ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Ce n'est même qu'à ce titre que les talens en général nous semblent avoir droit d'entres en société de gloire avec les vertus, & la société devient plus intime à mesure qu'ils concourent plus directement à la même fin. Cette fin est le bonheur du moude; ainsi les talens qui contribuent le plus à rendre les hommes heureux, devroient naturellement avoir le plus de part à la gloire. Mais ce prix attaché aux talens doit être encore en raison de leur rareté & de leur utilité combinées. Ce qui n'est que difficile, ne mérite aucune attention; ce qui est aisé, quoique utile, pour exercer un talent commun, n'attend qu'un salaire modique. Il suffit au laboureur de se nourrir de ses moissons. Ce qui est en même tems d'une grande importance & d'une extrème difficulté, demande des encouragemens proportionnés aux talens qu'on y employe. Le mérite du succes est en raison de l'utilité de l'entreprise, & de la rareté des moyens.

Suivant cette regle, les talens appliqués aux beaux Arts, quoique peut - être les plus étonnans, ne sont pas les premiers admis au partage de la gloire. Avec moins de génie que Tacite & que Corneille, un ministre, un législateur seront placés au - dessus d'eux.

Suivant cette regle encore, les mêmes talens ne sont pas toûjours egalement recommandables; & leurs protecteurs, pour encourager les plus utiles, doivent consulter la disposition des esprits & la constitution des choses; favoriser, par exemple, la Poésie dans des tems de barbarie & de ferocité, l'Éloquence dans des tems d'abattement & de desolation, la Philosophie dans des tems de superstition & de fanatisme. La premiere adoucira les moeurs, & rendra les ames lexibles; la seconde relevera le courage des peupies, & leur inspirera ces résolutions vigoureuses qui triomphent des revers: la derniere dissipera les fantômes de l'erreur & de la crainte, & montrera aux hommes le précipice où ils se laissent conduire les mains liées & les yeux bandés.

Mais comme ces effets ne sont pas exclusifs; que les talens qui les operent se communiquent & se confondent; que la Philosophie éclaire la Poésie qui l'embellit; que l'Éloquence anime l'une & l'autre, & s'enrichit de leurs thresors, le parti le plu, avantageux seroit de les nourrir, de les exercer ensemble, pour les faire agir à - propos, tour - à - tour ou de concert, suivant les hommes, les lieux & les tems. Ce sont des moyens bien puissans & bien négligés, de conduire & de gouverner les peuples. La sagesse des anciennes républiques brilla sur - tout dans l'emploi des talens capables de persuader & d'émouvoir.

Au contraire tien n'annonce plus la corruption & l'ivresse où les esprits sont plongés, que les honneurs extravagans accordés à des arts frivoles. Rome n'est plus qu'un objet de pitié, lorsqu'elle se divise en factions pour des pantomirnes, lorsque l'exil de ces hommes perdus est une calamité, & leur retour un triomphe.

La gloire, comme nous l'avons dit, doit être réservée aux coopérateurs du bien public; & non - seulement les talens, mais les vertus elles mêmes n'ont droit d'y aspirer qu'à ce titre.

L'action de Virginius immolant sa fille, est aussi forte & plus pure que celle de Brutus condamnant son fils; cependant la derniere est glorieuse, la premiere ne l'est pas. Pourquoi? Virginius ne sauvoit que l'honneur des siens, Brutus sauvoit l'honneur des lois & de la patrie. Il y avoit peut - être bien de l'orgueil dans l'action de Brutus, peut - être n'y avoit - il que de l'orgueil: il n'y avoit dans celle de Virginius que de l'honnêteté & du courage; mais celui - ci faisoit tout pour sa famille, celui - là faisoit tout, ou fembloit faire tout pour Rome; & Rome, qui n'a regardé l'action de Virginius que comme celle d'un honnête homme & d'un bon pere, a consacré l'action de Brutus comme celle d'un héros. Rien n'est plus juste que ce retour.

Les grands sacrifices de l'intérêt personnel au bien public, demandent un effort qui éleve l'homme au - dessus de lui - même, & la gloire est le seul prix qui soit digne d'y être attaché. Qu'offrir à celui qui immole sa vie, comme Décius; son honneur, comme Fabius; son ressentiment, comme Camille; ses enfans, comme Brutus & Manlius? La vertu qui se suffit, est une vertu plus qu'humaine: il n'est donc ni prudent ni juste d'exiger que la vertu se suffise. Sa récompense doit être proportionnée au bien qu'elle opere, au sacrifice qui lui en coûte, aux talens personnels qui la secondent; ou si les talens personnels lui manquent, au choix des talens étrangers qu'elle appelle à son secours: car ce choix dans un homme public renferme en lui tous les talens.

L'homme public qui feroit tout par lui - même, feroit peu de choses. L'éloge que donne Horace à Auguste, Cum tot sustinéas, & tanta negotia solus, signifie seulement que tout se faisoit en son nom, que tout le passoit sous ses yeux. Le don de régner avec gloire n'exige qu'un talent & qu'une vertu; ils tiennent lieu de tout, & rien n'y supplée. Cette vertu, c'est d'aimer les hommes; ce talent, c'est de les placer. Qu'un roi veuille courageutement le bien, qu'il y employe à - propos les talens & les vertus analogues; ce qu'il fait par inspiration n'en est pas moins à lui, & la gloire qui lui en revient ne fait que remonter à sa source.

Il ne faut pas croire que les talens & les vertus sublimes se donnent rendez - vous pour se trouver ensemble dans tel siecle & dans tel pays; on doit supposer un aim int qui les attire, un souffle qui les développe, un esprit qui les anime, un centre d'activité qui les enchaine autour de lui. C'est donc à juste titre qu'on attribue à un roi qui a sû régner, toute la gloire de son regne; ce qu'il a inspiré, il l'a fait, & l'hommage lui en est dû.

Voyez un roi qui par les liens de la confiance & de l'amour unit toutes les parties de son etat, en fait un corps dont il est l'ame, encourage la population & l'industrie, fait fleurir l'Agriculture & le Commerce; excite, aiguillonne les Arts, rend les talens actifs & les vertus secondes: ce roi, sans coûter une larme à ses sujets, une goutte de sang à la terre, accumule au sein du repos un thrésor immense de gloire, & la moisson en appartient à la main qui l'a semée.

Mais la gloire, comme la lumiere, se communique sans s'affoiblir: celle du souverain se repand sur la nation; & chacun des grands hommes dont les travaux y contribuent, brille en particulier du rayon qui emane de lui. On a dit le grand Conàé, le grand Cobert, le grand Corneille, comme on a dit Louis - le - Grand. Celui des sujets qui contribue & participe le plus à la gloire d'un regne heureux, c'est un ministre éclaire, laborieux, accessible, également dévoüé à l'état & au prince, qui s'oublie lui - même, & qui ne voit que le bien; mais la gloire même de cet homme étonnant remonte au rei qui se l'attache. En effet, si l'utile & le merveilleux font la gloire, quoi de plus glorieux pour un prince, que la decouverte & le choix d'un si digne ami?

Dans la balance de la gloire doivent entrer avec le bien qu'on a fait, les difficultés qu'on a surmontées; c'est l'avantage des fondateurs, tels que Lycurgue & le czar Pierre. Mais on doit aussi distraire du mérite du succes, tout ce qu'a fait la violence. Il est beau de prévoir, comme Lycurgue, qu'on humanisera un peuple feroce avec de la musique; il n'y a aucun merite à imaginer, comme le czar, de se faire obéir à coups de sabre. La seule domination glorieuse est [p. 720] celle que les hommes préferent ou par raison ou par amour: imperatoriam majestatem armis decoratam, legibus oportet esse armatam, dit l'empereur Justinien.

De tous ceux qui ont desolé la terre, il n'en est aucun qui, à l'en croire, n'en voulût assûrer le bonheur. Défiez - vous de quiconque prétend rendre les hommes plus heureux qu'ils ne veulent l'être; c'est la chimere des usurpateurs, & le prétexte des tyrans. Celui qui fonde un empire pour lui - même, taille dans un peuple comme dans le marbre, sans en regretter les débris; celui qui fonde un empire pour le peuple qui le compose, commence par rendre ce peuple flexible, & le modifie sans le briser. En général, la personnalité dans la cause publique, est un crime de lese - humanité. L'homme qui se sacrifie à lui seul le repos, le bonheur des hommes, est de tous les animaux le plus cruel & le plus vorace: tout doit s'unir pour l'accabler.

Sur ce principe nous nous sommes élevés contre les auteurs de toute guerre injuste. Nous avons invité les dispensateurs de la gloire à couvrir d'opprobre les succès même des conquérans ambitieux; mais nous sommes bien éloignés de disputer à la profession des armes la part qu'elle doit avoir à la gloire de l'état dont elle est le bouclier, & du throne dont elle est la barriere.

Que celui qui sert son prince ou sa patrie soit armé pour la bonne ou pour la mauvaise cause, qu'il reçoive l'épée des mains de la justice ou des mains de l'ambition, il n'est ni juge ni garant des projets qu'il exécute; sa gloire personnelle est sans tache, elle doit être proportionnée aux efforts qu'elle lui coûte. L'austérité de la discipline à laquelle il se soûmet, la rigueur des travaux qu'il s'impose, les dangers affreux qu'il va courir; en un mot, les sacrifices multipliés de sa liberté, de son repos & de sa vie, ne peuvent être dignement payés que par la gloire. A cette gloire qui accompagne la valeur généreuse & pure, se joint encore la gloire des talens qui dans un grand capitaine éclairent, secondent & couronnent la valeur.

Sous ce point de vûe, il n'est point de gloire comparable à celle des guerriers; car celle même des législateurs exige peut - être plus de talens, mais beaucoup moins de sacrifices: leurs travaux sont à la vérité sans relâche, mais ils ne sont pas dangereux. En supposant donc le fléau de la guerre inévitable pour l'humanité, la profession des armes doit être la plus honorable, comme elle est la plus périlleuse. Il seroit dangereux sur - tout de lui donner une rivale dans des états exposés par leur situation à la jalousie & aux insultes de leurs voisins. C'est peu d'y honorer le mérite qui commande, il faut y honorer encore la valeur qui obéit. Il doit y avoir une masse de gloire pour le corps qui se distingue; car si la gloire n'est pas l'objet de chaque soldat en particulier, elle est l'objet de la multitude réunie. Un légionnaire pense en homme, une légion pense en héros; & ce qu'on appelle l'esprit du corps, ne peut avoir d'autre aliment, d'autre mobile que la gloire.

On se plaint que notre histoire est froide & seche en comparaison de celle des Grecs & des Romains. La raison en est bien sensible. L'histoire ancienne est celle des hommes, l'histoire moderne est celle de deux ou trois hommes: un roi, un ministre, un général.

Dans le régiment de Champagne, un officier demande, pour un coup de - main, douze hommes de bonne volonté: tout le corps reste immobile, & personne ne répond. Trois fois la même demande, & trois fois le même silence. Hé quoi, dit l'officier, l'on ne m'entend point! L'on vous entend, s'écrie une voix; mais qu'appellez - vous douze hommes de bonne volonté? nous le sommes tous, vous n'avez qu'à choisir.

La tranchée de Philisbourg étoit inondée, le soldat y marchoit dans l'eau plus qu'à demi - corps. Un très jeune officier, à qui son jeune âge ne permettoit pas d'y marcher de même, s'y faisoit porter de main en main. Un grenadier le présentoit à son camarade, afin qu'il le prît dans ses bras: mets - le sur mon dos, dit celui - ci; du - moins s'il y a un coup de fusil à recevoir, je le lui épargnerai.

Le militaire françois a mille traits de cette beauté, que Plutarque & Tacite auroient eu grand soin de recueillir. Nous les réléguons dans des mémoires particuliers, comme peu dignes de la majesté de l'hisstoire. Il faut espérer qu'un historien philosophe s'affranchira de ce préjugé.

Toutes les conditions qui exigent des ames résolues aux grands sacrifices de l'intérêt personnel au bien public, doivent avoir pour encouragement la perspective, du - moins éloignée, de la gloire personnelle. On fait bien que les Philosophes, pour rendre la vertu inébranlable, l'ont préparée à se passer de tout: non vis esse justus sine gloriâ; at, me herculè, soepè justus esse debebis cum infamiâ. Mais la vertu même ne se roidit que contre une honte passagere, & dans l'espoir d'une gloire à venir. Fabius se laisse insulter dans le camp d'Annibal & deshonorer dans Rome pendant le cours d'une campagne; auroit - il pû se résoudre à mourir deshonoré, à l'être à jamais dans la mémoire des hommes? N'attendons pas ces efforts de la foiblesse de notre nature; la religion seule en est capable, & ses sacrifices même ne sont rien moins que desintéressés. Les plus humbles des hommes ne renoncent à une gloire périssable, qu'en échange d'une gloire immortelle. Ce fut l'espoir de cette immortalité qui soûtint Socrate & Caton. Un philosophe ancien disoit: comment veux - tu que je sois sensible au blame, si tu ne veux pas que je sois sensible a l'éloge?

A l'exemple de la Théologie, la Morale doit prémunir la vertu contre l'ingratitude & le mépris des hommes, en lui montrant dans le lointain des tems plus heureux & un monde plus juste.

« La gloire accompagne la vertu, comme son ombre, dit Seneque; mais comme l'ombre d'un corps tantôt se précede, & tantôt le suit, de même la gloire tantôt devance la vertu & se présente la premiere, tantôt ne vient qu'à sa suite, lorsque l'envie s'est retirée; & alors elle est d'autant plus grande qu'elle se montre plûtard ».

C'est donc une philosophie aussi dangereuse que vaine, de combattre dans l'homme le pressentiment de la postérité & le desir de se survivre. Celui qui borne sa gloire au court espace de sa vie, est esclave de l'opinion & des égards: rebuté, si son siecle est injuste; découragé, s'il est ingrat: impatient surtout de joüir, il veut recueillir ce qu'il seme; il préfere une gloire précoce & passagere, à une gloire tardive & durable: il n'entreprendra rien de grand.

Celui qui se transporte dans l'avenir & qui joüit de sa mémoire, travaillera pour tous les siecles, comme s'il étoit immortel: que ses contemporains lui refusent la gloire qu'il a méritée, leurs neveux l'en dédommagent; car son imagination le rend présent à la postérité.

C'est un beau songe, dira - t - on. Hé joüit - on jamais de sa gloire autrement qu'en songe? Ce n'est pas le petit nombre de spectateurs qui vous environnent, qui forment le cri de la renommée. Votre réputation n'est glorieuse qu'autant qu'elle vous multiplie où vous n'êtes pas, où vous ne serez jamais. Pourquoi donc seroit il plus insensé d'étendre en idée son existence aux siecles à venir, qu'aux climats éloignés? L'espace réel n'est pour vous qu'un point, comme la durée réelle. Si vous vous renfermez dans l'un ou l'autre, votre ame y va languir abattue,

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