du risque d'en mourir s'il en est attaqué. Ce risque tout composé qu'il est, est appréciable, & sa détermination dépend du calcul des probabilités, qui, comme on sait, est une des branches de la Géométrie.

Remarquez sur - tout que dans la question proposée l'alternative d'attendre ou de prévenir la petite vérole, n'admet point de milieu. Cette question une fois résolue par la comparaison des deux risques (& il n'appartient qu'au géometre de la résoudre), fera naitre une autre question de droit, que nous n'osons appeller théologique, savoir, si de deux risques inégaux dont l'un est inévitable, il est permis de choisir le moindre? Il ne paroît pas qu'il soit besoin de consulter la Théologie pour répondre. La question deviendroit plus sérieuse & plus digne d'un théologien meraliste, s'il s'agissoit de décider si de deux périls dont l'un est inévitable, la raison, la conscience, la charité chrétienne n'obligent pas à choisir le moindre, & jusqu'ou s'étend cette obligation? Si l'affirmative l'emportoit, & qu'il fût d'ailleurs démontré qu'il y a plus de risque en pleine santé d'attendre la petite vérole que de la prévenir par l'inoculation, on voit que cette opération devroit être non - seulement conseillée, mais prescrite.

Jusqu'ici nous n'avons considéré que l'utilité générale de la méthode: quant à son application aux cas particuliers, le médecin rentreroit dans ses droits. Tel sujet n'a - t - il pas quelque disposition fâcheuse qui le rende inhabile au bénéfice de l'inoculation? Quelle est la saison, quel est le moment les plus favorables? Quelles sont les préparations & les précautions nécessaires aux différens tempéramens? Sur tous ces points, & sur le traitement de la maladie on doit consulter un medecin qui joigne l'expérience à l'habileté. Le théologien & le medecin auront donc ici chacun leurs fonctions; mais dans le cas présent, je le répete, c'est au calcul à leur préparer les voies en fixant le véritable état de la question.

Consequences des faits établis. Nous terminerons cet article par les réflexions qui terminent le premier mémoire de M. de la Condamine, & par les voeux qu'il fait pour voir s'établir parmi nous l'inoculation, moyen si propre à conserver la vie d'un grand nombre de citoyens.

La prudence vouloit qu'on ne se livrât pas avec trop de précipitation à l'appât d'une nouveauté séduisante; il falloit que le tems donnât de nouvelles lumieres sur son utilité. Trente ans d'expériences ont éclairci tous les doutes, & perfectionné la méthode. Les listes des morts de la petite vérole ont diminué d'un cinquieme en Angleterre, depuis que la pratique de l'inoculation est devenue plus commune, les yeux enfin se sont ouverts. C'est une vérité qui n'est plus contestée à Londres, que la petite vérole inoculée est infiniment moins dangereuse que la na<cb-> turelle, & qu'elle en garantit: enfin dans un pays où l'on s'est déchaîné long - tems avec fureur contre cette opération, il ne lui reste pas un ennemi qui l'ose attaquer à visage découvert. L'évidence des faits & sur - tout la honte de soutenir une cause desespérée, ont fermé la bouche à ses adversaires les plus passionnés. Ouvrons les yeux à notre tour; il est tems que nous voyons ce qui se passe si près de nous, & que nous en profitions.

Ce que la fable nous raconte du Minotaure & de ce tribut honteux dont Thésée affranchit les Athéniens, ne semble - t - il pas de nos jours s'être réalisé chez les Anglois? Un monstre altéré du sang humain s'en repaissoit depuis douze siecles: sur mille citoyens échappés aux premiers dangers de l'enfance, c'est - à - dire sur l'élite du genre humain, souvent il choisissoit deux cent victimes, & sembloit faire grace quand il se bornoit à moins. Desormais il ne lui restera que celles qui se livreront imprudemment à ses atteintes, ou qui ne l'approcheront pas avec assez de précautions. Une nation savante, notre voisine & notre rivale, n'a pas dédaigné de s'instruire chez un peuple ignorant, de l'art de dompter ce monstre & de l'apprivoiser; elle a sû le transformer en un animal domestique, qu'elle emploie à conserver les jours de ceux même dont il faisoit sa proie.

Cependant la petite vérole continue parmi nous ses ravages, & nous en sommes les spectateurs tranquilles, comme si la France avec plus d'obstacles à la population, avoit moins besoin d'habitans que l'Angleterre. Si nous n'avons pas eu la gloire de donner l'exemple, ayons au moins le courage de le suivre.

Il est prouvé qu'une quatorzieme partie du genre humain meurt annuellement de la petite - vérole. De vingt mille personnes qui meurent par an dans Paris, cette terrible maladie en emporte donc quatorze cent vingt - huit. Sept fois ce nombre ou plus de dix mille, est donc le nombre des malades de la petite vérole à Paris, année commune. Si tous les ans on inoculoit en cette ville dix mille personnes, il n'en mourroit peut - être pas trente, à raison de trois par mille; mais en supposant contre toute probabilité qu'il mourût deux inoculés sur cent, au lieu d'un sur trois ou quatre cent, ce ne seroit jamais que deux cent personnes qui mourroient tous les ans de la petite vérole, au lieu de quatorze cent vingt - huit. Il est donc démontré que l'établissement de l'inoculation sauveroit la vie à douze ou treize cent citoyens par an dans la seule ville de Paris, & à plus de vingt - cinq mille personnes dans le royaume, supposé, comme on le présume, que la capitale contienne le vingtieme des habitans de la France.

Nous lisons avec horreur que dans les siecles de ténebres, & que nous nommons barbares, la superstition des druides immoloit avcuglément à ses dieux des victimes humaines; & dans ce siecle si poli, si plein de lumieres que nous appellons le siecle de la Philosophie, nous ne nous appercevons pas que notre ignorance, nos préjugés, notre indifférence pour le bien de l'humanité dévouent stupidement à la mort chaque année dans la France seule, vingt - cinq mille sujets qu'il ne tiendroit qu'à nous de conserver à l'état. Convenons que nous ne sommes ni philosophes ni citoyens.

Mais s'il est vrai que le bien public demande que l'inoculation s'établisse, il faut donc faire une loi pour obliger les peres à inoculer leurs enfans? Il ne m'appartient pas de décider cette question. A Sparte où les enfans étoient réputés enfans de l'état, cette loi sans doute eût été portée; mais nos moeurs sont aussi différentes de celles de Lacédémone, que le siecle de Lycurgue est loin du nôtre: d'ailleurs la [p. 768] loi ne seroit pas nécessaire en France; l'encouragement & l'exemple suffiroient, & peut - être auroient plus de force que la loi.

Portons nos vûes dans l'avenir. L'inoculation s'établira - t - elle un jour parmi nous? Je n'en doute pas. Ne nous dégradons pas jusqu'au point de desesperer du progrès de la raison humaine; elle chemine à pas lents: l'ignorance, la superstition, le préjugé, le fanatisme, l'indifférence pour le bien retardent sa marche, & lui disputent le terrein pas à pas; mais après des siecles de combat vient enfin le moment de son triomphe. Le plus grand de tous les obstacles qu'elle ait à surmonter, est cette indolence, cette insensibilité, cette inertie pour tout ce qui ne nous intéresse pas actuellement & personnellement; indifférence qu'on a souvent érigée en vertu, que quelques philosophes ont adoptée comme le résultat d'une longue expérience, & sous les spécieux prétextes de l'ingratitude des hommes, de l'inutilité des efforts qu'on fait pour les guérir de leurs erreurs, des traverses qu'on se prépare en combattant leurs préjugés, des contradictions auxquelles on doit s'attendre, au risque de perdre son repos le plus grand de tous les biens. Il faut avouer que ces réflexions sont bien propres à modérer le zele le plus ardent; mais il reste au sage un tempérament à suivre, c'est de montrer de loin la vérité, d'essayer de la faire connoître, d'en jetter s'il peut la semence, & d'attendre patiemment que le tems & les conjectures la fassent éclore.

Quelqu'utile que soit un établissement, il faut un concours de circonstances favorables pour en assurer le succès; le bien public seul n'est nulle part un assez puissant ressort.

Etoit - ce l'amour de l'humanité qui répandit l'inoculation en Circassie & chez les Géorgiens? Rougissons pour eux, puisqu'ils sont hommes comme nous, du motif honteux qui leur fit employer cet heureux préservatif; ils le doivent à l'intérêt le plus vil, au desir de conserver la beaute de leurs filles pour les vendre plus cher, & les prostituer en Perse & en Turquie. Quelle cause introduisit ou ramena l'inoculation en Grece? L'adresse & la cupidité d'une femme habile qui sut mettre à contribution la frayeur & la superstition de ses concitoyens. J'ai vû des Marseillois à Constantinople faire inoculer leurs enfans avec le plus grand succès: de retour en leur patrie, ils ont abandonné cet usage salutaire. Avoient - ils été déterminés par l'amour paternel ou par la force impérieuse de l'exemple? A Geneve celui d'un magistrat éclairé n'eût pas suffi, sans une épidémie cruelle qui répandoit la terreur & la désolation dans les premieres familles. Dans la Guiane la crainte, peut être le desespoir de voir tous les Indiens périr l'un après l'autre sans ressources, purent seuls déterminer un religieux timide à faire l'essai d'une méthode qu'il connoissoit mal, & que lui - même croyoit dangereuse. Un motif plus noble, on ne peut le nier, anima la femme courageuse qui porta l'inoculation en Angleterre: rien ne fait plus d'honneur à la nation angloise, au college des medecins de Londres, & au roi de la Grande - Bretagne, que les vûes qui la firent adopter, & les sages précautions avec lesquelles elle y sut reçue; mais n'at - elle pas essuyé trente ans de contradiction?

Quand toute la France seroit persuadée de l'importance & de l'utilité de cette pratique, elle ne peut s'introduire parmi nous sans la faveur du gouvernement; & le gouvernement se déterminera - t - il jamais à la savoriser sans consulter les témoignages les plus décisifs en pareille matiere?

C'est donc aux facultés de Théologie & de Medecine; c'est aux Académies; c'est aux chefs de la Magistrature, aux Savans, aux gens de Lettres, qu'il appartient de bannir des scrupules fomentés par l'ignorance, & de faire sentir au peuple que son utilité propre, que la charité chrétienne, que le bien de l'état, que la conservation des hommes sont intéressés à l'établissement de l'inoculation. Quand il s'agit du bien public, il est du devoir de la partie pensante de la nation d'éclairer ceux qui sont susceptibles de lumiere, & d'entraîner par le poids de l'autorité cette soule sur qui l'évidence n'a point de prise.

Faut - il encore des expériences? Ne sommes - nous pas assez instruits? Qu'on ordonne aux hôpitaux de distinguer soigneusement dans leurs listes annuelles, le nombre de malades & de morts de chaque espece de maladie, comme on le pratique en Angleterre; usage dont on reconnoîtroit avec le tems de plus en plus l'utilité: que dans un de ces hôpitaux l'expérience de l'inoculation se fasse sur cent sujets qui s'y soumettront volontairement; qu'on en traite cent autres de même âge, attaqués de la petite vérole naturelle; que tout se passe avec le concours des différens maîtres en l'art de guérir, sous les yeux & sous la direction d'un administrateur dont les lumieres égalent le zele & les bonnes intentions. Que l'on compare ensuite la liste des morts de part & d'autre, & qu'on la donne au public: les moyens de s'éclaircir & de résoudre les doutes, s'il en reste, ne manqueront pas, quand, avec le pouvoir, on aura la volonté.

L'inoculation, je le répete, s'établira quelque jour en France, & l'on s'étonnera de ne l'avoir pas adoptée plutôt; mais quand arrivera ce jour? Oserai je le dire? Ce ne sera peut - être que lorsqu'un évenement pareil à celui qui répandit parmi nous en 1752 de si vives allarmes, & qui se convertit en transpoit de joie (la petite vérole de M. le Dauphin), réveillera l'attention publique; ou, ce dont le ciel veuille nous préserver, ce sera dans le tems funeste d'une catastrophe semblable à celle qui plongea la nation dans le deuil, & parut ébranler le trone en 1711. Alors si l'inoculation eût été connue, la douleur récente du coup qui venoit de nous frapper, la crainte de celui qui menaçoit encore nos plus cheres espérances, nous eussent fait recevoir comme un présent du ciel ce préservatif que nous négligeons aujourd'hui. Mais à la honte de cette fiere raison, qui ne nous distingue pas toûjours assez de la brute, le passé, le futur, font à peine impression sur nous: le présent seul nous affecte. Ne serons - nous jamais sages qu'à force de malheurs? Ne construirons - nous un pont à Neully, qu'après que Henry I V. aura couru risque de la vie en y passant le bac? N'élargirons - nous nos rues qu'après qu'il les aura teintes de son sang?

Quelques - uns traiteront peut - être encore de paradoxe ce qui depuis trente ans devroit avoir perdu ce nom: mais je n'ai point à craindre cette objection dans le centre de la capitale, & moins encore dans cette académie. On pourroit au contraire, avec bien plus de fondement, m'accuser de n'avoir exposé que des vérités communes, connues de tous les gens capables de réfléchir, & de n'avoir rien dit de nouveau pour une assemblée de gens éclairés. Puisse cet écrit ne m'attirer que ce seul reproche! Loin de le craindre, je le desire: & sur - tout puisset - on mettre au nombre de ces vérités vulgaires que j'étois dispensé de rappeller, que si l'usage de l'inoculation étoit devenu général en France depuis que la famille royale d'Angleterre fut inoculée, on eût déja sauvé la vie à près d'un million d'hommes, sans y comprendre leur postérité!

Quoique nous ayons tâché dans cet article de ne rien omettre d'essentiel de ce qui concerne l'inoculation, nous indiquerons pour la satisfaction des le<pb->

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.