ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"794"> jet de l'éducation. Toute inégalité dans l'éducation est un vice essentiel.

Je ne dis pas pour cela que vous deviez perdre de vûe votre enfant dès que vous l'avez remis entre les mains d'un gouverneur. Cette conduite seroit imprudente; elle repugneroit à votre tendresse, & un gouverneur honnête homme en seroit mal satisfait. Il veut être avoüé, mais avec discernement. Ne raisonnez point de lui avec le jeune homme, à - moins que ce ne soit pour le faire respecter; raisonnez beaucoup du jeune homme avec lui. Plus ses principes vous seront connus, moins vous serez en danger de les contredire. S'il y a dans sa conduite quelque chose qui ne soit pas conforme à vos idées, demandez - lui ses raisons. Deux hommes de mérite peuvent penser différemment sur le même objet en l'envisageant par des faces différentes. Mais si le gouverneur est homme sage & attentif, il y a à parier que c'est lui qui a raison.

Si vous avez apporté dans le choix d'un gouverneur les précautions que j'ai indiquées, il est difficile que vous soyez trompé. Si vous l'êtes, ce ne sera pas essentiellement. Si le gouverneur que vous avez pris se trouve à quelques égards inférieur à l'idée qu'on vous en avoit donnée; dès que vous l'avez choisi, il faut le traiter aussi - bien que si vous le jugiez homme supérieur; vous le rendrez du - moins supérieur à lui - même.

Je ne parle point de ce que vous devez faire pour lui du côté de la fortune. J'aurai peut - être occasion d'en parler ailleurs; & si votre ame est noble, comme je le suppose, vous le savez.

Le gouverneur de son côté ne doit pas s'engager sans examen. Il faut qu'il connoisse l'état qu'il va prendre, & qu'il consulte ses forces. Quiconque est jaloux de sa liberté, de ses goûts, de ses fantaisies, ne doit pas embrasser cet état. Il exige un renoncement total à soi - même, une assiduité continuelle, une attention non interrompue, & ce zele ardent qui dévore un honnête homme, quand il s'agit de remplir les engagemens qu'il a pris.

Qu'il connoisse aussi le caractere des parens, & jusqu'à quel point ils sont capables de raison. Il lui seroit douloureux de prendre des engagemens qu'on le mettroit hors d'état de remplir. Si par exemple on ne lui accordoit ni considération, ni autorité; comme il ne pourroit faire aucun bien dans les fonctions qui lui seroient confiées; quelqu'avantage qu'il y trouvât d'ailleurs, je présume qu'il ne tarderoit pas à y renoncer.

On peut réduire à trois classes le caractere de tous les jeunes gens. Les uns, qui sont nés doux, & qu'une mauvaise éducation n'a pas gâtés, s'élevent, pour ainsi dire, tous seuls. On a peu de chose à leur dire, parce que leurs inclinations sont bonnes. Il suffit de leur indiquer la route pour qu'ils la suivent. Presque tout le monde est capable de les conduire, sinon supérieurement, au - moins d'une maniere passable.

D'autres sont doux en apparence, qui ne sont rien moins que dociles; ils écoutent tant qu'on veut, mais ne font que leur volonté. Quelques uns sentent bien que vous avez raison, mais la raison leur déplaît quand elle ne vient pas d'eux. Si vous les attendez, ils y reviendront quand ils pourront se flater d'en avoir tout l'honneur. Pressez - les, ils se roidiront, & vous perdrez leur confiance.

Il en est enfin qui ont l'imagination vive & les passions impétueuses. Quelque bien nés qu'ils soient, vous devez vous attendre à quelques écarts de leur part. Pour les contenir, il faut de la prudence & du sang - froid. Il faut sur - tout avoir l'oeil & la main justes. Si vous vous y prenez mal - adroitement, ils vous échapperont; vous les punirez, mais vous ne les plierez pas. Les observations qui suivent sont relatives sur - tout aux caracteres des deux dernieres especes.

Des que votre éleve vous sera remis, travaillez à établir votre autorité. Moins vous devez la montrer durant le cours de l'éducation, plus il est important de la bien établir d'abord. Si le jeune homme est doux, il se pliera de lui - même; s'il ne l'est pas, ou que précédemment il ait été mal conduit, la chose sera plus difficile. Mais avec de la prudence & de la fermeté, vous en viendrez à - bout.

Débutez avec lui par la plus grande politesse, mais que votre politesse soit imposante; ou n'ayez point de côtés foiblés, ou cachez - les - bien; car son premier soin sera de les découvrir. Soyez le même tous les jours & dans tous les momens de la journée; rien n'est plus capable de vous donner de l'ascendant sur lui. S'il vient à vous manquer, soit par hauteur, soit par indocilité, qu'il soit puni séverement, & de maniere à n'être pas tenté d'y revenir. Il est vraissemblable qu'après cette premiere épreuve il prendra son parti.

A l'âge où je suppose le jeune homme, il n'y a point de caracteres indomptables. Qu'on examine ceux qui paroissent tels, on verra qu'ils ne le sont que par la faute des parens, ou par celle du gouverneur.

S'il n'étoit question que de contenir votre éleve durant le tems que vous vivrez ensemble, peut - être votre autorité seroit - elle suffisante; mais il est question de laisser dans son coeur & dans son esprit des impressions durables, & vous ne pouvez y parvenir sans avoir sa confiance & son amitié. Lors donc que votre empire sera bien établi, songez à vous faire aimer. En vous donnant ce conseil, je parle autant pour votre bonheur que pour le bien de votre éleve. Si quelque chose est capable d'adoucir votre état, c'est d'être aimé.

Ce n'est pas l'autorité qu'on a sur les jeunes gens qui empêche qu'on n'en soit aimé, c'est la maniere dont on en use. Quand on en use avec dureté ou par caprice, on se fait haïr; quand on est foible & qu'on ne fait pas en user à - propos, on se fait mépriser; quand on est dans le juste milieu, ils sentent qu'on a raison; & dès qu'on a leur estime, on n'est pas loin de leur coeur.

Je vous dis, & je le dirai de même à quiconque aura des hommes à conduire: dès qu'ils sont instruits de leurs de voirs, ne leur faites ni grace ni injustice; c'est un moyen sûr de les contenir; si votre affection remplit l'intervalle, vous leur deviendrez cher, & vous les rendrez vertueux.

Marquez de l'attachement à votre éleve, il y sera sensible. Quand ses goûts seront raisonnables, quelque contraires qu'ils soient aux vôtres, prêtez - vous - y de bonne grace. Prévenez - les quand vous serez content de lui. Qu'il lise votre amitié dans votre air, dans vos discours, dans votre conduise; mais que cette amitié soit décente, & que les témoignages qu'il en recevra paroissent tellement dépendre de votre raison, qu'ils lui soient refusés dès qu'il cessera de les mériter.

Si vous êtes obligé de le punir, paroissez le faire à regret. Qu'il sache dès le commencement de l'éducation que s'il fait des fautes, il sera infailliblement puni; & qu'alors ce soit la loi qui ordonne, & non pas vous.

Vous entendez ce que c'est que les punitions dont je veux parler. C'est la privation de votre amitié, des bontés de ses parens, de celles des personnes qu'il estime: en un mot, de toutes les choses qu'il peut & qu'il doit desirer.

Si vous vous y êtes bien pris d'abord, & que vous l'ayez subjugué, vous ne serez guere dans le [p. 795] cas de le punir. Il y auroit de l'imprudence à le punir souvent. Il n'est pas loin du tems où la crainte des punitions n'aura plus lieu; il est capable de motifs plus nobles; c'est donc par d'autres liens qu'il faut le retenir.

Quelque faute qu'il ait faite, & quelque chose que vous ayez à lui dire, parlez - lui s'il le faut avec force; ne lui parlez jamais avec impolitesse. Vous n'auriez raison qu'à demi, si vous ne l'aviez pas dans la forme. Rien ne peut vous autoriser à lui donner un mauvais exemple; & vous ne devez pas l'accoûtumer à entendre des paroles dures.

S'il est vis, reprenez - le avec prudence; dans ses momens de vivacite il ne seroit pas en état de vous entendre, & vous l'exposeriez à vous manquer. Il y a moins d'inconvénient à ne pas reprendre, qu'à reprendre mal - à - propos.

Ne soyez point minucieux. Il y a de la petitesse d'esprit à insnter sur des bagatelles, & c'est mettre trop peu de différence entre elles & les choses graves.

Il y a des choses graves sur lesquelles vous serez obligé de revenir souvent: tâchez de n'en avoir pas l'air. Que vos leçons soient indirectes, on sera moins en garde contr'elles. Il y a mille façons de les amener & de les déguiser. Faites - lui remarquer dans les autres les défauts qui seront en lui, il ne manquera pas de les condamner; ramenez - le sur lui - même. Instruisez - le aux dépens d'autrui. Faites quelquefois l'application des exemples que vous lui citerez; plus souvent laissez - la lui faire. Raisonnez quelquefois: d'autres fois une plaisanterie suffit. Attaquez par l'honneur & par la raison ce que l'honneur & la raison pourront détruire; attaquez par le ridicule ce que vous sentirez qui leur resiste.

Abaissez sa hauteur s'il en a: mortifiez sa vanité, mais n'humiliez pas son amour - propre. Ce n'est pas en avilissant les hommes qu'on les corrige: c'est en élerant leur ame, & en leur montrant le degré de perfection dont ils sont capables.

Ménagez sur - tout son amour propre en public. Il sera d'autant plus sensible à cette marque d'attention, qu'il verra les autres gouverneurs ne l'avoir pas toûjours pour leurs éleves. A l'égard des choses loüables qu'il pourra faire, loüez - les publiquement. Faites - le valoir dans les petites choses, afin de l'encourager à en faire de meilleures.

Si vous trouvez dans votre éleve un de ces naturels heureux qui n'ont besoin que de calture, vous aurez du plaisir à la lui donner. S'il est au contraire de ces esprits gauches & ineptes qui ne conçoivent rien, ou qui entendent de travers, de ces ames molles & stériles, incapables de sentiment, & qui se laissent aller indistinctement à toutes les impressions qu'on veut leur donner, que je vous plains!

Instruisez - le à la maniere de Socrate. Causez avec lui familierement sur le vrai, sur le faux, sur le bien & sur le mal, sur les vertus & sur les vices. Faitesle plus parler que vous ne lui parlerez. Amenez - le par vos questions, & de conséquence en conséquence, à s'appercevoir lui - même de ce qu'il y a de détectueux dans sa façon de penser. Accoutumez - le à ne point porter un jugement sans être en état de l'appuyer par des raisons. Fortifiez les principes qu'il a: donnez - lui ceux qui lui manquent.

Les premiers de tous & les plus negligés, sont ceux de la religion. En entrant dans le monde, un jeune homme la connoît à peine par son cathéchisme & par quelques pratiques extérieures. Il la voit combattue de toutes parts: il suit le torrent. Soit dans les entretiens que vous aurez ensemble, soit par les lectures auxquelles vous l'engagerez, faites ensorte qu'il la connoisse par l'histoire & par les prouves. On donne aux jeunes gens des maitres de toute espece; on devroit bien leur donner un maître de religion. On les mettroit en état de la défendre, au - moins dans leur coeur.

L'homme du peuple est contenu par la crainte des lois; l'homme d'un etat moyen l'est par l'opinion publique. Le grand peut éluder les lois, & n'est que trop porté à se mettre au - dessus de l'opinion publique. Quel srein le retiendra, si ce n'est la religion? Faiteslui en remplir les devoirs, mais ne l'en excédez pas. Montrez - la - lui par tout ce qu'elle a de respectable; il n'y a que les passions qui puissent empêcher de reconnoitre la grandeur & la beauté de sa moiale. Elle seule peut nous consoler dans les maladies, dans les adversités; les grands n'en tont pas plus exempts que le reste des hommes.

Faites valoir à ses yeux les moindres choses que font pour lui ses parens. Qu'il soit bien convaincu qu'il n'a qu'eux dans le monde pour amis véritables. S'ils sont trop dissipés pour s'occuper de lui comme ils le devroient, tâchez qu'il ne s'en apperçoive pas. S'il s'en apperçoit, effacez l'impression qu'il en peut recevoir. Quelle que soit leur liumeur, c'est à lui de s'y conformer, non à eux de se plier à la sienne. Dans l'enfance, les parens ne sont pas assez attentifs à se faire craindre, & dans la jeunesse ils s'occupent trop peu de se faire aimer. Veilà une des principales sources des chagrins qu'ils éprouvent, des déréglemens de la jeunesse, & des maux qui affligent la société. Si un pere, après avoir élevé son fils dans la plus étroite soûmission, lui laissoit voir sa tendresse à mesure que la raison du jeune homme se deveioppe, enchainé par le respect & par l'amour, quel est celui qui oseroit s'échapper? Quel que soit un pere à l'extérieur, si les jeunes gens pouvoient lire dans son coeur toute la joie qu'il eprouve quand son fils fait quelque chose de loüable, & toute la douleur dont il est pénétré quand ce fils s'ecarte du chemin de l'honneur, ils seroient plus attentifs qu'ils ne le sont à se bien conduire. Par malheur, on ne conçoit l'etendue de ces sentimens que quand on est pere. Faites envisager à votre éleve qu'il le doit être un jour.

Cultivez à tous égards la semibilité de son ame. Avec une ame sensible on peut avoir des foiblesses, on est rarement vicieux. Soyez rempli d'attentions pour lui, vous le forcerez d'en avoir pour vous; vous l'en rendrez capable par rapport à tout le monde. Accoûtumez - le à remplir tous les petits devoirs qu'imposent aux ames bien nées la tendresse ou l'amitié. Les négliger, c'est être incapable des sentimens qui les inspirent. On a beau s'en excuser sur l'oubli; cette excuse est fausse & honteuse. L'esprit n'oublie jamais quand le coeur est attentif.

S'il étoit pardonnable à quelqu'un d'être peu citoyen, ce seroit à un particulier; per du dans la foule, il n'est rien dans l'état: il n'en est pas de même d'un homme de qualité; il doit être plein d'amour pour son roi, puisqu'il a l'honneur de l'approcher de plus près; il doit s'interesser à la gloire & au bonheur de sa patrie, puisqu'il peut y contribuer: rien dans l'état ne lui doit être indifférent, puisqu'il peut y influer sur tout.

Qu'il sache qu'on n'est grand, ni pour avoir des ancetres illustres, quand on ne leur ressemble pas; ni pour occuper de grands emplois, quand on les remplit mal; ni pour posséder de grands domaines, quand on les consume en dépenses folles & honteuses; ni pour avoir un nombreux domestique, de brillans équipages, des habits somptueux, quand on fait languir à sa porte le marchand & l'ouvrier: qu'en un mot on n'est grand & qu'on ne peut être heureux que par des vertus personnelles, & par le bien qu'on fait aux hommes.

Attachez - vous sur - tout à lui donner des idées de

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