ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"796"> justice: faites - lui remarquer mille petites injustices que vous lui verrez faire; entrez sur cela dans les moindres détails. Vous ne sauriez croire combien les gens d'un certain ordre ont de peine à concevoir cette vertu.

Traitez - le en homme fait, si vous voulez qu'il le devienne; supposez - lui des sentimens, si vous voulez qu'il en acquerre; rendez - le fier avec lui - même, & qu'il s'estime assez pour ne pas vouloir se manquer: que la corruption du siecle soit un nouvel aiguillon pour lui. Plus les moeurs sont dépravées, plus on est sûr de se distinguer par des moeurs contraires; s'il n'a point assez d'ame pour se respecter lui - même, qu'il respecte du - moins les jugemens du public: tout homme qui les méprise est un homme méprisable: ce public peut être corrompu, ses jugemens ne le sont jamais.

Il n'y a qu'un cas où l'on doive se mettre au - dessus de l'opinion du vulgaire, c'est lorsqu'on est sûr de la pureté & de la grandeur de ses motifs: alors il faut ne considérer que sa propre vertu; la gloire qui la suivra sera moins prompte, mais elle sera plus solide. Ce n'est pas l'amour des loüanges qu'il faut inspirer aux hommes, ils n'y sont que trop sensibles, & rien n'est plus capable de les rapetisser ou de les perdre; c'est l'amour de la vertu, elle seule peut donner de la consistance à leur ame. Faisons bien, les loüanges viendront si elles peuvent.

Ne négligez pas les vertus d'un ordre inférieur, mais qui font le charme de la société, & qui y sont d'un usage continuel: si vous l'en avez rendu capable, vous l'aurez rendu poli; car la politesse considérée dans son principe, n'est que l'expression des vertus sociales. Indépendamment de cette politesse primitive qui annonce la modestie, la douceur, la complaisance, l'affabilité, même l'estime & l'amitié: il en est une autre qui paroît plus superficielle, mais qui n'est pas moins importante; c'est celle qui dépend de la connoissance des usages & du sentiment des convenances: c'est celle - là qui doit distinguer votre éleve; mais il n'en saisira les finesses qu'autant qu'il aura le desir de plaire.

Desirer de plaire est un moyen pour y réussir; ce mérite n'est pas le premier de tous, mais c'est l'unique qui ne soit jamais infructueux; il fait supposer les qualités qu'on n'a pas, il met dans tout leur jour celles qu'on peut avoir, il leur donne des partisans, il desarme l'envie. C'est par les grands talens qu'on se rend capable des grandes places; c'est par les petits talens qu'on y parvient.

Cultivez son esprit, son extérieur, & ses manieres dans l'air qui lui est propre: il peut se trouver en lui telle singularité qui d'abord vous aura déplû, & qui dans la suite polie par l'usage du monde, deviendra dans sa maniere d'être un trait distinctif qui le rendra plus agréable.

Qu'il aime les Lettres, c'est un goût digne de lui; c'est même un goût nécessaire. Personne n'ose avoüer qu'il ne les aime pas; tout le monde prétend s'y connoître, tout le monde en veut raisonner; mais il n'est donné qu'à ceux qui les aiment d'en raisonner sensément: elles élevent l'ame, elles étendent les idées, elles ornent l'imagination, elles adoucissent les moeurs, elles mettent le dernier sceau à la politesse de l'esprit. En général tous les goûts honnêtes que vous pourrez placer dans son ame, seront autant de ressources contre les passions & l'ennui; mais faites - les lui concevoir de la maniere dont ils lui conviennent, & sauvez - le des préventions & du ridicule.

La source de tous les ridicules est de placer sa gloire ou dans de petites choses ou dans des qualités que la nature nous refuse, ou dans un mérite qui n'est pas celui de notre état. Quiconque ne voudra se distin<cb-> gûer que par l'honneur, la probité, la bienfaisance, les talens, les vertus de son état ou de son rang, celui - là est inaccessible au ridicule; il ne négligera pas le mérite de plaire, mais il ne l'estimera pas plus qu'il ne vaut; il le cherchera dans les qualites qui sont en lui, non dans celles qui lui sont étrangeres: il se prêtera à toutes les bagatelles qu'exige la frivolité du monde, sans en être profondément occupé: il estimera les Lettres, les Sciences, les Arts, parce que le beau en tout genre est digne d'occuper son ame: peut - être les cultivera - t - il, mais en secret dans ses momens de loisir & pour son amusement; il aimera & servira de tout son pouvoir les Savans, les Gens de Lettres, les Artistes, sans être leur enthousiaste, leur courtisan, ni leur rival.

Le tems qu'il passe avec vous doit lui donner une expérience anticipée; ne négligez rien de ce qui peut la lui procurer: ouvrez devant ses yeux le livre du monde, apprenez - lui la maniere d'y lire; tout ce qui peut y frapper ses yeux ou ses oreilles, doit servir à son instruction. Faites éclorre ses idées, s'il en a; s'il n'en a point, donnez lui en.

L'étude de l'Histoire lui aura montré en grand le tableau des passions humaines; il y aura parcouru les diverses révolutions qu'elles ont produit sur la terre; on lui aura fait remarquer cet amas de contradictions qui forme le caractere de l'homme; ce mélange de grandeur & de petitesse, de courage & de foiblesse, de lumieres & d'ignorance, de sagesse & de folie dont il est capable: il y aura vu d'un côté le vice presque toûjours triomphant, mais intérieurement rongé d'inquiétudes & de remords, ébloüir les yeux du vulgaire par des succès passagers, puis être plongé pour jamais dans l'opprobre & dans l'ignominie: d'un autre côté, la vertu souvent persécutée, quelquefois obscurcie, mais toûjours contente d'elle - même, reprendre avec le tems son ascendant sur les hommes, & durant toute la suite des siecles, recevoir l'hommage de l'univers, assise sur les débris des empires.

En lui montrant plus en détail les fragilités de notre espece, ne la lui peignez pas trop en noir; faitesla lui voir plus foible que méchante, entrainée vers le mal, mais capable du bien. Il faut qu'il ne soit pas la dupe des hommes, mais il ne faut pas qu'il les haïsse ni qu'il les méprise. Qu'il voye leurs miseres avec assez de supériorité pour n'en être ni surpris ni blessé. Qu'il connoisse sur - tout l'homme de sa nation & de son siecle; c'est avec lui qu'il doit vivre, c'est de lui qu'il doit se défier, c'est lui dont il doit prendre les manieres & ne pas imiter les moeurs: qu'il soit au fait de ses bonnes qualités, de ses vices dominans, de ses opinions, de ses travers, de ses ridicules: que pour s'en faire un tableau plus détaillé, il le parcoure un peu dans les divers etats; qu'il saisisse les nuances qui les différencient; qu'il évalue tout au poids de la raison. Qu'il apprenne à juger les hommes non par leurs discours, mais par leurs actions. Qu'il sache que celui qui flatte est l'ennemi le plus vil, mais le plus dangereux: que les honnêtes gens sont peu flatteurs, qu'on n'obtient leur amitié qu'après avoir mérité leur estime, mais qu'ils sont les seuls sur lesquels on puisse compter.

Par défaut d'expérience, il présumera beaucoup de ses lumieres; par un effet de la vivacité de l'âge, il aura des fantaisies peu raisonnables; permettez - lui quelquefois de les suivre, quand vous serez sûr que l'effet démentira son attente: les hommes ne s'instruisent qu'à leurs dépens. Ce ne sera qu'à force de se tromper qu'il se croira capable d'erreur.

Veillez sur ses moeurs, mais songez que c'est un homme du monde que vous élevez; qu'il va se trouver livré à lui - même au milieu des passions & des vices; que pour s'en garantir il faut qu'il les con<pb-> [p. 797] noisse. Voyez à quel point il est instruit, & reglez vos conseils sur ce qu'il sait: ne lui parlez point en maitre, raisonnez avec votre ami. Quelque confiance qu'il ait en vous, il ne vous dira pas tout; mais je vous suppose assez de pénétration pour deviner ce qu'il ne vous aura pas dit, & pour lui parler en conséquence: alors les instructions que vous lui donnerez feront d'autant plus dimpression sur lui qu'il vous soupçonnera moins d'avoir vû le besoin qu'il en a.

Voyez tout, mais ayez quelquefois l'air de ne pas voir; dans d'autres cas, & lorsque le jeune homme s'y attendra le moins, faites lui connoître que rien ne vous échappe.

Faites - lui remarquer dans le petit nombre d'exemples qui viendront à sa connoissance, l'estime & les avantages qui suivent la sagesse & la bonne conduite; & dans mille exemples frappans, qui malheureusement ne vous manqueront jamais, les dangers du vice & le mépris qui l'accompagne.

Prenez garde qu'il ne lui tombe entre les mains de mauvais livres, craignez sur - tout qu'il ne les lise en secret; il vaudroit beaucoup mieux qu'il les lut devant vous: si vous lui en surprenez dans le commencement de l'éducation, ôtez - les lui: si cela arrive vers la fin, soyez plus circonspect; n'allez pas vous compromettre par un zele inconsidéré qui aigriroit le jeune homme & que vous ne pourriez pas soûtenir: vous connoissez son caractere & les circonstances; reglez - vous sur cela; n'employez que les motifs que vous sentirez efficaces: attaquez l'ouvrage du côté du style, du raisonnément, & du goût; parlez - en comme d'une lecture indigne d'un honnête homme, d'un homme poli. Il y a peu de jeunes gens avec qui cette méthode ne réussisse.

Les noeuds de l'autorité doivent se relâcher à mesure que l'éducation s'avance. Si l'on veut qu'un jeune homme use bien de sa liberté, il faut, autant qu'on le peut, lui rendre insensible le passage de la subordination à l'indépendance.

Le jour qu'il joüira de sa liberté, quelque bien né qu'il soit, quelque attachement qu'il ait pour vous, il sera charmé de vous quitter; mais si vous vous ctes bien conduit, son yvresse ne sera pas longue; l'estime & l'amitié vous le rameneront: alors l'autorité que vous aurez sur lui sera d'autant plus puissante qu'elle sera de son choiv; vos conseils lui seront d'autant plus utiles qu'il vous les aura demandés: vous ne l'empêcherez pas de tomber dans quelques écarts, mais ils seront moins grands & vous l'aiderez à en revenir. On ôte aux jeunes gens leur gouverneur lorsqu'ils en ont le plus besoin; c'est un mal sans remede: mais peut - être le gouverneur ne peut - il jamais leur être plus utile, que quand dépouillé de ce titre, on l'a mis à portée de vivre avec eux familierement & comme leur ami.

Les détails sur la matiere qu'on vient de traiter seroient infinis: on s'est borné ici à des vûes très - génerales. Quelques - unes ne sont applicables qu'à l'homme de qualité; la plûpart peuvent convenir à tous les états: si elles sont justes, c'est à la prudence du gouverneur qui les jugera telles, à en faire l'application & à les modifier convenablement à l'âge, à l'état, au caractere, au tempérament de son eleve. Cet article esi de M. Lefebvre.

Gouverneur (Page 7:797)

Gouverneur de la personne d'un prince. Si en général l'éducation des hommes est une chose très - importante, combien doit le paroître davantage l'éducation d'un prince, dont les moeurs donneront leur empreinte à celles de toute une nation, & dont le mérite ou les défauts feront le bonheur ou le malheur d'une infinité d'hommes?

Il seroit à souhaiter, dans quelque état que ce fût, qu'on pût toûjours choisir pour gouverneur d'un jeune prince un homme aussi distingué par l'étendue de ses connoissances que par sa probité & ses vertus, & non moins recommandable par la grandeur de ses emplois que par l'éclat de sa naissance; il en seroit plus capable de faire le bien, & le feroit avec plus d'autorité.

Pour ne pas se jetter sur cette matiere dans de vagues spéculations, le peu qu'on se propose d'en dire sera tiré en partie de l'instruction donnée en 1756 par les états de Suede au gouverneur du prince royal & des princes héréditaires, & en partiede ce qui fut pratiqué dans l'éducation même de l'empereur Charles - Quint, par Guillaume de Croy, seigneur de Chiévre, gouverneur des Pays - Bas & de la personne de ce prince.

Puisque les rois sont hommes avant que d'être rois, il faut commencer par leur inspirer toutes les vertus morales & chrétiennes, également nécessaires à tous les hommes. Pour accoûtumer le jeune prince à regler ses goûts sur la raison, il faut qu'au moins dans son enfance il reconnoisse la subordination. Il ne faut pas que dès qu'il est né tout le monde prenne ses ordres, jusqu'aux personnes préposées à son éducation; il ne faut pas qu'on applaudisse à ses fantaisies, ni qu'on lui dise, comme font les courtisans, qu'il est un dieu sur la terre; il faut au contraire lui apprendre que les rois ne sont pas faits d'un autre limon que le reste des hommes; qu'ils leur sont égaux en foiblesse dès leur entrée dans le monde, égaux en infirmités pendant tout le cours de leur vie; vils comme eux devant Dieu au jour du jugement, & condamnables comme eux pour leurs vices & pour leurs crimes; qu'en un mot l'Être suprème n'a point créé le genre humain pour le plaisir particulier de quelques douzaines de familles.

Personne n'est plus mal instruit dans la religion que les rois; ils la méprisent faute de la connoître, ou l'avilissent par la maniere dont ils la conçoivent: que celle du jeune prince soit éclairée; qu'on lui apprenne à distinguer ce qu'il doit à Dieu, ce qu'il doit aux ministres de la religion, ce qu'il se doit à soi - même. ce qu'il doit à ses peuples.

On retient les hommes dans leur devoir par le charme des approbations & par la terreur des châtimens; on ne peut contenir les princes que par la ctainte des jugemens divins & du blâme de la postérité. Qu'on tienne donc ces deux objets toûjours présens à leurs yeux, tandis que d'un autre côté on les encouragera par les attraits d'une bonne conscience & d'une gloire sans tache.

Plus on excitera le jeune prince à respecter l'Être supreme, plus il reconnoîtra son propre néant & son égalité avec les autres hommes; & de - là naîtront pour eux son humanité, sa justice, & toutes les vertus qu'il leur doit.

Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils ont manqué d'un bon coeur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'est jamais parvenu jusqu'à eux. Qu'un jeune prince fasse souvent des voyages à la campagne; qu'il entre dans les cabanes des paysans, pour voir par lui - même la situation des pauvres; & que par - là il apprenne à se persuader que le peuple n'est pas riche, quoique l'abondance regne à la cour; & que les dépenses superflues de celle - ci diminuent les biens & augmentent la misere du pauvre paysan & de ses enfans affamés: mais que ce spectacle ne soit point de sa part une spéculation stérile. Il ne convient pas qu'un malheureux ait eu le bonheur d'être vû de son prince sans en être soulagé.

Qu'il sache que les rois regnent par les lois, mais qu'ils obéissent aux lois; qu'il ne leur est pas permis d'enfreindre & de violer les droits de leurs sujets, & qu'ils doivent s'en faire aimer plutôt que s'en faire craindre.

Qu'il connoisse sur - tout le caractere & les moeurs

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