ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Avez - vous la notion de juste & d'injuste autrement que par des actions qui vous ont paru telles? Vous avez commencé dans votre enfance par apprendre à lire sous un maître; vous aviez envie de bien épeller, & vous avez mal épellé. Votre maître vous a battu, cela vous a paru très - injuste; vous avez vû le salaire refusé à un ouvrier, & cent autres choses pareilles. L'idée abstraite du juste & de l'injuste est - elle autre chose que ces faits confusément mêlés dans votre imagination?

Le fini est - il dans votre esprit autre chose que l'image de quelque mesure bornée? L'infini est - il autre chose que l'image de cette même mesure que vous prolongez sans fin?

Toutes ces opérations ne se font - elles pas dans vous à - peu - près de la même maniere que vous lisez un livre? vous y lisez les choses, & vous ne vous occupez pas des caracteres de l'alphabet, sans lesquels pourtant vous n'auriez aucune notion de ces choses. Faites - y un moment d'attention, & alors vous appercevrez ces caracteres sur lesquels glissoit votre vûe; ainsi tous vos raisonnemens, toutes vos connoissances, sont fondées sur des images tracées dans votre cerveau: vous ne vous en appercevez pas; mais arrêtez - vous un moment pour y songer, & alors vous voyez que ces images sont la base de toutes vos notions; c'est au lecteur à peser cette idée, à l'étendre, à la rectifier.

Le célebre Adisson dans ses onze essais sur l'imagination, dont il a enrichi les feuilles du spectateur, dit d'abord que le sens de la vûe est celui qui fournit seul les idées à l'imagination; cependant, il faut avouer que les autres sens y contribuent aussi. Un aveugie né entend dans son imagination l'harmonie que ne frappe plus son oreille; il est à table en songe; les objets qui ont résisté ou cédé à ses mains, font encore le même effet dans sa tête: il est vrai que le sens de la vûe fournit seul les images; & comme c'est un espece de toucher qui s'étend jusqu'aux étoiles, son immense étendue enrichit plus l'imagination que tous les autres sens ensemble.

Il y a deux sortes d'imagination, l'une qui consiste à retenir une simple impression des objets; l'autre qui arrange ces images reçues, & les combine en mille manieres. La premiere a été appellee imagination passive, la seconde active; la passive ne va pas beaucoup au - delà de la mémoire, elle est commune aux hommes & aux animaux; de - là vient que le chasseur & son chien poursuivent également des bêtes dans leurs rêves, qu'ils entendent également le bruit des cors; que l'un crie, & que l'autre jappe en dormant. Les hommes & les bêtes font alors plus que se ressouvenir, car les songes ne sont jamais des images fidelles; cette espece d'imagination compose les objets, mais ce n'est point en elle l'entendement qui agit, c'est la mémoire qui se méprend.

Cette imagination passive n'a pas certainement besoin du secours de notre volonté, ni dans le sommeil, ni dans la veille; elle se peint malgré nous ce que nos yeux ont vû, elle entend ce que nous avons entendu, & touche ce que nous avons touché; elle y ajoûte, elle en diminue: c'est un sens intérieur qui agit avec empire; aussi rien n'est - il plus commun que d'entendre dire, on n'est pas le maître de son imagination.

C'est ici qu'on doit s'étonner & se convaincre de son peu de pouvoir. D'où vient qu'on fait quelquefois en songe des discours suivis & éloquens, des vers meilleurs qu'on n'en feroit sur le même sujet étant éveillé? que l'on résoud même des problèmes de mathématiques? voilà certainement des idées très - combinées, qui ne dépendent de nous en aucune maniere. Or, s'il est incontestable que des idées suivies se forment en nous, malgré nous, pendant notre sommeil, qui nous assurera qu'elles ne sont pas produites de même dans la veille? est - il un homme qui prévoie l'idée qu'il aura dans une minute? ne paroît - il pas qu'elles nous sont données comme les mouvemens de nos membres? & si le pere Mallebranche s'en étoit tenu à dire que toutes les idées sont données de Dieu, auroit - on pû le combattre?

Cette faculté passive, indépendante de la réflexion, est la source de nos passions & de nos erreurs. Loin de dépendre de la volonté, elle la détermine, elle nous pousse vers les objets qu'elle peint, ou nous en détourne, selon la maniere dont elle les représente. L'image d'un danger inspire la crainte; celle d'un bien donne des desirs violens: elle seule produit l'enthousiasme de gloire, de parti, de fanatisme; c'est elle qui répandit tant de maladies de l'esprit, en faisant imaginer à des cervelles soibles fortement frappées, que leurs corps étoient changés en d'autres corps; c'est elle qui persuada à tant d'hommes qu'ils étoient obsédés ou ensorcelés, & qu'ils alloient effectivement au sabat, parce qu'on leur disoit qu'ils y alloient. Cette espece d'imagination servile, partage ordinaire du peuple ignorant, a été l'instrument dont l'imagination forte de certains hommes s'est servie pour dominer. C'est encore cette imagination passive des cerveaux aisés à ébranler, qui fait quelquefois passer dans les enfans les marques évidentes d'une impression qu'une mere a reçue; les exemples en sont innombrables, & celui qui écrit cet article en a vû de si frappans, qu'il démentiroit ses yeux s'il en doutoit; cet effet d'imagination n'est guere explicable, mais aucun autre effet ne l'est davantage. On ne conçoit pas mieux comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons. Il y a l'infini entre nous & les premiers ressorts de notre être.

L'imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire; elle rapproche plusieurs objets distans, elle sépare ceux qui se mêlent, les compose & les change; elle semble créer quand elle ne fait qu'arranger, car il n'est pas donné à l'homme de se faire des idées, il ne peut que les modifier.

Cette imagination active est donc au fond une faculté aussi indépendante de nous que l'imagination passive; & une preuve qu'elle ne dépend pas de nous, c'est que si vous proposez à cent personnes également ignorantes d'imaginer telle machine nouvelle, il y en aura quatre - vingt - dix - neuf qui n'imagineront rien malgré leurs efforts. Si la centieme - imagine quelque chose, n'est - il pas évident que c'est un don particulier qu'elle a reçu? c'est ce don que l'on appelle génie; c'est - là qu'on a reconnu quelque chose d'inspiré & de divin.

Ce don de la nature est imagination d'invention dans les arts, dans l'ordonnance d'un tableau, dans celle d'un poëme. Elle ne peut exister sans la mémoire; mais elle s'en sert comme d'un instrument avec lequel elle fait tous ses ouvrages.

Après avoir vû qu'on soulevoit une grosse pierre que la main ne pouvoit remuer, l'imagination active inventa les leviers, & ensuite les forces mouvantes composées, qui ne sont que des leviers déguisés. Il faut se peindre d'abord dans l'esprit les machines & leurs effets pour les exécuter.

Ce n'est pas cette sorte d'imagination que le vulgaire appelle, ainsi que la mémoire, l'ennemie du jugement; au contraire, elle ne peut agir qu'avec un jugement profond. Elle combine sans cesse ses tableaux, elle corrige ses erreurs, elle éleve tous ses édifices avec ordre. Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique, & Archimede avoit au moins autant d'imagination qu'Homere. C'est par [p. 562] elle qu'un poëte crée ses personnages, leur donne des caracteres, des passions; invente sa fable, en présente l'exposition, en redouble le noeud, en prépare le dénouement; travail qui demande encore le jugement le plus profond, & en même tems le plus fin.

Il faut un très - grand art dans toutes ces imaginations d'invention, & même dans les romans; ceux qui en manquent sont méprisés des esprits bien faits. Un jugement toûjours sain regne dans les fables d'Esope; elles seront toûjours les délices des nations. Il y a plus d'imagination dans les contes des fées; mais ces imaginations fantastiques, toûjours dépourvues d'ordre & de bon sens, ne peuvent être estimées; on les lit par foiblesse, & on les condamne par raison.

La seconde partie de l'imagination active est celle de détail, & c'est elle qu'on appelle communément imagination dans le monde. C'est elle qui fait le charme de la conversation; car elle présente sans cesse à l'esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux; elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine, elle emploie les circonstances les plus frappantes, elle allegue des exemples, & quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talens, il se concilie l'empire de la société. L'homme est tellement machine, que le vin donne quelquefois cette imagination, que l'oisiveté anéantit; il y a là de quoi s'humilier, mais de quoi admirer. Comment se peut - il faire qu'un peu d'une certaine liqueur qui empêchera de faire un calcul, donnera des idées brillantes?

C'est sur - tout dans la Poésie que cette imagination de détail & d'expression doit régner; elle est ailleurs agréable, mais là elle est nécessaire; presque tout est image dans Homere, dans Virgile, dans Horace, sans même qu'on s'en apperçoive. La tragédie demande moins d'images, moins d'expressions pittoresques, de grandes métaphores, d'allégories, que le poëme épique ou l'ode; mais la plûpart de ces beautés bien ménagées font dans la tragédie un effet admirable. Un homme qui sans être poëte ose donner une tragédie, fait dire à Hyppolite,

Depuis que je vous vois j'abandonne la chasse. Mais Hyppolite, que le vrai poëte fait parler, dit;

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune. Ces imaginations ne doivent jamais être forcées, empoulées, gigantesques. Ptolomée parlant dans un conseil d'une bataille qu'il n'a pas vûe, & qui s'est donnée loin de chez lui, ne doit point peindre

Des montagnes de morts privés d'honneurs suprèmes, Que la nature force à se venger eux - mêmes, Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents, De quoi faire la guerre au reste des vivans. Une princesse ne doit point dire à un empereur,

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre, Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre. On sent affëz que la vraie douleur ne s'amuse point à une métaphore si recherchée & si fausse.

Il n'y a que trop d'exemples de ce défaut. On les pardonne aux grands poëtes; ils servent à rendre les autres ridicules.

L'imagination active qui fait les poëtes leur donne l'enthousiasme, c'est - à - dire, selon le mot grec, cette émotion interne qui agite en effet l'esprit, & qui transforme l'auteur dans le personnage qu'il fait parler; car c'est - là l'enthousiasme, il consiste dans l'émotion & dans les images: alors l'auteur dit précisément les mêmes choses que diroit la personne qu'il introduit.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vûe, Un trouble s'éleva dans mon ame éperdue; Mes yeux ne voyoient plus, je ne pouvois parler.

L'imagination alors ardente & sage, n'entasse point de figures incohérentes; elle ne dit point, par exemple, pour exprimer un homme épais de corps & d'esprit,

Qu'il est flanqué de chair, gabionné de lard, Et que la nature

En maçonnant les remparts de son ame, Songea plûtôt au fourreau qu'à la lame.

Il y a de l'imagination dans ces vers; mais elle est grossiere, elle est déréglée, elle est fausse; l'image de rempart ne peut s'allier avec celle de fourreau: c'est comme si on disoit qu'un vaisseau est entré dans le port à bride abattue.

On permet moins l'imagination dans l'éloquence que dans la poésie; la raison en est sensible. Le discours ordinaire doit moins s'écarter des idées communes; l'orateur parle la langue de tout le monde; le poëte parle une langue extraordinaire & plus relevée: le poëte a pour base de son ouvrage la fiction; ainsi l'imagination est l'essence de son art; elle n'est que l'accessoire dans l'orateur.

Certains traits d'imagination ont ajouté, dit - on, de grandes beautés à la Peinture. On cite sur - tout cet artifice avec lequel un peintre mit un voile sur la tête d'Agamemnon dans le sacrifice d'Iphigénie; artifice cependant bien moins beau que si le peintre avoit eu le secret de faire voir sur le visage d'Agamemnon le combat de la douleur d'un pere, de l'autorité d'un monarque, & du respect pour ses dieux; comme Rubens a eu l'art de peindre dans les regards & dans l'attitude de Marie de Médicis, la douleur de l'enfantement, la joie d'avoir un fils, & la complaisance dont elle envisage cet enfant.

En général les imaginations des Peintres, quand elles ne sont qu'ingénieuses, font plus d'honneur à l'esprit de l'artiste qu'elles ne contribuent aux beautés de l'art; toutes les compositions allégoriques ne valent pas la belle exécution de la main qui fait le prix des tableaux.

Dans tous les arts la belle imagination est toûjours naturelle; la fausse est celle qui assemble des objets incompatibles; la bisarre peint des objets qui n'ont ni analogie, ni allégorie, ni vraissemblance; comme des esprits qui se jettent à la tête dans leurs combats, des montagnes chargées d'arbres, qui tirent du canon dans le ciel, qui font une chaussée dans le cahos. Lucifer qui se transforme en crapaud; un ange coupé en deux par un coup de canon, & dont les deux parties se rejoignent incontinent, &c. . . . . L'imagination forte approfondit les objets, la foible les effleure, la douce se repose dans des peintures agréables, l'ardente entasse images sur images, la sage est celle qui emploie avec choix tous ces différens caracteres, mais qui admet très - rarement le bisarre, & rejette toûjours le faux.

Si la mémoire nourrie & exercée est la source de toute imagination, cette même mémoire surchargée la fait périr; ainsi celui qui s'est rempli la tête de noms & de dates, n'a pas le magasin qu'il faut pour composer des images. Les hommes occupés de calculs ou d'affaires épineuses, ont d'ordinaire l'imagination stérile.

Quand elle est trop ardente, trop tumultueuse, elle peut dégénérer en démence; mais on a remarqué que cette maladie des organes du cerveau est bien plus souvent le partage de ces imaginations passives, bornée à recevoir la profonde empreinte des objets, que de ces imaginations actives & laborieuses qui assemblent & combinent des idées, car cette ima -

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