ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"571"> minée à l'esprit, c'est - à - dire à l'intelligence composée d'une matiere subtile qu'il admettoit pour ce Dieu suprème; car toutes les sectes qui reconnoissoient des dieux, leur donnoient des corps. Les Stoïciens qui s'expliquoient de la maniere la plus noble sur l'essence subtile de leur dieu, l'enfermoient pourtant dans le monde qui lui servoit de corps. C'est cette privation d'un corps matériel & grossier, qui fait dire à Velleius que si ce dieu de Platon est incorporel, il doit n'avoir aucun sentiment, & n'être susceptible ni de prudence ni de volupté. Tous les philosophes anciens, excepté les Platoniciens, ne pensoient point qu'un esprit hors du corps pût ressentir ni plaisir ni douleur; ainsi il étoit naturel que Velleius regardât le dieu de Platon incorporel, c'est - à - dire uniquement composé de la matiere subtile qui faisoit l'essence des esprits, comme un dieu incapable de plaisir, de prudence, enfin de sensation.

Si vous doutez encore du matérialisme de Platon, lisez ce qu'en dit M. Bayle dans le premier tome de la continuation de ses pensées diverses, fondé sur un passage d'un auteur moderne, qui a expliqué & dévoilé le platonisme. Voici le passage que cite M. Bayle. « Le premier dieu selon Platon est le dieu suprème à qui les deux autres doivent honneur & obéissance, d'autant qu'il est leur pere & leur créateur. Le second est le dieu visible, le ministre du dieu invisible, & le créateur du monde. Le troisieme se nomme le monde, ou l'ame qui anime le monde, à qui quelques - uns donnent le nom de démon. Pour revenir au second qu'il nommoit aussi le verbe, l'entendement ou la raison, il concevoit deux sortes de verbe, l'un qui a résidé de toute éternité en Dieu, par lequel Dieu renferme de toute éternité dans son sein toutes sortes de vertus, faisant tout avec sagesse, avec puissance & avec bonté: car étant infiniment parfait, il a dans ce verbe interne toutes les idées & toutes les formes des êtres créés. L'autre verbe qui est le verbe externe & proféré, n'est autre chose selon lui, que cette substance que Dieu poussa hors de son sein, ou qu'il engendra pour en former l'univers. C'est dans cette vûe que le mercure Trismegiste a dit que le monde est consubstantiel à Dieu ». Voici maintenant la conséquence qu'en tire M. Bayle: « Avez - vous jamais rien lû de plus monstrueux? Ne voilà - t - il pas le monde formé d'une substance que Dieu poussa hors de son sein? Ne le voilà - t - il pas l'un des trois Dieux, & ne faut - il pas le subdiviser en autant de dieux qu'il y a de parties dans l'univers diversement animées? N'avez - vous point là toutes les horreurs, toutes les monstruosités de l'ame du monde? Plus de guerres entre les dieux que dans les écrits des poëtes? les dieux auteurs de tous les péchés des hommes? les dieux qui punissent & qui commettent les mêmes crimes qu'ils ordonnent de ne point faire?»

Enfin, pour conclure par un argument tranchant & décisif, c'est une chose avancée de tout le monde, que Platon & presque tous les philosophes de l'antiquité ont soutenu que l'ame n'étoit qu'une partie séparée du tout; que Dieu étoit ce tout, & que l'ame devoit enfin s'y réunir par voie de réfusion. Or il est évident qu'un tel sentiment emporte nécessairement avec lui le matérialisme. L'esprit tel que nous l'admettons n'est pas sans doute composé de parties qui puissent se détacher les unes des autres; c'est là ce caractere propre & distinctif de la matiere. Voyez l'article de l' Ame du monde.

Comme l'ancienne philosophie confondoit la spiritualité & la matérialité, ne mettant entr'elles d'autre différence que celle qu'on met d'ordinaire entre les modifications d'une même substance, croyant de plus que ce qui est matériel peut deve<cb-> nir insensiblement spirituel, & le devient en esset. Les peres des premiers siecles de l'Eglise se livrerent à ce systême; car il est indispensable d'en avoir un quand on écrit pour le public. Les questions qui roulent sur l'essence de l'esprit, sont si déliées, si abstraites, les idées en échappent avec tant de légereté, l'imagination y est si contrainte, l'attention si tôt épuisée, que rien n'est si facile, & dès - là si pardonnable que de s'y méprendre. Quiconque n'y saisit pas d'abord certains principes, est hors de route; il marche sans rien trouver, ou ne rencontre que l'erreur: ce n'est pourtant pas tout - à - fait à la peine de découvrir ces principes, la plûpart simples & naturels, qu'il faut attribuer les mecomptes philosophiques de quelques - uns de nos premiers écrivains; c'est à leur déférence trop soumise pour les systèmes reçûs. Si le succès n'est presque dans tout que le prix d'une sage audace, on peut dire que c'est dans la philosophie principalement qu'il faut oser; mais ce courage de raison qui se cherche une voie même où il ne voit point de trace, étoit un art d'inventer ignoré de nos peres: appliqués seulement à maintenir dans sa pureté ce dogme de la foi, tout le reste ne leur sembloit qu'une spéculation plus curieuse que nécessaire. Soigneux tout au plus d'arriver jusqu'où les autres avoient été, la plûpart très - capables d'aller plus loin, ne sentirent pas assez les ressources que leur offroit la beauté de leur génie.

Origene ce savant si respectable, & consulté de toutes parts, n'entendoit par esprit qu'une matiere subtile, & un air extrèmement léger. C'est le sens qu'il donne au mot ASWMATON, qui est l'incorporel des Grecs. Il dit encore que tout esprit selon la notion propre & simple de ce terme, est un corps. Par cette définition il doit nécessairement avoir cru que Dieu, les anges & les ames étoient corporels; aussi l'a - t - il cru de même, & le savant M. Huet rapporte tous les reproches qu'Origene a reçus à ce sujet; il tâche de le justifier contre une partie; mais enfin il convient qu'il est certain que cet ancien docteur a avoué qu'il ne parotssoit point dans l'Ecriture quelle étoit l'essence de la divinité. Le même M. Huet convient encore qu'il a cru que les anges & les ames étoient composés d'une matiere subtile qu'il appelloit spirituelle, eu égard à celle qui compose les corps. Il s'ensuit donc nécessairement qu'il a aussi admis une essence subtile dans la divinité; car il dit en termes exprès que la nature des ames est la même que celle de Dieu. Or si l'ame humaine est corporelle, Dieu doit donc l'être. Le savant M. Huet a rapporté avec soin quelques endroits des ouvrages d'Origene, qui paroissent opposés à ceux qui le condamnent; mais les termes dont se sert Origene, sont si précis, & la façon dont parle le savant prélat est si foible, qu'on connoît aisément que la seule qualité de commentateur lui met des armes à la main pour défendre son original. S. Jérôme & les autres critiques d'Origene ont soutenu qu'il n'avoit pas été plus éclairé sur la spiritualité de Dieu, que sur celle des ames & des anges.

Tertullien s'est expliqué encore plus clairement qu'Origene sur la corporéïté de Dieu qu'il appelle cependant spirituel dans le sens dont on se servoit de ce mot chez les anciens. « Qui peut nier, dit - il, que Dieu ne soit corps, bien qu'il soit esprit? tout esprit est corps, & a une forme & une figure qui lui est propre ». Quis autem negabit Deum esse corpus, etsi Deus spiritus? spiritus etiam corpus sui generis in suâ effigie. Un livre entier nous reste de sa main, où il établit ce qu'il pense de l'ame; & ce qu'il y a de singulier, c'est que l'auteur y est clair, sans mélange de ténebres, lui qu'on accuse d'être confus ailleurs, presque sans mélange de clarté. C'est - là qu'il renferme les anges dans ce qu'il nom<pb-> [p. 572] me la cathégorie de l'étendue. Il y place Dieu même, & à plus forte raison y comprend - il l'ame de l'homme qu'il soutient corporelle.

Ce sentiment de Tertullien ne prenoit pourtant pas sa source comme celui des autres, dans l'opinion dominante; il estimoit trop peu les Philosophes, & Platon lui - même, dont il disoit librement qu'il avoit fourni la matiere de toutes les hérésies. Il se trompoit ici par excès de religion, s'il étoit permis de s'exprimer de la sorte; parce qu'une femme pieuse rapportoit que dans un moment d'extase, une ame s'étoit montrée à elle, revêtue des qualités sensibles, lumineuse, colorée, palpable, & qui plus est, d'une figure extérieurement humaine; il crut devoir la maintenir corporelle, dans la crainte de blesser la foi. Circonspection dont on peut louer le motif, mais impardonnable entant que philosophe. Ce n'est pas qu'il ne dise quelquefois que l'ame est un esprit; mais qu'en conclure, sinon que cette expression n'emporte point dans le langage des anciens ce qu'elle signifie dans le nôtre? Par le mot esprit, nous concevons une intelligence pure, indivisible, simple; eux n'entendoient qu'une substance plus déliée, plus agile, plus pénétrante que les corps exposés à la perception des sens.

Je sais que dans les écoles on justifie Tertullien, du - moins par rapport à la spiritualité de Dieu. Ils veulent que cet ancien docteur regarde les termes de substances & de corps comme synonymes; ainsi lorsqu'on dit, qui peut nier que Dieu ne soit corps? c'est comme si l'on disoit, qui peut nier que Dieu ne soit une substance? Quant aux mots de spirituel & d'incorporel, ils ont chez Tertullien, selon les Scholastiques, un sens très - opposé. L'incorporel signifie le néant, le vuide, la privation de toute substance; le spirituel au contraire désigne une substance, qui n'est point matérielle. Ainsi, lorsque Tertullien dit, que tout esprit est corps, il faut l'entendre en ce sens, que tout esprit est une substance.

C'est par ces distinctions que les Scholastiques prétendent réfuter les reproches que S. Augustin a faits à Tertullien d'avoir crû que Dieu étoit corporel; il est assez singulier qu'ils se soient figurés que Tertullien ne connoissoit pas la valeur des termes latins, & qu'il exprimoit le mot de substance par celui de corps, & celui de néant par celui d'incorporel. Est - ce que tous les auteurs grecs & latins n'avoient pas fixé dans leurs écrits la véritable signification de ces termes? Cette peine qu'on se donne pour justifier Tertullien, est aussi infructueuse que celle qu'ont pris certains Platoniciens modernes, dans le dessein de prouver que Platon avoit crû la création de la matiere. Le savant Fabricius a dit, en parlant d'eux, qu'ils avoient entrepris de blanchir un more.

S. Justin n'a pas eu des idées plus pures de la parfaite spiritualité qu'Origene & Tertullien. Il a dit en termes exprès, que les anges étoient corporels; que le crime de ceux qui avoient péché, étoit de s'être laissé séduire par l'amour des femmes, & de les avoir connu charnellement. Certainement, je ne crois pas que personne s'avise de vouloir spiritualiser les anges de S. Justin, il leur fait faire des preuves trop fortes de leur corporéité. Quant à la nature de Dieu, ce pere ne l'a pas mieux connue que celle des autres êtres spirituels. « Toute la substance, dit - il, qui ne peut - être soûmise à aucune autre à cause de sa légéreté, a cependant un corps qui constitue son essence. Si nous appellons Dieu incorporel, ce n'est pas qu'il le soit; mais c'est parce que nous sommes accoûtumés d'approprier certains noms à certaines choses, à désigner le plus respectueusement qu'il nous est possible, les attributs de la Divinité. Ainsi, parce que l'essence de Dieu ne peut être apperçûe, & ne nous est point sensible, nous l'appellons incorporel».

Tatien, philosophe chrétien, dont les ouvrages sont imprimés à la suite de ceux de S. Justin, parle dans ces termes de la spiritualité des anges & des démons: « Ils ont des corps qui ne sont point de chair, mais d'une matiere spirituelle, dont la nature est la même que celle du feu & de l'air. Ces corps spirituels ne peuvent être apperçûs que par ceux à qui Dieu en accorde le pouvoir, & qui sont éclairés par son esprit ». On peut juger par cet échantillon des idées que Tatien a eues de la véritable spiritualité.

S. Clément d'Aléxandrie a dit en termes formels, que Dieu étoit corporel. Après cela, il est inutile de rapporter s'il croyoit les ames corporelles; on le sent bien sans doute. Quant aux anges, il leur faisoit prendre les mêmes plaisirs que S. Justin; plaisirs où le corps est autant nécessaire que l'ame.

Lactance croyoit l'ame corporelle. Après avoir examiné toutes les opinions des Philosophes sur la matiere dont l'essence de l'ame est composée, & les avoir toutes regardées comme incertaines; il dit qu'elles ont toutes cependant quelque chose de véritable, notre ame ou le principe de notre vie étant dans le sang, dans la chaleur & dans l'esprit; mais qu'il est impossible de pouvoir exprimer la nature qui résulte de ce melange, parce qu'il est plus facile d'en voir les opérations que de la définir. Le même auteur ayant établi par ces principes la corporéïté de l'ame, dit qu'elle est quelque chose de semblable à Dieu. Il rend par conséquent Dieu matériel, sans s'en appercevoir, & sans connoître son erreur; car selon les idées de son siecle, quoique ce fût celui de Constantin, un esprit étoit un corps composé de matiere subtile. Ainsi, disant que l'ame étoit corps, & cependant quelque chose de semblable à Dieu, il ne croyoit pas dégrader davantage la nature divine & la spiritualité, que lorsque nous assûrons aujourd'hui que l'ame étant spirituelle, est d'une nature semblable à celle de Dieu.

Arnobe n'est pas moins précis ni moins formel sur la corporéité spirituelle que Lactance. On pourroit lui joindre S. Hilaire, qui dans la suite pensa que l'ame étoit étendue; S. Grégoire de Nazianze, qui disoit qu'on ne pouvoit concevoir un esprit, sans concevoir du mouvement & de la diffusion; S. Grégoire de Nysse, qui parloit d'une sorte de transmigration inconcevable sans matérialité; S. Ambroise qui divisoit l'ame en deux parties, division qui la dépouilloit de son essence en la privant de sa simplicité; Cassien qui pensoit & s'expliquoit presque de même; & enfin Jean de Thessalonique, qui au septieme concile avance, comme un article de tradition attestée par S. Athanase, par S. Basile & par S. Méthode, que ni les anges, ni les démons, ni les ames humaines ne sont dégagés de la matiere. Déja néanmoins de grands personnages avoient enseigné dans l'Eglise une philosophie plus correcte; mais l'ancien préjugé se conservoit apparemment dans quelques esprits, & se montroit encore une fois pour ne plus reparoitre.

Les Grecs modernes ont été à peu - près dans les mêmes idées que les anciens. Ce sentiment est appuyé de l'autorité de M. de Beausobre, l'un des plus savans hommes qu'il y ait eu en Europe. Voici comme il parle dans son histoire de Manichée & du Manichéisme: « Quand je considere, dit - il, la maniere dont ils expliquent l'union des deux natures en J. C. je ne puis m'empêcher d'en conclure, qu'ils ont crû la nature divine corporelle. L'incarnation, disent - ils, est un parfait mélange des deux natures: la nature spirituelle & subtile pénetre la nature matérielle & corporelle jusqu'à ce qu'elle soit

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