ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
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Crémonin fut un impie dans le goût de Caesalpin;
leur impiété étoit formée sur le même modele,
c'est - à - dire sur Aristote. Ces especes de philosophes ne
pouvoient pas s'imaginer qu'il fût possible qu'Aristote se fût trompé en quelque chose; tout ce que ce
philosophe leur maître avoit prononcé, leur paroissoit
irrésragable: voilà pourquoi tous ceux qui faisoient
profession de le suivre à la rigueur, nioient l'immortalité
de l'ame & la Providence; ils ne croyoient pas devoir
profiter des lumieres que la Religion chrétienne
avoit répandues sur ces deux points. Aristote ne l'avoit
point pensé; pouvoit - on mieux penser après lui? S'ils
avoient un peu refléchi sur leur conduite, ils se seroient
apperçûs qu'Aristote n'étoit point leur maître,
mais leur dieu; car il n'est pas d'un homme de découvrir
tout ce qu'on peut savoir, & de ne se tromper
jamais. Avec une telle vénération pour Aristote, on
doit s'imaginer aisément avec quelle fureur ils dévoroient
ses ouvrages. Crémonin a été un de ceux qui les
ont le mieux entendus. Il se fit une grande réputation
qui lui attira l'amitié & l'estime des princes; &
voilà ce que je ne comprens pas: car cette espece de
philosophie n'avoit rien d'attrayant. Je ne serois pas
surpris si les philosophes de ce tems - là avoient été
tous renvoyés dans leur école; car je sens qu'ils devoient
être fort ennuyeux: mais qu'aujourd'hui ce
qu'on appelle un grand Philosophe ne soit pas bien
accueilli chez les rois, qu'ils n'en fassent pas leurs
amis, voilà ce qui me surprend; car qui dit un grand
philosophe aujourd'hui, dit un homme rempli d'une
infinité de connoissances utiles & agréables, un homme
qui est rempli de grandes vûes. On nous dira que
ces philosophes n'entendent rien à la politique: ne saiton
point que le train des affaires est une espece de routine,
& qu'il faut nécessairement y être entré pour les
entendre? Mais croit - on qu'un homme qui par ses ouvrages
est reconnu pour avoir un génie vaste & étendu, pour avoir une pénétration surprenante; croiton,
dis - je, qu'un tel homme ne seroit pas un grand
ministre si on l'employoit? Un grand esprit est toûjours
actif & se porte toûjours vers quelque objet;
il feroit donc quelque chose; nous verrions certains
systèmes redressés, certaines coûtumes abolies, parce
qu'elles sont mauvaises; on verroit de nouvelles
idées éclorre & rendre meilleure la condition des citoyens;
la société en un mot se perfectionneroit, comme
la Philosophie se perfectionne tous les jours. Dans
certains états on est aujourd'hui, eu égard au système
du bien général de la société, comme étoient ces philosophes
dont je parle, par rapport aux idées d'Aristote; il faut espérer que la nature donnera à la société
ce qu'elle a déjà donné à la Philosophie; la société
aura son Descartes qui renversera une infinité de préjugés,
& fera rire nos derniers neveux de toutes les
sotises que nous avons adoptées. Pour revenir à Crémonin, le fond de son système est le même que celui
de Caesalpin. Tous ces philosophes sentoient leur
impiété, parce qu'il ne faut avoir que des yeux pour
voir que ce qu'ils soûtenoient est contraire aux dogmes
du Christianisme: mais ils croyoient rendre un
hommage suffisant à la religion, en lui donnant la foi,
& réservant la raison pour Aristote, partage très - désavantageux: comment ne sentoient - ils point que ce
qui est contraire à la raison, ce que la raison prouve
faux, ne sauroit être vrai dans la religion? La vérité
est la même dans Dieu que dans les hommes; c'est la
même source. Je ne suis plus surpris qu'ils ne rencontrassent
pas la vérité; ils ne savoient ce que c'étoit:
manquant par les premiers principes, il étoit bien
difficile qu'ils sortissent de l'erreur qui les subjuguoit.
Les Philosophes dont j'ai parlé jusqu'ici sont sortis
du sein de l'église Romaine: il y en a eu beaucoup
d'autres, sans doute: mais nous avons crû devoir
nous arrêter seulement à ceux qui se sont le plus dis<cb->
tingués. Les Protestans ont eu les leurs ainsi que les
Catholiques. Il sembloit que Luther eût porté dans
ce parti le dernier coup à la philosophie péripatéticienne
en l'enveloppant dans les malédictions qu'il
donnoit à la Théologie scholastique: mais Luther lui - même
sentit qu'il avoit été trop loin. La secte des Anabaptistes lui fit connoître qu'il avoit ouvert la porte
aux enthousiastes & aux illuminés. Les armes pour les
réfuter manquoient aux Luthériens, & il fallut qu'ils
empruntassent celles qu'ils maudissoient dans la main
des Catholiques. Mélancthon fut un de ceux qui contribua
le plus au rétablissement de la Philosophie parmi
les Protestans. On ne savoit être dans ce tems - là
que Péripatéticien. Mélancthon étoit trop éclairé
pour donner dans les erreurs grossieres de cette secte;
il crut donc devoir réformer la Philosophie dans quelques - unes de ses parties, & en conserver le fond qu'il
jugea nécessaire pour repousser les traits que lançoient
les Catholiques, & en même tems pour arrêter
les progrès de certaines sectes qui alloient beaucoup
plus loin que les Protestans. Cet homme célebre
naquit à Schwarzerd, d'une famille honnête;
il reçut une fort bonne éducation. Dès ses premieres
années on découvrit en lui un desir insatiable
d'apprendre; les plaisirs ordinaires ne l'amusoient
point; son application continuelle le rendoit
grave & sérieux: mais cela n'altéra jamais la douceur
de son caractere. A l'âge de douze ans, il alla
continuer ses études à Heidelberg; il s'attira bientôt
l'estime & l'amitié de tout le monde; le comte Louis
de Lowenstein le choisit pour être précepteur de ses
enfans. C'est avec raison que Baillet l'a mis au nombre
des enfans qui se sont distingués dans un âge
peu avancé, où l'on possede rarement ce qui est nécessaire
pour être savant. Mélancthon étoit naturellement
eloquent, comme on le voit par ses écrits;
il cultiva avec grand soin les talens naturels qu'il
avoit en ce genre. Il étudia la Philosophie comme les
autres, car on n'étoit rien si on ne savoit Aristote.
Il se distingua beaucoup dans les solutions qu'il donna
aux difficultés sur les propositions modales. Il parut
un aigle sur les universaux. On sera sans doute
surpris de voir que je loue Mélancthon par ces endroits;
on s'en moque aujourd'hui, & avec raison:
mais on doit loüer un homme d'avoir été plus loin
que tout son siecle. C'étoient alors les questions à la
mode, on ne pouvoit donc se dispenser de les étudier; & lorsqu'on excelloit par - dessus les autres, on
ne pouvoit manquer d'avoir beaucoup d'esprit; car
les premiers hommes de tous les siecles sont toûjours
de grands hommes, quelques absurdités qu'ils ayent
dites. Il faut voir, dit M. de Fontenelle, d'où ils sont
partis: un homme qui grimpe sur une montagne escarpée
pourra bien être aussi léger qu'un homme qui
dans la plaine fera six fois plus de chemin que lui.
Mélancthon avoit pourtant trop d'esprit pour ne pas
sentir que la philosophie d'Aristote étendoit trop loin
ses droits; il desaprouva ces questions épineuses, difficiles
& inutiles, dont tout le monde se tourmentoit
l'esprit; il s'apperçut qu'une infinité de solies étoient
cachées sous de grands mots, & qu'il n'y avoit que
leur habit philosophique qui pût les faire respecter.
Il est très - évident qu'à force de mettre des mots dans
la tête, on en chasse toutes les idées; on se trouve
fort savant, & on ne sait rien; on croit avoir la tête
pleine, & on n'y a rien. Ce fut un moine qui acheva
de le convaincre du mauvais goût qui tyrannisoit
tous les hommes: ce moine un jour ne sachant
pas un sermon qu'il devoit prêcher, ou ne l'ayant pas
fait, pour y suppléer imagina d'expliquer quelques
questions de la morale d'Aristote; il se servoit de tous
les termes de l'art: on sent aisément combien cette
exhortation fut utile, & quelle onction il y mit. Mélancthon fut indigné de voir que la barbarie alloit jus<pb->
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que - là: heureux si dans la suite, il n'avoit pa> fait
un crime à l'Eglise entiere de la solie d'un particulien,
qu'elle a desavoüée dans tous les tems, comme
elle desavoue tous les jours les extra vagances que
font des zélés! Il finit ses études à l'âge de dix - sept
>, & se mit à expliquer, en particulier aux enfans,
Térence & Virgile: quelque tems après on le chargea
d'une harangue, ce qui lui fit lire attentivement
Cicéron & Tite - Live; il s'en acquitta en homme de
beaucoup d'esprit, & qui s'étoit nourri des meilleurs
auteurs. Mais ce qui surprit le plus Mélancthon, qui
étoit, comme je l'ai déjà dit, d'un caractere fort
doux, c'est lorsqu'il vit pour la premiere fois les disputes
des différentes sectes; alors celles des Nominaux & des Réels fermentoient beaucoup: après plusieurs
mauvaises raisons de part & d'autre, & cela
parce qu'on n'en sauroit avoir de bonnes là - dessus,
les meilleurs poignets restoient victorieux; tous d'un
commun accord dépouilloient la gravité philosophique,
& se battoient indécemment: heureux si dans
le t>multe quelque coup bien appliqué avoit pû faire
un changement dans leur tête; car si, comme le
remarque un homme d'esprit, un coup de doigt d'une
nourrice pouvoit faire de Pascal un sot, pourquoi
un sot trépané ne pourroit - il pas devenir un homme
d'esprit? Les Accoucheurs de ce tems - là n'étoient
pas sans doute si habiles qu'à présent, & je crois que
le long triomphe d'Aristote leur est dû. Mélancthon
fut appellé par l'électeur de Saxe, pour être professeur
en Grec. L'erreur de Luther faisoit alors beaucoup
de progrès; Mélancthon connut ce dangereux
hérésiarque; & comme il cherchoit quelque ch>se
de nouveau, parce qu'il sentoit bien que ce qu'on
lui avoit appris n'étoit pas ce qu'il falloit savoir, il
avala le poison que lui présenta Luther; il s'égara.
C'est avec raison qu'il cherchoit quelque chose de
nouveau: mais ce ne devoit être qu'en Philosophie;
ce n'étoit pas la religion qui demandoit un changement;
on ne fait point une nouvelle religion comme
on fait un nouveau système. Il ne peut même y avoir
une réforme sur la religion; elle présente des choses
si extraordinaires à croire, que si Luther avoit eu
droit de la réformer, je la réformerois encore, parce
que je me persuaderois aisément qu'il a oublié
bien des choses: ce n'est que parce que je sar qu'on
ne peut y toucher, que je m'en tiens à ce qu'on me
propose. Mélancthon, depuis sa connoissance avec
Luther, devint sectaire & un sectaire ardent, & par
conséquent son esprit sut enveloppé du voile de l'er
reur; ses vûes ne pûrent plus s'étendre comme elles
auroient fait s'il ne s'étoit pas livré à un parti: il prêchoit,
il catéchisoit, il s'intriguoit, & enfin il n'abandonna
Aristote en quelque chose, que pour suivre
Luther, qui lui étoit d'autant moins préférable qu'il
attaquoit plus formellement la religion. Luther répandit
quelques nuages sur l'esprit de Mélancthon, à l'occasion
d'Aristote; car il ne rougit pas après les leçons
de Luther, d'appeller Aristote un vain sophiste:
mais il se réconcilia bientôt; & malgré les apologies
qu'il sit du sentiment de Luther, il contribua beaucoup
à rétablir la Philosophie parmi les Protestans. Il
s'apperçût que Luther condamnoit plûtôt la Scholastique que la Philosophie; ce n'étoit pas en effet aux
Philosophes que cet hérésiarque avoit à faire, mais
aux Théologiens; & il faut avoüer qu'il s'y étoit bien
pris en commençant par rendre leurs armes odieuses
& méprisables. Mélancthon détestoit toutes les autres
sectes des philosophes, le seul Péripatétisme
lui paroissoit soûtenable; il rejettoit également le
Stoïcisme, le Scepticisme & l'Epicuréisme. Il recommandoit
à tout le monde la lecture de Platon, à cause
de l'abondance qui s'y trouve, à cause de ce qu'il dit
sur la nature de Dieu, & de sa belle diction: mais il
préféroit Aristote pour l'ordre & pour la méthode.
Il écrivit la vie de Platon & celle d'Aristote; on
pourra voir aisément son sentiment en les lisant: je
crois qu'on ne sera pas fâché que je transcrive ici
quelques traits tirés de ses harangues, elles sont rares;
& d'ailleurs on verra de quelle façon s'exprimoit
cet homme si fameux, & dont les discours ont
fait tant d'impression: Cum eam, dit - il, qu> toties
Plato proedicat methodum, non soepè adhibeat, & evagetur
aliquando liberius in disputando, quoedam etiam figuvis
involvat, ac volens occultet, denique cum rarò pronuntiet
quid sit sentiendum; assentior adolescentibus potius
proponendum esse Aristotelem, qui artes, quas tradit,
explicat integras, & methodum simpliciorem, seu
filum ad regendum lectorem adhibet, & quid sit sentiendum
plerumque pronuntiat: hoecin docentibus > requirantur
multoe causoe graves sunt; ut enim satis dentibus
draconis à Cadmo seges exorta est armatorum, qui inter
se ipsi dimicarunt; ita, si quis serat ambiguas opiniones,
exoriuntur inde varioe ac perniciosoe dissensiones.
Et un peu après, il dit qu'en se fervant de la méthode
d'Aristote, il est facile de réduire ce qui dans Platon seroit extrèmement long. Aristote, nous dit - il
ailleurs, a d'autres avantages sur Platon; il nous a
donné un cours entier; ce qu'il commence, il l'acheve.
Il reprend les choses d'aussi haut qu'on puisse
aller, & vous mene fort loin. Aimons, conclut - il,
Platon & Aristote; le premier à cause de ce qu'il dit
sur la politique, & à cause de son élégance; le second,
à caule de sa méthode: il faut pourtant les lire
tous les deux avec précaution, & bien distinguer ce
qui est contraire à la doctrine que nous lisons dans
l'Evangile, Nous ne saurions nous passer d'Aristote
dans l'Eglise, dit encore Mélancthon, parce que c'est
le seul qui nous apprenne à définir, à diviser & à
juger; lui seul nous apprend même à raisonner; or
dans l'Eglise >out cela n'est - il pas nécessaire? Pour
les choses de la vie, n'avons - nous pas besoin de bien
des choses que la Physique seule nous apprend? Platon en parle, à la vérité: mais on diroit que c'est
un prophete qui annonce l'avenir, & non un maître
qui veut instruire; au lieu que dans Aristote, vous
trouvez les principes, & il en tire lui - même les conséquences.
Je demande seulement, dit Mélancthon,
qu'on s'attache aux choses que dit Aristote, & non
aux mots, qu'on abandonne ces vaines subtilités, &
qu'on ne se serve de distinctions que lorsqu'elles seront
nécessaires pour faire sentir que la difficulté ne
regarde point ce que vous defendez; au lieu que
communément on distingue afin de vous faire perdre
de vûe ce qu'on soûtient: est - ce le moyen d'éclaircir
les matieres? Nous en avons, je crois, assez
dit pour démontrer que ce n'est pas sans raison que
nous avons compris Mélancthon au nombre de ceux
qui ont rétabli la philosophie d'Aristote. Nous n'avons
pas prétendu donner sa vie; elle renferme beaucoup
plus de circonstances intéressantes que celles
que nous avons rapportées: c'est un grand homme,
& qui a joüé un très - grand rôle dans le monde:
mais sa vie est très - connue, & ce n'étoit pas ici le
lieu de l'écrire.
Nicolas Tau>ill a été un des plus célebres philosophes
parmi les Protestans, il naquit de parens dont
la fortune ne faisoit pas espérer à Taureill une éducation telle que son esprit la demandoit: mais la facilité
& la pénétration qu'on apperçût en lui, sit
qu'on engagea le duc de Virtemberg à fournir aux
frais. Il fit des progrès extraordinaires, & jamais personne
n'a moins trompé ses bienfaiteurs que lui. Les
différends des Catholiques avec les Protestans l'empêcherent
d'embrasser l'état ecclésiastique. Il se fit
Medecin, & c'est ce qui arrêta sa fortune à la cour
de Virtemberg. Le duc de Virtemberg desiroit l'avoir
auprès de lui, pour lui faire défendre le parti
de la réforme qu'il avoit embrassé, & c'est en partie
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