ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"276"> sensation aussi importune que la faim même. Plus nos attachemens sont vifs, plus nous sommes aisément trompés sur leur véritable motif. L'activité des passions excite & rassemble une foule d'idées, dont l'union produit des chimeres comme la fievre forge des rêves à un malade; cette erreur, sur le but de nos passions, ne nous séduit jamais d'une maniere plus marquée, que dans l'amour. Lorsque le printems de notre âge a développé en nous ce besoin qui rapproche les sexes, l'espérance jointe à quelques rapports, souvent mal - examinés, fixe sur un objet particulier nos voeux, d'abord errans; bientôt cet objet toujours présent à nos desirs, anéantit pour nous tous les autres: l'imagination active va chercher des fleurs de toute espece pour embellir notre idole. Adorateur de son propre ouvrage, un jeune homme ardent voit dans sa maitresse le chef - d'oeuvre des graces, le modele de la perfection, l'assemblage complet des merveilles de la nature; son attention concentrée ne s'échappe sur d'autres objets, que pour les subordonner à celui - là. Si son ame vient à s'épuiser par des mouvemens aussi rapides, une langueur tendre l'appesantit encore sur la même idée. L'image chérie ne l'abandonne dans le sommeil, qu'avec le sentiment de l'existence; les songes la lui représentent, & plus intéressante que la lumiere, c'est elle qui lui rend la vie au moment du réveil. Alors si l'art ou la pudeur d'une femme, sans desespérer ses voeux, vient à les irriter par le respect & par la crainte, l'idée des vertus jointe à celle des charmes, lui laisse à peine lever des yeux tremblans sur cet objet majestueux: ses desirs sont éclipsés par l'admiration; il croit ne respirer que pour ce qu'il adore; sa vie seroit mille fois prodiguée, si l'on desiroit de lui cet hommage. Enfin arrive ce moment qu'il n'osoit prévoir, & qui le rend égal aux dieux: le charme cesse avec le besoin de jouir, les guirlandes se fannent, & les fleurs desséchées lui laissent voir une femme souvent aussi flétrie qu'elles: il en est ainsi de tous nos sacrifices. Les idées factices que nous devons à la société, nous présentent le bien - être sous tant de formes différentes, que nos motifs originels se dérobent. Ce sont ces idées, qui en multipliant nos besoins, multiplient nos plaisirs & nos passions, & produisent nos vertus, nos progrès, & nos crimes. La nature ne nous a donné que des besoins aisés à satisfaire: il semble d'après cela, qu'une paix profonde dût régner parmi les hommes; & la paresse qui leur est naturelle, paroîtroit devoir encore la cimenter. Le repos, ce partage réservé aux dieux, est l'objet éloigné que se proposent tous les hommes, & chacun envisage la facilité d'être heureux sans peine, comme le privilege de ceux qui se distinguent; de - là naît dans chaque homme un desir inquiet, qui l'éveille & le tourmente. Ce besoin nouveau produit des efforts que la concurrence entretient, & par - là la paresse devient le principe de la plus grande partie du mouvement dont les hommes sont agités. Ces efforts devroient au moins s'arrêter au point où doit cesser la crainte de manquer du nécessaire; mais l'idée de distinction étant une fois formée, elle devient dominante, & cette passion sécondaire détruit celle qui lui a donné la naissance. Dès qu'un homme s'est comparé avec ceux qui l'environnent, & qu'il a attaché de l'importance à s'en faire regarder, ses véritables besoins ne sont plus l'objet de son attention, ni de ses démarches. Le repos, en perspective, qui faisoit courir Pyrrhus, fatigue encore tout ambitieux qui veut s'élever, tout avare qui amasse au de - là de ses besoins, tout homme passionné pour la gloire, qui craint des rivaux. La modération, qui n'est que l'effet d'une paresse plus profonde, est devenue assez rare pour être admirée, & dès lors elle a pû être encore un objet de jalousie, puisqu'elle étoit un moyen de considération. La plû<cb-> part des hommes modérés ont même été de tout tems soupçonnés de masquer des desseins, parce qu'on ne voit dans les autres que la disposition qu'on éprouve, & que les desirs de chaque homme ne sont ordinairement arrêtés que par le sentiment de son impuissance. Si on ne peut pas attirer sur soi les regards d'une république entiere, on se contente d'être remarqué de ses voisins, & on est heureux par l'attention concentrée de son petit cercle. Des prétentions particularisées naissent ces différentes choses, qui divisent les connoissances, & qui n'ont rien à démêler entr'elles. Beaucoup d'individus s'agitent dans chaque tourbillon, pour arriver aux premiers rangs: le foible, ne pouvant s'élever, est envieux, & tâche d'abaisser ceux qui s'élevent; l'envie exaltée produit des crimes, & voilà ce qu'est la société. Ce desir, par lequel chacun tend sans cesse à s'élever, paroît contredire une pente à l'esclavage, qu'on peut remarquer dans la plûpart des hommes, & qui en est une suite. Autrefois la crainte, & une sorte de saisissement d'admiration, ont dû soumettre les hommes ordinaires à ceux que des passions fortes portoient à des actions rares & hardies; mais depuis que la reconnoissance a des degrés, c'est l'ambition qui mene à l'esclavage. On rampe aux piés du trône où l'on est encore au dessus d'une foule de têtes qu'on fait courber. Les hommes qui ont des prétentions communes, sont donc les uns à l'égard des autres dans un état d'effort réciproque. Si les hostilités ne sont pas continuelles entre eux, c'est un repos semblable à celui des gardes avancées de deux camps ennemis; l'inutilité reconnue de l'attaque maintient entre elles les apparences de la paix. Cette disposition inquiette, qui agite intérieurement les hommes, est encore aidée par une autre, dont l'effet, assez semblable à celui de la fermentation sur les corps, est d'aigrir nos affections, soit naturelles, soit acquises. Nous ne sommes présens à nous - mêmes que par des sensations immédiates, ou des idées, & le bonheur, que nous poursuivons nécessairement, n'est point sans un vif sentiment de l'existence: malheureusement la continuité affoiblit toutes nos sensations. Ce que nous avons regardé long - tems, devient pour nous comme les objets qui s'éloignent, dont nous n'appercevons plus qu'une image confuse & mal terminée. Le besoin d'exister vivement est augmenté sans cesse par cet affoiblissement de nos sensations, qui ne nous laisse que le souvenir importun d'un état précédent. Nous sommes donc forcés pour être heureux, ou de changer continuellement d'objets, ou d'outrer les sensations du même genre. De - là vient une inconstance naturelle, qui ne permet pas à nos voeux de s'arrêter, ou une progression de desirs, qui toujours anéantis par la jouissance, s'élancent jusques dans l'infini. Cette disposition malheureuse altere en nous les impressions les plus sacrées de la nature, & nous rend aujourd'hui nécessaire, ce dont hier nous aurions frémi. Les jeux du cirque, où les gladiateurs ne recevoient que des blessures, parurent bientôt insipides aux dames Romaines. On vit ce sexe, fait pour la pitié, poursuivre à grands cris la mort des combattans. On exigea dans la suite qu'ils expirassent avec grace, dit l'abbé Dubos, & ce spectacle affreux devint nécessaire pour achever l'émotion & completer le plaisir. Par - là notre attention se porte sur les choses nouvelles & extraordinaires, nous recherchons avec intérêt tout ce qui réveille en nous beaucoup d'idées; par - là sont déterminés même nos goûts purement physiques. Les liqueurs fortes nous plaisent principalement, parce que la chaleur qu'elles communiquent au sang produit des idées vives, & semble doubler l'existence: on pourroit en conclure que le plaisir ne consiste que dans le sentiment de l'exis<pb-> [p. 277] tence, porté à un certain dégré. En effet, en suivant ceux du chatouillement, depuis cette sensation vague, qui est une importunité jusqu'à ce dernier terme, au de - là duquel est la douleur: en descendant du chagrin le plus profond, jusqu'à cette douleur tendre & intéressante, qui en est une teinte affoiblie, on seroit tenté de croire que la douleur & le plaisir ne different que par des nuances. Voyez Plaisir. Quoi qu'il en soit, il est certain que nous devons au besoin d'être émus une curiosité, qui devient la passion de ceux qui n'en ont point d'autres, un goût pour le merveilleux, qui nous entraîne à tous les spectacles extraordinaires, une inquietude qui nous promene dans la région des chimeres. Ce qui est renfermé dans ce qu'on appelle les termes de la raison, ne peut donc pas être long - tems pour nous le point fixe du bonheur. Les choses difficiles & outrées, les idées hors de la nature doivent nous séduire presque sûrement. Voyez Fanatisme. La vigilance religieuse, & l'occupation de la priere ne suffisent pas à l'imagination mélancholique d'un bonze. Il lui faut des chaînes dont il se charge; des charbons ardens qu'il mette sur sa tête, des cloux qu'il s'enfonce dans ses chairs; il est averti de son existence d'une maniere plus intime & plus forte, que celui qui remplit simplement les devoirs de la vie civile & de la charité. Suivez le cours de toutes les affections humaines, vous les verrez tendre à s'exalter, au point de paroître entierement défigurées. L'homme délicat & sensible devient foible & pusillanime: la dureté succede au courage; le contemplatif devient quiétiste, & le zélé est bientôt un homme atroce. Il en est ainsi des autres caracteres, & même de celui qui se montre de la maniere la plus constante dans quelques individus, la gaieté. Il est rare qu'elle dure plus long - tems que la jeunesse, parce qu'elle est absorbée par les passions, qui occupent l'ame plus profondément, ou détruite par son exercice même. Mais dans ceux en qui ce caractere subsiste plus long - tems, parce qu'ils ne sont capables que d'intérêts superficiels, il s'altere par dégrés, & perd beaucoup de son honnêteté premiere. Les hommes légers qui n'ont que la gaieté pour attribut, ressemblent assez à ces jeunes animaux qui, après avoir épuisé toutes les situations plaisantes, finissent par égratigner & mordre. Cette pente qui entraîne presque tous les individus, peut s'observer en grand dans la masse des événemens qui ont agité la terre. Suivez l'histoire de toutes les nations, vous verrez les meilleurs gouvernemens se dénaturer; une fermentation lente a fait croître la tyrannie dans les républiques: la monarchie est changée par le tems en pouvoir arbitraire. Voyez Gouvernement.

Lorsque dans un état la sécurité commence à polïr les moeurs, & que les idées se tournent du côté des plaisus, la vertu regne au milieu d'eux: une urbanité modeste couvre la volupté d'un voile, mais il devient bientôt importun. Alors le libertinage se produit sans pudeur, & des goûts honteux insultent la nature. Dans les arts, vous verrez l'architecture quitter une simplicité noble pour prodiguer les ornemens; la peinture chargera son coloris; la même altération se fera sentir dans les ouvrages d'esprit. Le besoin de nouveauté mettra la finesse à la place de l'élégance; l'obscurité prendra celle de la force, ou sophistiquera fort; une métaphysique puérile analysera les sentimens; tout sera perdu, si quelques génies heureux ne rompent pas cette marche naturelle des penchans humains. Mais la physique expérimentale cultivée & le tableau de la nature présenté par des hommes d'une trempe forte & rare pourront donner à l'esprit humain un spectacle qui étendra ses vûes, & fera naître un nouvel ordre de choses.

Nous voyons que l'homme paresseux par nature, mais agité par l'impatience de ses desirs est le jouet continuel d'un esprit qui ne se renouvelle que pour le trahir. Fatigué dans la recherche du bonheur par mille intérêts étrangers qui le croisent, rebuté par les obstacles, ou dégoûté par la jouissance, il semble que la méchanceté lui dût être pardonnable, & que le malheur soit son état naturel. L'intérêt de tous réclamant contre l'intérêt de chacun, a donné naissance aux lois qui arrêtent l'extérieur des grands crimes. Mais malgré les lois, il reste toûjours à la méchanceté un empire qui n'en est pas moins vaste pour être ténébreux. Dans une société nombreuse, une foule d'intérêts honnêtes & obscurs que la scélératesse peut troubler, lui donne sans danger un exercice continuel. La société humaine seroit donc une confédération de méchans que l'intérêt seul tiendroit unis, & auxquels il ne faudroit que la suppression de cet intérêt pour les armer les uns contre les autres. Mais en observant l'homme de près, il n'est pas possible de méconnoître en lui un sentiment doux qui l'intéresse au sort de ses semblables toutes les fois qu'il est tranquille sur le sien. Peut - être rencontrerez - vous quelques monstres atrabilaires qu'une organisation vicieuse & rare porte à la cruauté. Une habitude affreuse aura rendu peut - être à quelques autres cette émotion nécessaire. La plûpart des hommes, lorsque des passions particulieres ne les enleveront pas aux mouvemens de la nature, céderont à une sensibilité précieuse qui est la source de toutes les vertus, & qui peut être celle d'un bonheur constant. Voyez Humanité. Ce sentiment tempere dans l'homme l'activité de l'amour - propre; & peu semblable aux autres genres d'émotion, il acquiert des forces en s'exerçant. On ne sauroit donc l'inspirer de trop bonne heure aux enfans. On devroit chercher à l'exciter en eux par des images pathétiques, & leur présenter des situations attendrissantes qui pussent le développer. Des leçons de bienséance seroient peut - être plus de leur goût, & leur serviroient sûrement plus que ne peuvent faire les mots barbares dont on les fatigue. Si ces idées ne sont pas fort actives pendant l'effervescence de la jeunesse, elles s'emparent du terrein que les passions abandonnent, & leur douceur remplace l'yvresse de celles - ci. Elles élevent & remplissent l'ame. Malheureux qui n'a point éprouvé la sensation complete qu'elles procurent ! Nous disons qu'on pourroit développer dans les enfans le sentiment vertueux de la pitié. L'expérience apprend qu'on pourroit aussi leur inspirer tous les préjugés favorables, soit au bien des hommes en général, soit à l'avantage de la société particuliere dans laquelle ils vivent. Ces heureux préjugés faisoient à Sparte autant de héros que de citoyens, & ils pourroient produire dans tous les hommes toutes les vertus relatives aux situations dans lesquelles ils sont placés. L'amour propre étant une fois dirigé vers un objet, une premiere action généreuse est un engagement pour la seconde, & des sacrifices qu'on a faits naît l'estime de soi - même qui soûtient & assûre le caractere qu'on s'est donné. On devient pour soi le juge le plus sévere. Cet orgueil estimable maîtrise l'ame, & produit ces mouvemens de vertu que leur rareté fait regarder comme hors de la nature. Cette estime de soi - même est le principe le plus sûr de toute action forte & généreuse; on ne doit point en attendre d'esclaves avilis par la crainte. L'asservissement ne peut conduire qu'à la bassesse & au crime. Mais l'éducation ne peut pas être regardée comme une affaire de préceptes; c'est l'exemple, l'exemple seul, qui modifie les hommes, excepté quelques ames privilégiées qui jugent de l'essence des choses, parce qu'elles sentent elles<pb->

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