ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"765"> mourir un jour, vous qui jouissez d'une pleine santé, differe très - peu du risque du malade chez qui la petite vérole vient de se déclarer. La différence de ces deux risques est à peine d'une soixante dixieme partie, en voici la preuve. Prenons 70 malades acruels de la petite vérole. Nous avons prouvé qu'il en doit mourir au moins la septieme partie, c'est - à - dire dix: prenons 70 autres personnes de tout âge en pleine santé, qui, n'ayant jamais eu cette maladie, on peut présumer que trois au plus en seront exempts, puisqu'on ne compte que quatre sur cent, sur qui l'inoculation soit sans effet, & ce nombre est peut être trop grand de moitié, comme nous l'avons fait voir; mais pour n'avoir point à disputer, supposons - en six sur les 70, au lieu de trois, qui n'ayent jamais la petite vérole, supposons - en même dix, nombre visiblement trop fort, ceux - ci ne courront aucun risque, mais les 63 autres auront sûrement la maladie, un des sept y succombera; il en mourra donc neuf des 63. Donc de 70 malades actuels, il en mourra dix, & de 70 bien portans il en mourra neuf. La différence des deux risques n'est donc que d'une soixante - dixieme partie. Il y a donc six contre un à parier que le malade actuel de la petite vérole en réchappera, & six un soixante - dixieme contre un que l'homme sain qui attend cette maladie n'en mourra pas. L'espérance qu'a celui - ci de l'éviter, ne diminue donc le risque qu'il court d'en mourir tôt ou tard que d'une soixante - dixieme partie. La différence réelle ne consiste guere qu'en ce que le danger de l'un est présent, & que celui de l'autre est peut - être éloigné.

Neuvieme objection. Tel qui ne seroit peut - être mort de la perite vérole naturelle qu'à l'âge de cinquante ans, après avoir eu des enfans, & servi sa patrie utilement, sera perdu pour la société, s'il meurt dans son enfance de la petite vérole inoculée. Cette objection, comme plusieurs autres des précédentes, emprunte toute sa force de ce que nous avons accordé gratuitement à nos adversaires, que l'inoculation n'étoit pas exemte de péril. Mais il n'est pas besoin de nous rétracter pour leur répondre. Les trois quarts de ceux qui ont la petite vérole, essuient cette maladie dans l'âge ou ils sont plus à charge qu'utiles à la société. Quant à l'autre quart, comme le danger de la petite vérole croît avec l'âge, si l'inoculé court un très - petit risque de mourir plûtôt, il se délivre d'un risque beaucoup plus grand de mourir plus tard, ce qui fait plus qu'une compensation. Enfin, en supposant qu'un malheureux événement sur trois cens, sur deux cens, même sur un moindre nombre, pût abréger les jours d'un citoyen, l'état seroit amplement dédommagé de cette perte par la conservation de tous ceux dont la vie sercit prolongée par le moyen de l'inoculation.

Dixieme objection. La petite vérole inoculée multipliera les petites véroles naturelles, en repandant partout la contagion. On fit sonner bien haut cette objection à Londres en 1723. L'épidémie étoit fort meurtriere. On prétendit que la petite vérole artificielle en avoit augmenté le danger. M. Jurin prouva que la grande mortalité de cette année - là, qu'on appella l'année de l'inoculation, avoit été pendant les mois de Janvier & de Février, & qu'on n'avoit commencé d'inoculer que le 27 Mars. Wagstaffe avoit fait les calculs les plus ridicules pour prouver que l'inoculation devoit en peu de tems infecter tout un royaume. Ils furent réfutés par le docteur Arbuthnott sous le nom de Maitland. Ils n'ont pas laissé d'être répétés dans la thèse soutenue à Paris la même année, & plusieurs anti - inoculistes en font encore leur principale objection. Cependant il saute aux yeux qu'il est beaucoup plus aisé de se préserver d'une maladie artificielle, donnée à jour nom<cb-> mé, dans un lieu connu, que d'une épidémie imprévue, qui attaque indistinctement toutes sortes de sujets à la fois & en tous lieux. Dans le premier cas, personne n'est pris de la contagion que celu qui s'y veut bien exposer. Dans le second, personne, avec les plus grandes précautions, ne peut s'en garantir. Mais il s'agit d'un fait, & c'est à l'expérience à décider. Les Medecins de Londres témoignent que l'inoculation n'a jamais répandu l'épidémie. On n'a rien observé de tel à Paris, à Lyon, à Stokolm, dans le pays d'Hannovre, à Genève, en divers villes des Suisse, dans l'état écclésiastique, où plus de 400 enfans furent inoculés en 1750. Le danger prétendu de la contagion de la petite vérole artificielle est donc imaginaire.

Onzieme objection. Quel préservatif que celui qui donne un mal qu'on n'a pas, tandis qu'il n'est pas permis de faire le plus petit mal pour procurer le plus grand bien! On abuse ici visiblement des termes, en étendant au mal physique ce qui ne peut être vrai que du mal moral. Combien de maux physiques tolérés, permis, autorisés par les lois, & qui souvent même ne produisent pas le bien qu'on se propose? On abat une maison pour arrêter un incendie; on submerge une province pour arrêter l'ennemi; on refuse l'entrée d'un port à un vaisseau prêt à périr, s'il est suspect de contagion. Dans de pareilles occasions, on établit des barrieres, & l'on tire sur ceux qui les franchissent. L'argument, s'il mérite ce nom, tendroit à proscrire toutes les opérations chirurgicales, & la saignée même, mal physique plus grand que l'inoculation. L'objection ne mérite pas que nous nous y arrêtions plus long - tems. Nous remarquerons seulement, d'après M. Jurin, qu'on s'obstine à regarder comme une singularité, dans l'inoculation, la circonstance de donner un mal que l'on n'a pas, bien qu'elle soit commune à ce préservatif & à la plûpart des autres remedes qu'emploie la Medecine; puisque tous, ou presque tous, sont des maux artificiels & quelquefois dangereux, tels que la saignée, les purgatifs, les cauteres, les vésicatoires, les vomitifs, &c.

Douzieme objection. L'inoculation est un mal moral. Il est mort quelques inoculés: le succès de cette méthode n'est donc pas infaillible. On ne peut donc s'y soumettre sans exposer sa vie, dont il n'est pas permis de disposer. L'inoculation blesse donc les principes de la morale. On feroit tomber l'objection, en prouvant que l'inoculation n'est jamais mortelle par elle même, & qu'elle ne peut le devenir que par la faute ou l'imprudence du malade ou du medecin. On pourroit aussi rétorquer l'argument contre la saignée, dont l'usage n'est pas exempt de péril. Quand on ne compteroit que les piquûres d'arteres, on ne peut nier que la saignée n'ait été la cause directe d'un assez grand nombre de morts. Celui qui se fait saigner du bras expose donc sa vie. Ce que l'on ne peut évidemment assûrer de l'inoculation. Cependant aucun casuiste n'a porté le scrupule jusqu'à défendre la saignée, même de précaution. Mais venons à la réponse directe, & combattons l'objection par les principes même qu'elle suppose.

Quiconque expose sa vie sans nécessité, péche, ditesvous, contre la niorale. Or celui qui se soumet à l'inoculation, expose sa vie sans nécessité. Donc celui qui se soumet à l'inoculation, péche contre la morale. Voilà l'argument dans toute sa force, & dans la forme rigoureuse de l'école. Examinons - en toutes les propositions.

Il n'est pas besoin de faire remarquer que votre principe qu'il n'est pas permis d'exposer sa vie sans nécessité, a besoin d'être restraint pour être vrai. La morale ne défend pas à un homme charitable de visiter des malades dans un tems de contagion, de sé<pb-> [p. 766] parer des gens qui se battent, de sauver du feu ses meubles ou ceux de son voisin, &c. Or dans tous ces cas, il n'y a pas de nécessité, proprement dite, d'exposer sa vie. Contentez - vous donc d'assurer qu'il n'est pas permis en bonne morale, de l'exposer inutilement, & nous en conviendrons. Mais, ajoutet - on, celui qui se soumet à l'inoculation, expose sa vie inutilement. La fausseté de cette proposition saute aux yeux, puisqu'il ne s'expose à un très - petit danger (que nous voulons bien supposer tel) que pour se soustraire à un danger beaucoup plus grand. Loin de pécher contre la morale, il se conforme à ses principes. Il sait que sa vie est un dépôt, & qu'il doit veiller à sa conservation: il prend le moyen le plus sûr pour la garantir du danger dont elle est menacée.

Treizieme objection. Quelque petit que puisse être le risque de l'inoculation, ne fût - il que d'un sur mille, un pere y doit - il exposer son fils? Si l'opération n'eût jamais été suivie d'aucun accident, le pere ne balanceroit pas, mais il sait qu'il en arrive quelquefois. Il craint que son fils ne soit la victime d'un malheureux hasard. Peut - on le blâmer de ne vouloir rien risquer? C'est à ce pere si tendre & si craintif que s'adresse M. de la Condamine, dont nous emprunterons les expressions.

« Vos intentions sont très - louables. Vous ne voulez, dites - vous, rien hasarder: je vous le conseillerois, si la chose étoit possible; mais il faut hasarder ici malgré vous. Il n'y a point de milieu entre inoculer votre fils & ne point l'inoculer; il faut ou prévenir la petite vérole, ou l'attendre. Ce sont deux hasards à courir, dont l'un est inévitable: il ne vous reste plus que le choix.

Voilà cent enfans, & votre fils est du nombre. On les partage en deux classes. Cinquante vont être inoculés, les cinquante autres attendront l'évenement. Des cinquante premiers, aucun ne mourra; mais par le plus malheureux des hasards, il seroit possible qu'il en mourût un: sur les cinquante restans, la petite vérole se choisira six victimes au moins, & plusieurs autres seront défigurés. Il faut que votre fils entre absolument dans l'une de ces deux classes. Si vous l'aimez, le laisserez - vous dans la seconde? Hasarderez - vous six, au lieu d'un, sur cette vie si précieuse, vous qui ne voulez rien hasarder du tout »?

Mais quel seroit le desespoir de ce pere, si malgré des espérances si flateuses, son fils venoit à succomber sous l'épreuve de l'inoculation? « Crainte chimérique! Puisque la petite vérole inoculée est infiniment moins dangereuse que la naturelle, & sur - tout puisque celui qui ne l'auroit jamais eu naturellement, ne la recevra pas par l'inoculation: mais quand ce fils chéri mourroit, contre toute vrassemblance, le pere n'auroit rien à se reprocher. Tuteur né de son fils, il étoit obligé de choisir pour son pupille, & la prudence a dicté son choix. En quoi consiste cette prudence; si ce n'est à peser les inconvéniens & les avantages, à bien juger du plus grand degré de probabilité? Tandis qu'un instinct aveugle retenoit le pere, l'évidence lui crioit: de deux dangers entre lesquels il faut opter, choisis le moindre. Devoit - il, pouvoit - il résister à cette voix? Le sort a trahi son attente, en est - il responsable? Un autre pere crie à son fils: la terre tremble, la maison s'écroule, sortez, fuyez . . . Le fils sort; la terre s'entr'ouvre & l'engloutit. Ce pere est - il coupable? Le nôtre est dans le même cas. Si sa fille étoit morte en couche, se reprocheroit - il sa mort? Il en auroit plus de sujet: ce n'étoit pas pour sauver la vie de sa fille qu'il l'a livrée au péril de l'accouchement, & cependant il a plus exposé ses jours en la ma<cb-> riant, que ceux de son fils en le soumettant à l'inoculation».

M. de la Condamine présente diverses images pour rendre plus sensible à ses lecteurs la différence des risques des deux petites véroles. Voici les plus frappantes:

« Vous êtes obligé de passer un fleuve profond & rapide avec un risque évident de vous noyer si vous le passez à la nage: on vous offre un bateau. Si vous dites que vous aimez encore mieux ne point passer la riviere, vous n'entendez pas l'état de la question: vous ne pouvez vous dispenser de passer à l'autre bord, on ne vous laisse que le choix du moyen. La petite vérole est inévitable au commun des hommes, quand ils ne sont pas enlevés par une mort prématurée; le nombre des privilégiés fait à peine une exception, & personne n'est sûr d'être de ce petit nombre. Quiconque n'a point passé le fleuve est dans la cruelle attente de se voir forcé d'un moment à l'autre à le traverser. Une longue expérience a prouvé que de sept qui risquent de le passer à la nage, un, & quelquefois deux sont emportés par le courant: que de ceux qui le passent en bateau, il n'en périt pas un sur trois cens, quelquefois pas un sur mille: hésitez - vous encore sur le choix?

Tel est le sort de l'humanité: plus d'un tiers de ceux qui naissent sont destinés à périr la premiere année de leur vie par des maux incurables ou du moins inconnus: échappés à ce premier danger, le risque de mourir de la petite vérole devient pour eux inévitable; il se répand sur tout le cours de la vie, & croît à chaque instant. C'est une loterie forcée, où nous nous trouvons intéressés malgré nous: chacun de nous y a son billet: plus il tarde à sortir de la roue, plus le danger augmente. Il sort à Paris, année commune, quatorze cens billets noirs, dont le lot est la mort. Que fait - on en pratiquant l'inoculation? On change les conditions de cette loterie; on diminue le nombre des billets funestes: un de sept, & dans les climats les plus heureux, un sur dix étoit fatal; il n'en reste plus qu'un sur trois cens, un sur cinq cens; bien - tôt il n'en restera pas un sur mille; nous en avons déja des exemples. Tous les siecles à venir envieront au nôtre cette découverte: la nature nous décimoit, l'art nous millésime ».

A qui appartient - il de décider la question: si l'inoculation en général est utile & salutaire?

Les Medecins d'un côté, les Théologiens de l'autre, ont prétendu que l'inoculation étoit de leur compétence. Essayons de reconnoître & de fixer les bornes du ressort de ces deux jurisdictions dans la question présente.

Parmi ceux qui sont tentés, sur le bruit public, d'éprouver l'efficacité de la petite vérole artificielle; les uns pour se déterminer, consultent leur mededecin, les autres leur confesseur. Pour savoir à qui l'on doit s'adresser, il faut fixer l'état de la question.

Si l'inoculation n'eût jamais été pratiquée, & si quelqu'un proposoit d'en faire le premier essai, cette idée ne pourroit manquer de paroître singuliere, bisarre, révoltante, le succès très - douteux, l'expérience téméraire & dangereuse. Le medecin faute de faits pour s'appuyer ne pourroit former que des conjectures vagues, peu propres à rassurer la conscience délicate d'un théologien charitable qui craindroit de se jouer de la vie des hommes. Peut - être le medecin & le théologien s'accorderoient - ils à ne pas même trouver de motifs suffisans pour tenter cet essai sur des criminels. Aujourd'hui que nous avons depuis 40 ans sous les yeux mille & mille expériences dans toutes sortes de climats, sur des sujets de

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