ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"767"> montre en même tems la grandeur de Rome & la petitesse de ses commencemens, & l'étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande la différence des antitheses d'idées, d'avec les antithèses d'expression. L'antithèse d'expression n'est pas cachée, celle d'idées l'est: l'une a toûjours le même habit, l'autre en change comme on veut: l'une est variée, l'autre non.

Le même Florus en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruites, qu'il est difficile de trouver à - présent le sujet de vingt - quatre triomphes, ut non facile appareat materia quatuor & viginti triumphorum. Et par les mêmes paroles qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage & de son opiniâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes & celle où nous devrions être: de même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme par exemple un tres - grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts, aussi bien que des beautés. Lorsque nous voyons qu'ils sont sans raison, qu'ils relevent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instrumens de la laideur, laquelle, lorsqu'elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre ame, & nous faire rire. Si notre ame la regarde comme un malheur dans la personne qui la possede, elle peut exciter la pitié. Si elle la regarde avec l'idée de ce qui peut nous nuire, & avec une idée de comparaison avec ce qui a coûtume de nous émouvoir & d'exc ter nos desirs, elle la regarde avec un sentiment d'aversion.

De même dans nos pensées, lorsqu'elles contiennent une opposition qui est contre le bon sens, lorsque cette opposition est commune & aisee à trouver, elles ne plaisent point & sont un défaut, parce qu'elles ne causent point de surprise; & si au contraire elles sont trop recherchées, elles ne plaisent pas non plus. Il faut que dans un ouvrage on les sente parce qu'elles y sont, & non pas parce qu'on a voulu les montrer; car pour lors la surprise ne tombe que sur la sottise de l'auteur.

Une des choses qui nous plaît le plus, c'est le naïf, mais c'est aussi le style le plus difficile à attraper; la raison en est qu'il est precisément entre le noble & le bas; & il est si près du bas, qu'il est très - difficile de le côtoyer toûjours sans y tomber.

Les Musiciens ont reconnu que la Musique qui se chante le plus facilement, est la plus difficile à composer; preuve certaine que nos plaisirs & l'art qui nous les donne, sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux, & ceux de Racine si naturels, on ne devineroit pas que Corneille travailloit facilement, & Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui & qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés & qui ont un grand esprit, sont ou naïves, ou nobles, ou sublimes.

Lorsqu'une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l'aggrandissent, cela nous paroit noble: cela se sent sur - tour dans les comparaisons où l'esprit doit toûjours gagner & jamais perdre; car elles doivent toûjours ajoûter quelque chose, faue voir la chose plus grande, où s'il ne s'agit pas de grandeur, plus fine & plus délicate: mais il faut bien se donner de garde de montrer à l'ame un rapport dans le bas, car elle se le seroit caché si elle l'avoit découvert.

Comme il s'agit de montrer des choses fines, l'ame aime mieux voir comparer une maniere à une maniere, une action à une action, qu'une chose à une chose, comme un heros à un lion, une semme à un astre, & un homme leger à un cerf.

Michel - Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus, il ne fait point comme les peintres de Flandres qui nous montrent une figure tombante, & qui est pour ainsi dire en l'air. Cela seroit indigne de la majesté d'un dieu. Il le peint ferme sur ses jambes; mais il lui donne si bien la gaieté de l'ivresse, & le plaisir à voir couler la liqueur qu'il verse dans sa coupe, qu'il n'y a rien de si admirable.

Dans la passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout qui regarde son fils crucifié sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystere, & par - là lui fait soûtenir avec grandeur le spectacle de cette mort.

Il n'y a point d'ouvrage de Michel - Ange où il n'ait mis quelque chose de noble. On trouve du grand dans ses ébauches même, comme dans ces vers que Virgile n'a point finis.

Jules Romain dans sa chambre des géans à Mantoue, où il a représenté Jupiter qui les foudroye, fait voir tous les dieux effrayés; mais Junon est auprès de Jupiter, elle lui montre d'un air assuré un géant sur lequel il faut qu'il lance la foudre; parlà il lui donne un air de grandeur que n'ont pas les autres dieux; plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassûrés; & cela est bien naturel, car dans une bataille la frayeur cesse auprès de celui qui a de l'avantage. . . . Ici finit le fragment.

* La gloire de M. de Montesquieu, fondée sur des ouvrages de génie, n'exigeoit pas sans doute qu'on publiât ces fragmens qu'il nous a laissés; mais ils seront un témoignage éternel de l'intérêt que les grands hommes de la nation prirent à cet ouvrage; & l'on dira dans les siecles à venir: Voltaire & Montesquieu eurept part aussi à l'Encyclopédie.

Nous terminerons cet article par un morceau qui nous paroit y avoir un rapport essentiel, & qui a été lû à l'Académie françoise le 14 Mars 1757. L'empressement avec liquel on nous l'a demandé, & la difficulté de trouver quelque autre article de l'Encyclopédie au quel ce morceau appartienne aussi directement, excusera peut - être la liberté que nous prenons de paroitre ici à la suite de deux hommes tels que M M. de Voltaire & de Montesquieu.

Réflexions sur l'usage & sur l'abus de la Philosophie dans les matieres de goût. L'esprit philosoph que, si célébré chez une partie de notre nation & si décrié par l'autre, a produit dans les Sciences & dans les Belles Lettres des effets contraires; dans les Sciences, il a mis des bornes séveres à la manie de tout expliquer, que l'amour des systemes avoit introduite; dans les Belles - Lettres, il a entrepris d'analyser nos plaisirs & de soûmettre à l'examen tout ce qui est l'objet du goût. Si la sage timidité de la physique moderne a trouvé des contradicteurs, est - il surprenant que la hardiesse des nouveaux littérateurs ait eu le même sort? elle a dû principalement révolter ceux de nos écrivains qui pensent qu'en fait de goût comme dans des matieres plus sérieuses, toute opinion nouvelle & paradoxe doit être proscrite par la seule raison qu'elle est nouvelle. Il nous semble au contraire que dans les sujets de spéculation & d'agrément on ne sauroit laisser trop de liberté à l'industrie, dût - elle n'être pas toûjours également heureuse dans ses efforts. C'est en se permettant les écarts que le genie enfante les choses sublimes; permettons de même à la raison de porter au hasard & quelquefois sans succes son flambeau sur tous les objets de nos plaisirs, si nous voulons la mettre à portée de decouvrir au génie quelque route inconnue. La separation des vérités & des sophismes le fera bien tôt d'elle<pb-> [p. 768] même, & nous en serons ou plus riches ou du - moins plus éclairés.

Un des avantages de la Philosophie appliquée aux matieres de goût, est de nous guérir ou de nous garantir de la superstition littéraire; elle justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable; elle nous empêche d'encenser leurs fautes; elle nous fait voir leurs égaux dans plusieurs de nos bons écrivains modernes, qui pour s'être formés sur eux, se croyoient par une inconséquence modeste fort inférieurs à leurs maîtres. Mais l'analyse métaphysique de ce qui est l'objet du sentiment ne peut - elle pas faire chercher des raisons à ce qui n'en a point, émousser le plaisir en nous accoûtumant à discuter froidement ce que nous devons sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie, & le rendre esclave & timide? Essayons de répondre à ces questions.

Le goût, quoique peu commun, n'est point arbitraire; cette vérité est également reconnue de ceux qui reduisent le goût à sentir, & de ceux qui veulent le contraindre à raisonner. Mais il n'étend pas son ressort sur toutes les beautés dont un ouvrage de l'art est susceptible. Il en est de frappantes & de sublimes qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siecles & chez tous les peuples, & dont par conséquent tous les esprits, tous les siecles, & tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les ames sensibles & qui glissent sur les autres. Les beautés de cette espece ne sont que du second ordre, car ce qui est grand est préférable à ce qui n'est que fin; elles sont néanmoins celles qui demandent le plus de sagacité pour être produites & de délicatesse pour être senties; aussi sont - elles plus fréquentes parmi les nations chez lesquelles les agrémens de la société ont perfectionné l'art de vivre & de joüir. Ce genre de beautés faites pour le petit nombre, est proprement l'objet du goût, qu'on peut définir, le talent de démêler dans les ouvrages de l'art ce qui doit plaire aux ames sensibles & ce qui doit les blesser.

Si le goût n'est pas arbitraire, il est donc fondé sur des principes incontestables; & ce qui en est une suite nécessaire, il ne doit point y avoir d'ouvrage de l'art dont on ne puisse juger en y appliquant ces principes. En effet la source de notre plaisir & de notre ennui est uniquement & entierement en nous; nous trouverons donc au - dedans de nous - mêmes, en y portant une vûe attentive, des regles générales & invariables de goût, qui seront comme la pierre de touche à l'épreuve de laquelle toutes les productions du talent pourront être soûmises. Ainsi le même esprit philosophique qui nous oblige, faute de lumieres suffisantes, de suspendre à chaque instant nos pas dans l'étude de la nature & des objets qui sont hors de nous, doit au contraire dans tout ce qui est l'objet du goût, nous porter à la discussion. Mais il n'ignore pas en même tems, que cette discussion doit avoir un terme. En quelque matiere que ce soit, nous devons desespérer de remonter jamais aux premiers principes, qui sont toûjours pour nous derriere un nuage: vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs, seroit un projet aussi chimérique que d'entreprendre d'expliquer l'action des objets sur nos sens. Mais comme en a su réduire à un petit nombre de sensations l'origine de nos connoissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matiere de goût, à un petit nombre d'observations incontestables sur notre maniere de sentir. C'est jusque - là que le philosophe remonte, mais c'est - là qu'il s'arrête, & d'où par une pente naturelle il descend ensuite aux conséquences.

La justesse de l'esprit, déjà si rare par elle - même, ne suffit pas dans cette analyse; ce n'est pas même encore assez d'une ame délicate & sensible; il faut de plus, s'il est permis de s'exprimer de la sorte, ne manquer d'aucun des sens qui composent le goût, Dans un ouvrage de Poésie, par exemple, on doit parler tantôt à l'imagination, tantôt au sentiment, tantôt à la raison, mais toûjours à l'organe; les vers sont une espece de chant sur lequel l'oreille est si inexorable, que la raison même est quelquefois contrainte de lui faire de legers sacrifices. Ainsi un philosophe dénué d'organe, eût - il d'ailleurs tout le reste, sera un mauvais juge en matiere de Poésie. Il prétendra que le plaisir qu'elle nous procure est un plaisir d'opinion; qu'il faut se contenter, dans quelque ouvrage que ce soit, de parler à l'esprit & à l'ame; il jettera même par des raisonnemens captieux un ridicule apparent sur le soin d'arranger des mots pour le plaisir de l'oreille. C'est ainsi qu'un physicien réduit au seul sentiment du toucher, prétendroit que les objets éloignés ne peuvent agir sur nos organes, & le prouveroit par des sophismes aux quels on ne pourroit répondre qu'en lui rendant l'oüie & la vûe. Notre philosophe croira n'avoir rien ôté à un ouvrage de Poésie, en conservant tous les termes & en les transposant pour détruire la mesure, & il attribuera à un préjugé dont il est esclave lui - même sans le vouloir, l'espece de langueur que l'ouvrage lui paroit avoir contractée par ce nouvel état. Il ne s'appercevra pas qu'en rompant la mesure, & en renversant les mots, il a détruit l'harmonie qui résultoit de leur arrangement & de leur liaison. Que diroit - on d'un musicien qui pour prouver que le plaisir de la mélodie est un plaisir d'opinion, dénatureroit un air fort agréable en transposant au hasard les sons dont il est composé?

Ce n'est pas ainsi que le vrai philosophe jugera du plaisir que donne la Poésie. Il n'accordera sur ce point ni tout à la nature ni tout à l'opinion; il reconnoîtra que comme la musique a un effet général sur tous les peuples, quoique la musique des uns ne plaise pas toûjours aux autres, de même tous les peupes sont sensibles à l'harmonie poétique, quoique leur poésie soit fort différente. C'est en examinant avec attention cette différence, qu'il parviendra à déterminer jusqu'à quel point l'habitude influe sur le plaisir que nous font la Poésie & la Musique, ce que l'habitude ajoûte de réel à ce plaisir, & ce que l'opinion peut aussi y joindre d'illusoire. Car il ne confondra point le plaisir d'habitude avec celui qui est purement arbitraire & d'opinion; distinction qu'on n'a peut - être pas assez faite en cette matiere, & que néanmoins l'expérience journaliere rend incontestable. Il est des plaisirs qui dès le premier moment s'emparent de nous; il en est d'autres qui n'ayant d'abord éprouvé de notre part que de l'éloignement ou de l'indifférence, attendent pour se faire sentir, que l'ame ait été suffisamment ébranlée par leur action, & n'en sont alors que plus vifs. Combien de fois n'est - il pas arrivé qu'une musique qui nous avoit d'abord déplu, nous a ravis ensuite, lorsque l'oreille à force de l'entendre, est parvenue à en démêler toute l'expression & la finesse? Les plaisus que l'habitude fait goûter peuvent donc n'être pas arbitraires, & même avoir eu d'abord le préjugé contre eux.

C'est ainsi qu'un littérateur philosophe conservera à l'oreille tous ses droits. Mais en même tems, & c'est - là sur - tout ce qui le distingue, il ne croira pas que le soin de satis faire l'organe dispense de l'obligation encore plus importante de penser. Comme il sait que c'est la premiere loi du style, d'être à l'unisson du sujet, rien ne lui inspire plus de dégoût que des idées communes exprimées avec recherche, & parées du vain coloris de la versification: une prose médiocre & naturelle lui paroît préférable à la poésie qui au mérite de l'harmonie ne joint point celui des choses: c'est parce qu'il est sensible aux beautés

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