ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"765"> ils nous font voir une suite continuelle d'événemens non attendus; c'est par - là que les jeux de société nous plaisent; ils sont encore une suite d'évenemens imprévûs, qui ont pour cause l'adresse jointe au hasard.

C'est encore par - là que les pieces de théatre nous plaisent; elles se développent par degrés, cachent les évenemens jusqu'à ce qu'ils arrivent, nous préparent toûjours de nouveaux sujets de surprise, & souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d'esprit ne sont ordinairement lûs que parce qu'ils nous ménagent des surprises agréables, & suppléent à l'insipidité des conversations presque toûjours languissantes, & qui ne font point ce effet.

La surprise peut être produite par la chose ou par la maniere de l'appercevoir; car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu'elle n'est en effet, ou différente de ce qu'elle est, ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l'idée accessoire de la difficulté de l'avoir faite, ou de la personne qui l'a faite, ou du tems où elle a été faite, ou de la maniere dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s'y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu'il ne sent point l'horreur de ce qu'il décrit; il change de ton tout - à - coup & dit: l'univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l'abandonna: tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis tandem destituit. Ceci produit dans l'esprit différentes sortes de surprises; nous sommes surpris du changement de style de l'auteur, de la découverte de sa différente maniere de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soit arrivée; ainsi l'ame trouve un très grand nombre de sentimens différens qui concourent à l'ébranler & à lui composer un plaisir.

Des diverses causes qui peuvent produire un sentiment. Il faut bien remarquer qu'un sentiment n'a pas ordinairement dans notre ame une cause unique; c'est, si j'ose me servir de ce terme, une certaine dose qui en produit la force & la variété. L'esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à - la - fois; & si l'on examine les divers écrivains, on verra peut - être que les meilleurs & ceux qui ont plû davantage, sont ceux qui ont excité dans l'ame plus de sensations en même tems.

Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes; nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé, qu'une confusion d'arbres; 1°. parce que notre vûe qui seroit arrêtée ne l'est pas; 2°. chaque allée est une, & forme une grande chose, au lieu que dans la confusion, chaque arbre est une chose & une petite chose; 3°. nous voyons un arrangement que nous n'avons pas coûtume de voir; 4°. nous savons bon gré de la peine que l'on a pris; 5°. nous admirons le soin que l'on a de combattre sans cesse la nature, qui par des productions qu'on ne lui demande pas, cherche à tout confondre: ce qui est si vrai, qu'un jardin négligé nous est insupportable; quelquefois la difficulté de l'ouvrage nous plaît, quelquefois c'est la facilité; & comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur & la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu'on a eu l'art de nous plaire avec peu de dépense & de travail.

Le jeu nous plaît parce qu'il satisfait notre avarice, c'est - à - dire l'espérance d'avoir plus. Il flatte notre vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne, & de l'attention que les autres ont sur notre bonheur; il satisfait notre curiosité, en nous donnant un spectacle. Enfin il nous donne les différens plaisirs de la surprise.

La danse nous plaît par la legereté, par une certaine grace, par la beauté & la variété des attitudes, par sa liaison avec la Musique, la personne qui danse étant comme un instrument qui accompagne; mais sur - tout elle plaît par une disposition de notre cerveau, qui est telle qu'elle ramene en secret l'idée de tous les mouvemens à de certains mouvemens, la plûpart des attitudes à de certaines attitudes.

De la sensibilité. Presque toûjours les choses nous plaisent & déplaisent à différens égards: par exemple les virtuosi d'Italie nous doivent faire peu de plaisir; 1°. parce qu'il n'est pas étonnant qu'accommodés comme ils sont, ils chantent bien; ils sont comme un instrument dont l'ouvrier a retranché du bois pour lui faire produire des sons. 2°. Parce que les passions qu'ils jouent sont trop suspectes de fausseté. 3°. Parce qu'ils ne sont ni du sexe que nous aimons, ni de celui que nous estimons; d'un autre côté ils peuvent nous plaire, parce qu'ils conservent très long - tems un air de jeunesse, & de plus parce qu'ils ont une voix flexible & qui leur est particuliere; ainsi chaque chose nous donne un sentiment, qui est composé de beaucoup d'autres, lesquels s'affoiblissent & se choquent quelquefois.

Souvent notre ame se compose elle - même des raisons de plaisir, & elle y réussit sur - tout par les liaisons qu'elle met aux choses; ainsi une chose qui nous a plu nous plaît encore, par la seule raison qu'elle nous a plu, parce que nous joignons l'ancienne idée à la nouvelle: ainsi une actrice qui nous a plu sur le théatre, nous plaît encore dans la chambre; sa voix, sa déclamation, le souvenir de l'avoir vûe admirer, que dis - je, l'idée de la princesse jointe à la sienne, tout cela fait une espece de mélange qui forme & produit un plaisir.

Nous sommes tous pleins d'idées accessoires. Une femme qui aura une grande réputation & un leger défaut, pourra le mettre en crédit & le faire regarder comme une grace. La plûpart des femmes que nous aimons n'ont pour elles que la prévention sur leur naissance ou leurs biens, les honneurs ou l'estime de certaines gens.

De la délicatesse. Les gens délicats sont ceux qui à chaque idée ou à chaque goût, joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de goûts accessoires. Les gens grossiers n'ont qu'une sensation, leur ame ne sait composer ni décomposer; ils ne joignent ni n'ôtent rien à ce que la nature donne, au lieu que les gens délicats dans l'amour se composent la plûpart des plaisirs de l'amour. Polixene & Apicius portoient à la table bien des sensations inconnues à nous autres mangeurs vulgaires; & ceux qui jugent avec goût des ouvrages d'esprit, ont & se sont fait une infinité de sensations que les autres hommes n'ont pas.

Du je ne sai quoi. Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grace naturelle, qu'on n'a pu définir, & qu'on a été forcé d'appeller le je ne sai quoi. Il me semble que c'est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu'une personne nous plaît plus qu'elle ne nous a paru d'abord devoir nous plaire; & nous sommes agréablement surpris de ce qu'elle a sû vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, & que le coeur ne croit plus: voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des graces, & qu'il est rare que les belles en ayent; car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu; elle parvient à nous paroître moins aimable; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal: mais l'impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle; aussi les belles personnes font elles rarement les grandes passions, presque toûjours reservées à celles qui ont des graces, c'est - à - dire des [p. 766] agrémens que nous n'attendions point, & que nous n'avions pas sujet d'attendre. Les grandes parures ont rarement de la grace, & souvent l'habillement des bergeres en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Veronese; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphael, & de la pureté du Correge. Paul Veronese promet beaucoup, & paye ce qu'il promet. Raphael & le Correge promettent peu & payent beaucoup, & cela nous plaît davantage.

Les graces se trouvent plus ordinairement dans l'esprit que dans le visage; car un beau visage paroît d'abord & ne cache presque rien: mais l'esprit ne se montre que peu - à - peu, que quand il veut, & autant qu'il veut; il peut se cacher pour paroître, & donner cette espece de surprise qui fait les graces.

Les graces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manieres; car les manieres naissent à chaque instant, & peuvent à tous les momens créer des surprises: en un mot une femme ne peut guere être belle que d'une façon, mais elle est jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi parmi les nations policées & sauvages, que les hommes demanderoient, & que les femmes ne feroient qu'accorder: de - là il arrive que les graces sont plus particulierement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui sans choquer le premier devoir se montre en elles, tout ce qui se met en liberté, devient une grace, & telle est la sagesse de la nature, que ce qui ne seroit rien sans la loi de la pudeur, devient d'un prix infini depuis cette heureuse loi, qui fait le bonheur de l'Univers.

Comme la gêne & l'affectation ne sauroient nous surprendre, les graces ne se trouvent ni dans les manieres gênées, ni dans les manieres affectées, mais dans une certaine liberté ou facilité qui est entre les deux extrémités, & l'ame est agréablement surprise de voir que l'on a évité les deux écueils.

Il sembleroit que les manieres naturelles devroient être les plus aisées; ce sont celles qui le sont le moins, car l'éducation qui nous gêne, nous fait toûjours perdre du naturel: or nous sommes charmés de le voir revenir.

Rien ne nous plaît tant dans une parure, que lorsqu'elle est dans cette négligence, ou même dans ce desordre qui nous cachent tous les soins que la propreté n'a pas exigés, & que la seule vanité auroit fait prendre; & l'on n'a jamais de graces dans l'esprit que lorsque ce que l'on dit paroît trouvé, & non pas recherché.

Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir que vous avez de l'esprit, & non pas des graces dans l'esprit. Pour le saire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous - même, & que les autres, à qui d'ailleurs quelque chose de naïf & de simple en vous ne promettoit rien de cela, soient doucement surpris de s'en appercevoir.

Ainsi les graces ne s'acquierent point; pour en avoir, il faut être naïf. Mais comment peut - on travailler à être naïf?

Une des plus belles fictions d'Homere, c'est celle de cette ceinture qui donnoit à Vénus l'art de plaire. Rien n'est plus propre à faire sentir cette magie & ce pouvoir des graces, qui semblent être données à une personne par un pouvoir invisible, & qui sont distinguées de la beauté même. Or cette ceinture ne pouvoit être donnée qu'à Vénus; elle ne pouvoit convenir à la beauté majestueuse de Junon, car la majesté demande une certaine gravité, c'est - à - dire une contrainte opposée à l'ingénuité des graces; elle ne pouvoit bien convenir à la beauté fiere de Pallas, car la fierté est opposée à la douceur des graces, & d'ailleurs peut souvent être soupçonnée d'affectation.

Progression de la surprise. Ce qui fait les grandes beautés, c'est lorsqu'une chose est telle que la surprise est d'abord médiocre, qu'elle se soùtient, augmente, & nous mene ensuite à l'admiration. Les ouvrages de Raphael frappent peu au premier coupd'oeil; il imite si bien la nature, que l'on n'en est d'abord pas plus étonné que si l'on voyoit l'objet même, lequel ne causeroit point de surprise: mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bisarre d'un peintre moins bon, nous saisit du premier coup - d'oeil, parce qu'on n'a pas coûtume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphael à Virgile; & les peintres de Venise avec leurs attitudes forcées, à Lucain. Virgile plus naturel frappe d'abord moins, pour frapper ensuite plus. Lucain frappe d'abord plus, pour frapper ensuite moins.

L'exacte proportion de la fameuse église de Saint Pierre, fait qu'elle ne paroît pas d'abord aussi grande qu'elle l'est; car nous ne savons d'abord où nous prendre pour juger de sa grandeur. Si elle étoit moins large, nous serions frappés de sa longueur; si elle étoit moins longue, nous le serions de sa largeur. Mais à mesure que l'on examine, l'oeil la voit s'aggrandir, l'étonnement augmente. On peut la comparer aux Pyrenées, où l'oeil qui croyoit d'abord les mesurer, decouvre des montagnes derriere les montagnes, & se perd toûjours davantage.

Il arrive souvent que notre ame sent du plaisir lorsqu'elle a un sentiment qu'elle ne peut pas démêler elle - même, & qu'elle voit une chose absolument différente de ce qu'elle sait être; ce qui lui donne un sentiment de surprise dont elle ne peut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme de Saint - Pierre est immense; on sait que Michel - Ange voyant le panthéon, qui étoit le plus grand temple de Rome, dit qu'il en vouloit faire un pareil, mais qu'il vouloit le mettre en l'air. Il fit donc sur ce modele le dôme de Saint - Pierre: mais il fit les piliers si massifs, que ce dôme qui est comme une montagne que l'on a sur la tête, paroît leger à l'oeil qui le considere. L'ame reste donc incertaine entre ce qu'elle voit & ce qu'elle sait, & elle reste surprise de voir une masse en même tems si énorme & si legere.

Des beautés qui résultent d'un certain embarras de l'ame. Souvent la surprise vient à l'ame de ce qu'elle ne peut pas concilier ce qu'elle voit avec ce qu'elle a vû. Il y a en Italie un grand lac, qu'on appelle le lac majeur; c'est une petite mer dont les bords ne montrent rien que de sauvage. A quinze milles dans le lac sont deux îles d'un quart de mille de tour, qu'on appelle les Borromées, qui est à mon avis le séjour du monde le plus enchanté. L'ame est étonnée de ce contraste romanesque, de rappeller avec plaisir les merveilles des romans, où après avoir passé par des rochers & des pays arides, on se trouve dans un lieu fait pour les fées.

Tous les contrastes nous frappent, parce que les choses en opposition se relevent toutes les deux: ainsi lorsqu'un petit homme est auprès d'un grand, le petit fait paroître l'autre plus grand, & le grand fait paroître l'autre plus petit.

Ces sortes de surprises font le plaisir que l'on trouve dans toutes les beautés d'opposition, dans toutes les antithèses & figures pareilles. Quand Florus dit: « Sore & Algide, qui le croiroit! nous ont été formidables, Satrique & Cornicule étoient des provinces: nous rougissons des Boriliens & des Véruliens; mais nous en avons triomphé: enfin Tibur notre fauxbourg, Preneste où sont nos maisons de plaisance, étoient le sujet des voeux que nous allions faire au capitole »; cet auteur, dis - je, nous

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