ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

RECHERCHE Accueil Mises en garde Documentation ATILF ARTFL Courriel

Previous page

"763"> ne croye voir, & par conséquent qu'elle ne sente.

De l'esprit en général. L'esprit est le genre qui a sous lui plusieurs especes, le génie, le bon sens, le discernement, la justesse, le talent, le goût.

L'esprit consiste à avoir les organes bien constitués, relativement aux choses où il s'applique. Si la chose est extremement particuliere, il se nomme talent; s'il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût; si la chose particuliere est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l'art de la guerre & l'Agriculture chez les Romains, la Chasse chez les sauvages, &c.

De la curiosité. Notre ame est faite pour penser, c'est - à - dire pour appercevoir; or un tel être doit avoir de la curiosité: car comme toutes les choses sont dans une chaine où chaque idée en précede une & en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans desirer d'en voir une autre; & si nous n'avions pas ce desir pour celle ci, nous n'aurions eu aucun plaisir à celle - là. Ainsi quand on nous montre une partie d'un tableau, nous souhaitons de voir la partie que l'on nous cache à - proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vûe.

C'est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre; c'est pour cela que l'ame cherche toûjours des choses nouvelles, & ne se repose jamais.

Ainsi on sera toûjours sûr de plaire à l'ame, lorsqu'on lui fera voir beaucoup de choses ou plus qu'elle n'avoit espéré d'en voir.

Par - là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, & que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut & champêtre: c'est la même cause qui produit ces effets.

Comme nous aimons à voir un grand nombre d'objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d'espace: enfin notre ame fuit les bornes, & elle voudroit, pour ainsi dire, étendre la sphere de sa présence; ainsi c'est un grand plaisir pour elle de porter sa vûe au loin. Mais comment le faire? dans les villes, notre vûe est bornée par des maisons; dans les campagnes, elle l'est par mille obstacles: à peine pouvons - nous voir trois ou quatre arbres. L'art vient à notre secours, & nous découvre la nature qui se cache elle - même; nous aimons l'art & nous l'aimons mieux que la nature, c'est - à - dire la nature dérobée à nos yeux: mais quand nous trouvons de belles situations, quard notre vûe en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, & ces dispositions qui sont, pour ainsi dire créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu'elle voit les jardins de le Nôtre, parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l'art se tessemble toûjours. C'est pour cela que dans la Peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde; c'est que la Peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vûe se peut porter au loin & dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vûe avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est lorsque l'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, & qu'on nous fait découvrir tout - d'un - coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d'Annibal: « lorsqu'il pouvoit, dit - il, se servir de la victoire, il aima mieux en joüir »; cùm victoriâ posset uti, frui maluit.

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit: « ce fut vaincre que d'y entrer », introisse victoria fuit.

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse: « c'est le Scipion qui croît pour la destruction de l'Afrique »; hic erit Scipio, qui in exitium Asricoe crescit. Vous croyez voir un enfant qui croit & s'éleve comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractere d'Annibal, la situation de l'univers, & toute la grandeur du peuple romain, lorsqu'il dit: « Annibal fugitif cherchoit au peuple romain un ennemi par tout l'univers »; qui profugus ex Africâ, hostem populo romano toto orbe quoerebat.

Des plaisirs de l'ordre. Il ne suffit pas de montrer à l'ame beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre; car pour lors nous nous ressouvnons de ce que nous avons vu, & nous commençons à imaginer ce que nous verrons; notre ame se félicite de son étendue & de sa pénétration: mais dans un ouvrage où il n'y a point d'ordre, l'ame sent à chaque instant troubler celui qu'elle y veut mettre. La suite que l'auteur s'est faite, & celle que nous nous faisons se confondent; l'ame ne retient rien, ne prévoit rien; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l'inanité qui lui reste; elle est vainement fatiguée & ne peut goûter aucun plaisir; c'est pour cela que quand le dessein n'est pas d'exprimer ou de montrer la confusion, on met toûjours de l'ordre dans la confusion même. Ainsi les Peintres grouppent leurs figures; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent - ils sur le devant de leurs tableaux les choses que l'oeil doit distinguer, & la confusion dans le fond & le lointain.

Des plaisirs de la variété. Mais s'il faut de l'ordre dans les choses, il faut aussi de la variété: sans cela l'ame languit; car les choses semblables lui paroissent les mêmes; & si une partie d'un tableau qu'on nous découvre, ressembloit à une autre que nous aurions vue, cet objet seroit nouveau sans le paroitre, & ne seroit aucun plaisir; & comme les beautés des ouvrages de l'art semblables à celles de la nature, ne consistent que dans les plaisirs qu'elles nous font, il faut les rendre propres le plus que l'on peut à varier ces plaisirs; il faut faire voir à l'ame des choses qu'elle n'a pas vûes; il faut que le sentiment qu'on lui donne soit different de celui qu'elle vient d'avoir.

C'est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pieces de théatre par la variété des passions, & que ceux qui savent instruire modifient le plus qu'ils peuvent le ton uniforme de l'instruction.

Une longue uniformité rend tout insupportable; le même ordre des périodes long - tems continué, accable dans une harangue: les mêmes nombres & les mêmes chûtes mettent de l'ennui dans un long poëme. S'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Petersbourg, le voyageur doit périr d'ennui renfermé entre les deux rangs de cette allée; & celui qui aura voyagé long - tems dans les Alpes, en descendra dégoûte des situations les plus heureuses & des points de vûe les plus charmans.

L'ame aime la variété, mais elle ne l'aime, avons-nous dit, que parce qu'elle est faite pour connoitre & pour voir. il faut donc qu'elle puisse voir, & que la variété le lui permette, c'est - à - dire, il faut qu'une chose soit assez simple pour être apperçûe, & assez variée pour être apperçûe avec plaisir.

Il y a des choses qui paroissent variées & ne le sont point, d'autres qui paroissent uniformes & sont très - variées.

L'architecture gothique paroît très - variée, mais la confusion des ornemens fatigue par leur petitesse; ce qui fait qu'il n'y en a aucun que nous puissions distinguer d'un autre, & leur nombre fait qu'il n'y en a aucun sur lequel l'oeil puisse s'arrêter: de maniere qu'elle déplaît par les endroits même qu'on a choisis pour la rendre agréable.

Un bâtiment d'ordre gothique est une espece d'é<pb-> [p. 764] nigme pour l'oeil qui le voit, & l'ame est embarrassée, comme quand on lui présente un poëme obscur.

L'architecture greque, au contraire, paroît uniforme; mais comme elle a les divisions qu'il faut & autant qu'il en faut pour que l'ame voye précisément ce qu'elle peut voir sans se fatiguer, mais qu'elle en voye assez pour s'occuper; elle a cette variété qui fait regarder avec plaisir.

Il faut que les grandes choses ayent de grandes parties; les grands hommes ont de grands bras, les grands arbres de grandes branches, & les grandes montagnes sont composées d'autres montagnes qui sont au - dessus & au - dessous; c'est la nature des choses qui fait cela.

L'architecture greque qui a peu de divisions & de grandes divisions, imite les grandes choses; l'ame sent une certaine majesté qui y regne par - tout.

C'est ainsi que la Peinture divise en grouppes de trois ou quatre figures, celles qu'elle représente dans un tableau; elle imite la nature, une nombreuse troupe se divise toûjours en pelotons; & c'est encore ainsi que la Peinture divise en grande masse ses clairs & ses obscurs.

Des plaisirs de la symmétrie. J'ai dit que l'ame aime la variété; cependant dans la plûpart des choses elle aime à voir une espece de symmétrie; il semble que cela renferme quelque contradiction: voici comment j'explique cela.

Une des principales causes des plaisirs de notre amelorsqu'elle voit des objets, c'est la facilité qu'elle a à les appercevoir; & la raison qui fait que la symmétrie plait à l'ame, c'est qu'elle lui épargne de la peme, qu'elle la soulage, & qu'elle coupe pour ainsi dire l'ouvrage par la moitié.

De - là suit une regle générale: par - tout où la symmétrie est utile à l'ame & peut aider ses fonctions, elle lui est agréable; mais par tout où elle est inutile elle est fade, parce qu'elle ôte la variété. Or les choses que nous voyons successivement, doivent avoir de la varieté; car notre ame n'a aucune difficulté à les voir; celles au contraire que nous appercevons d'un coup - d'oeil, doivent avoir de la symmétrie. Ainsi comme nous appercevons d'un coupd'oeil la façade d'un bâtiment, un parterre, un temple, on y met de la symmétrie qui plait à l'ame par la facilité qu'elle lui donne d'embrasser d'abord tout l'objet.

Comme il faut que l'objet que l'on doit voir d'un coup - d'oeil soit simple, il faut qu'il soit unique, & que les parties se rapportent toutes à l'objet principal; c'est pour cela encore qu'on aime la symmétrie, elle fait un tout ensemble.

Il est dans la nature qu'un tout soit achevé, & l'ame qui voit ce tout, veut qu'il n'y ait point de partie imparfaite. C'est encore pour cela qu'on aime la symmétrie; il faut une espece de pondération ou de balancement, & un bâtiment avec une aile ou une aile plus courte qu'une autre, est aussi peu fini qu'un corps avec un bras, ou avec un bras trop court.

Des contrastes. L'ame aime la symmétrie, mais elle aime aussi les contrastes; ceci demande bien des explications. Par exemple:

Si la nature demande des peintres & des sculpteurs, qu'ils mettent de la symmétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu'ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pié rangé comme un autre, un membre qui va comme un autre, sont insupportables; la raison en est que cette symmétrie fait que les attitudes sont presque toûjours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques qui se ressemblent toutes par là. Ainsi il n'y a plus de variété dans les productions de l'art. De plus la nature ne nous a pas situés ainsi; & comme elle nous a donné du mouvement, elle ne nous a pas ajustés dans nos actions & nos manieres comme des pagodes; & si les hommes gênés & ainsi contraints sont insupportables, que sera - ce des productions de l'art?

Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, sur - tout dans les ouvrages de Sculpture, qui naturellement froide, ne peut mettre de feu que par la force du contraste & de la situation.

Mais, comme nous avons dit que la variété que l'on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l'uniformité, il est souvent arrivé que la variété que l'on a cherché à mettre par le moyen des contrastes, est devenu une symmétrie & une vicieuse uniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de Sculpture & de Peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui dans chaque phrase mettent toûjours le commencement en contraste avec la fin par des antitheses continuelles, tels que S. Augustin & autres auteurs de la basse latinité, & quelques - uns de nos modernes, comme Saint - Evremont: le tour de phrase toûjours le même & toûjours uniforme déplaît extrèmement; ce contraste perpétuel devient symmétrie, & cette opposition toûjours recherchée devient uniformité.

L'esprit y trouve si peu de variété, que lorsque vous avez vû une partie de la phrase, vous devinez toûjours l'autre: vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même maniere; vous voyez un tour dans la phrase, mais c'est toûjours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes par - tout & sans ménagement, desorte que lorsqu'on voit une figure, on devine d'abord la disposition de celles d'à côté; cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable; d'ailleurs la nature qui jette les choses dans le desordre, ne montre pas l'affectation d'un contraste continuel, sans compter qu'elle ne met pas tous les corps en mouvement, & dans un mouvement forcé. Elle est plus variée que cela, elle met les uns en repos, & elle donne aux autres différentes sortes de mouvement.

Si la partie de l'ame qui connoît aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins; car l'ame ne peut pas soûtenir long - tems les mêmes situations, parce qu'elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir; pour que notre ame soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs. Or il y a là deux choses, une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, & sur - tout les grands plaisirs: on les quitte toûjours avec la même satisfaction qu'on les a pris; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos; il faut en employer d'autres plus propres à nous servir, & distribuer pour ainsi dire le travail.

Notre ame est lasse de sentir; mais ne pas sentir, c'est tomber dans un anéantissement qui l'accable. On remédie à tout en variant ses modifications; elle sent, & elle ne se lasse pas.

Des plaisirs de la surprise. Cette disposition de l'ame qui la porte toûjours vers différens objets, fait qu'elle goùte tous les plaisirs qui viennent de la surprise; sentiment qui plaît à l'ame par le spectacle & par la promptitude de l'action, car elle apperçoit ou sent une chose qu'elle n'attend pas, ou d'une maniere qu'elle n'attendoit pas.

Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, & encore comme inattendue; & dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue.

C'est par - là que les jeux de hasard nous piquent;

Next page


The Project for American and French Research on the Treasury of the French Language (ARTFL) is a cooperative enterprise of Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF) of the Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), the Division of the Humanities, the Division of the Social Sciences, and Electronic Text Services (ETS) of the University of Chicago.

PhiloLogic Software, Copyright © 2001 The University of Chicago.