ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"717"> c'est un phénomene que le vulgaire n'ose contempler d'un oeil fixe; il admire, il se prosterne; mais le sage n'est point ébloui; il découvre les taches de ce prétendu corps lummeux, & voit que ce qu'on appelle sa lunuere, n'est rien qu'un eclat réfléchi, superficiel & passager.

La gloire fondée sur un merveilleux funeste, fait une impression plus durable; & à la honte des hommes, il faut un siecle pour l'effacer: telle est la gloire des talens supérieurs, appliqués au malheur du monde.

Le genre de merveilleux le plus funeste, mais le plus frappant, fut toûjours l'eclat des conquétes. Il va nous servir d'exemple, pour faire voir aux hommes combien il est absurde d'attacher la gloire aux causes de leurs malheurs.

Vingt mille hommes dans l'espoir du butin, en ont suivi un seul au carnage. D'abord un seul homme à la tête de vingt milie hommes déterminés & dociles, intrepides & soumis, a étonné la multitude. Ces milliers d'hommes en ont égorgé, mis en faite, ou subjugué un plus grand nombre. Leur chef a eu le front de dire, j'ai combattu, je suis vainqueur; & l'Univers a répété, il a combattu, il est vainqueur: de - là le merveilleux & la gloire des conquêtes.

Savez - vous ce que vous faites, peut - on demander à ceux qui celebrent les conquérans? Vous applaudissez à des gladiateurs qui s'exerçant au milieu de vous, se disputent le prixque vous reservez à qui vous portera les coups les plus sûts & les plus terribles. Redoublez d'acclamations & d'éloges. Aujourd'hui ce sont les corps sanglans de vos voisins qui tombent épars dans l'arene; demain ce sera votre tour.

Telle est la force du merveilleux sur les esprits de la multitude. Les opérations productrices sont la plûpart lentes & tranquilles; elles ne nous étonnent point. Les opérations destructives sont rapides & bruyantes; nous les plaçons au rang des prodiges. Il ne faut qu'un mois pour ravager une province; il faut dix ans pour la rendre fertile. On admire celui qui l'a ravagée; à peine daigne - t - on penser à celui qui la rend fertile. Faut - il s'etonner qu'il se sasse tant de grands maux & si peu de grands biens?

Les peuples n'auront - ils jamais le courage ou le bon sens de se réunir contre celui qui les immole à son ambition effrenée, & de lui dire d'un côté comme les soldats de César: Liceat discedere, Coesar, A rabie scelerum. Quoeris terrâque marique His ferrum jugulis. Animas essundere viles, Quolibet hoste, paras. (Lt. can.) De l'autre côté, comme le Scythe à Alexandre: « Qu'avons - nous à démêler avec toi? Jamais nous n'avons mis le pié dans ton pays. N'est - il pas permis à ceux qui vivent dans les bois d'ignorer qui tu es & d'où tu viens »?

N'y aura - t - il pas du - moins une classe d'hommes assez au - dessus du vulgaire, assez sages, assez courageux, assez éloquens, pour soûiever le monde contre ses oppresseurs, & lui rendre odieuse une gloire barbare?

Les gens de Lettres déterminent l'opinion d'un siecle à l'autre; c'est par eux qu'elle est sixée & transmise; en quoi ils peuvent être les arbitres de la gloire, & par conséquent les plus utiles des hommes ou les plus pernicieux.

Vixere fortes ante Agamemnona Multi; sed omnes illacrymabiles Urgentur, ignotique longâ Nocte: carent quia vate sacro. (Horat.)

Abandonnée au peuple, la vérité s'altere & s'obscurcit par la tradition; elle s'y perd dans un délu<cb-> ge de fables. L'héroique devient absurde en passant de bouche en bouche: d'abord on l'admire comme un prodige; bien - tôt on le méprise comme un conte suranné, & l'on finit par l'oublier. La saine postérité ne croit des sicles reculés, que ce qu'il a plû aux écrivains célebres.

Louis XII. disoit: « Les Grecs ont fait peu de choses, mais ils ont ennobli le peu qu'ils ont fait par la sublimité de leur éloquence. Les François ont fait de grandes choses & en grand nombre; mais ils n'ont pas sû les écrire. Les seuls Romains ont eu le double avantage de faire de grandes choses, & de les célébrer dignement ». C'est un roi qui reconnoit que la gloire des nations est dans les mains des gens de Letties.

Mais, il faut l'avoüer, ceux - ci ont trop souvent oublié la dignité de leur état; & leurs éloges prostitués aux crimes heureux, ont fait de grands maux à la terre.

Demandez à Virgile quel étoit le droit des Romains sur le reste des hommes, il vous répond hardiment,

Parcere subjectis, & debellare superbos.

Demandez à Solis ce qu'on doit penser de Cortès & de Montezuma, des Mexiquains & des Espagnols; il vous répond que Cortès étoit un héros, & Montezuma un tyran; que les Mexiquains étoient des barbares, & les Espagnols des gens de bien.

En écrivant on adopte un personnage, une patrie; & il semble qu'il n'y ait plus rien au monde, ou que tout soit fait pour eux seuls. La patrie d'un sage est la terre, son héros est le genre humain.

Qu'un courtisan soit un flateur, son état l'excuse en quelque sorte & le rend moins dangereux. On doit se défier de son témoignage; il n'est pas libre: mais qui oblige l'homme de Lettres à se trahir lui - même & ses semblables, la nature & la verité?

Ce n'est pas tant la crainte, l'intérêt, la bassesse, que l'ébloürssement, l'illusion, l'enthousiasme, qui ont porté les gens de Lettres à déccrner la gloire aux forfaits éclatans. On est frappé d'une force d'esprit ou d'ame surprenante dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus; mais là, par les maux qu'elle cause; ici, par les biens qu'elle fait: car cette force est dans le moral, ce que le feu est dans le physique, utile ou funeste comme lui, suivant ses effets pernicieux ou salutaires. Les imaginations vives n'en ont vû l'explosion que comme un développement prodigieux des ressorts de la nature, comme un tableau magnifique à peindre. En admirant la cause on a loüé les effets: ainsi les fléaux de la terre en sont devenus les héros.

Les hommes nés pour la gloire, l'ont cherchée où l'opinion l'avoit mise. Alexandre avoit sans cesse devant les yeux la fable d'Achille; Charles XII. l'histoire d'Alexandre: de - là cette émulation funeste qui de deux rois pleins de valeur & de talens, fit deux guerriers impitoyables. Le roman de Quinte - Curce a peut - être fait le malheur de la Suede; le poéme d'Homere, les malheurs de l'Inde; puisse l'histoire de Charles XII. ne perpétuer que ses vertus!

Le sage seul est bon poëte, disoient les Stoïciens. Ils avoient raison: sans un esprit droit & une ame pure, l'imaginauon n'est qu'une Circé, & l'harmonie qu'une sirene.

Il en est de l'historien & de l'orateur comme du poëte: éclairés & vertueux, ce sont les organes de la justice, les flambeaux de la vérité: passionnés & corrompus, ce ne sont plus que les courtisans de la prospérité, les vils adulateurs du crime.

Les Philosophes ont usé de leurs droits, & parlé de la gloire en maîtres. [p. 718]

« Savez - vous, dit Pline à Trajan, où réside la gloire véritable, la gloire immortelle d'un souverain? Les arcs de triomphe, les statues, les temples même & les autels, sont démolis par le tems; l'oubli les efface de la terre: mais la gloire d'un héros, qui supérieur à sa puissance illimitée, sait la dompter & y mettre un frein, cette gloire inaltérable fleurira même en vieillissant.

En quoi ressembloit à Hercule ce jeune insensé qui prétendoit suivre ses traces, dit Seneque en parlant d'Alexandre, lui qui cherchoit la gloire sans en connoître ni la nature ni les limites, & qui n'avoit pour vertu qu'une heureuse témérité? Hercule ne vainquit jamais pour lui - même; il traversa le monde pour le venger, & non pour l'envahir. Qu'avoit - il besoin de conquêtes, ce héros, l'ennemi des méchans, le vengeur des bons, le pacificateur de la terre & des mers? Mais Alexandre, enclin dès l'enfance à la rapine, fut le desolateur des nations, le fléau de ses amis & de ses ennemis. Il faisoit consister le souverain bien à se rendre redoutable à tous les hommes; il oublioit que cet avantage lui étoit commun non - seulement avec les plus féroces, mais encore avec les plus lâches & les plus vils des animaux qui se font craindre par leur venin ».

C'est ainsi que les hommes nés pour instruire & pour juger les autres hommes, devroient leur présenter sans cesse en opposition la valeur protectrice & la valeur destructive, pour leur apprendre à distinguer le culte de l'amour de celui de la crainte, qu'ils confondent le plus souvent.

Il suffit, direz - vous, à l'ambitieux d'être craint; la crainte lui tient lieu d'amour: il domine, ses voeux sont remplis. Mais l'ambitieux livré à lui - même, n'est plus qu'un homme foible & timide. Persuadez à ceux qui le servent qu'ils se perdent en le servant; que ses ennemis sont leurs freres, & qu'il est leur bourreau commun. Rendez - le odieux à ceux - mêmes qui le rendent redoutable, que devient alors cet homme prodigieux devant qui tout devoit trembler? Tamerlan, l'effroi de l'Asie, n'en sera plus que la fable; quatre hommes suffisent pour l'enchaîner comme un furieux, pour le châtier comme un enfant. C'est à quoi seroit réduite la force & la gloire des conquérans, si l'on arrachoit au peuple le bandeau de l'illusion & les entraves de la crainte.

Quelques - uns se sont crûs fort sages en mettant dans la balance, pour apprécier la gloire d'un vainqueur, ce qu'il devoit au hasard & à ses troupes, avec ce qu'il ne devoit qu'à lui seul. Il s'agit bien là de partager la gloire! C'est la honte qu'il faut répandre, c'est l'horreur qu'il faut inspirer. Celui qui épouvante la terre, est pour elle un dieu infernal ou céleste; on l'adorera si on ne l'abhorre: la superstition ne connoît point de milieu.

Ce n'est pas lui qui a vaincu, direz - vous d'un conquérant: non, mais c'est lui qui a fait vaincre. N'estce rien que d'inspirer à une multitude d'hommes la résolution de combattre, de vaincre ou de mourir sous ses drapeaux? Cet ascendant sur les esprits suffiroit lui seul à sa gloire. Ne cherchez donc pas à détruire le merveilleux des conquêtes, mais rendez ce merveilleux aussi détestable qu'il est funeste: c'est par - là qu'il faut l'avilir.

Que la force & l'élévation d'une ame bienfaisante & généreuse, que l'activité d'un esprit supérieur, appliquée au bonheur du monde, soient les objets de vos hommages; & de la même main qui élevera des autels au desintéressement, à la bonte, à l'humanité, à la clémence, que l'orgueil, l'ambition, la vengeance, la cupidité, la fureur, soient traînés au tribunal redoutable de l'incorruptible postérité: c'est alors que vous serez les Némésis de votre siecle, les Rhadamantes des vivans.

Si les vivans vous intimident, qu'avez - vous à craindre des morts? vous ne leur devez que l'éloge du bien; le blâme du mal, vous le devez à la terre: l'opprobre attaché à leur nom réjaillira sur leurs imitateurs. Ceux - ci trembleront de subir à leur tour l'arrêt qui flétrit leurs modeles; ils se verront dans l'avenir; ils frémiront de leur mémoire.

Mais à l'égard des vivans mêmes, quel parti doit prendre l'homme de Lettres, à la vûe des succès injustes & des crimes heureux? S'élever contre, s'il en a la liberté & le courage; se taire, s'il ne peut ou s'il n'ose rien de plus.

Ce silence universel des gens de Lettres seroit lui - même un jugement terrible, si l'on étoit accoûtumé à les voir se réunir pour rendre un témoignage éclatant aux actions vraiment glorieuses. Que l'on suppose ce concert unanime, tel qu'il devroit être; tous les Poëtes, tous les Historiens, tous les Orateurs se répondant des extrémités du monde, & prêtant à la renommée d'un bon roi, d'un héros bienfaisant, d'un vainqueur pacifique, des voix éloquentes, & sublimes pour répandre son nom & sa gloire dans l'univers; que tout homme qui par ses talens & ses vertus aura bien mérité de sa patrie & de l'humanité, soit porté comme en triomphe dans les écrits de ses contemporains; qu'il paroisse alors un homme injuste, violent, ambitieux, quelque puissant, quelqu'heureux qu'il soit, les organes de la gloire seront muets; la terre entendra ce silence; le tyran l'entendra lui - même, & il en sera confondu. Je suis condamné, dira - t - il, & pour graver ma honte en airain on n'attend plus que ma ruine.

Quel respect n'imprimeroient pas le pinceau de la Poésie, le burin de l'Histoire, la foudre de l'Éloquence, dans des mains équitables & pures? Le crayon foible, mais hardi, de l'Arétin, faisoit trembler les empereurs.

La fausse gloire des conquérans n'est pas la seule qu'il faudroit convertir en opprobre; mais les principes qui la condamnent s'appliquent naturellement à tout ce qui lui ressemble, & les bornes qui nous sont presctites ne nous permettent que de donner à réfléchir sur les objets que nous parcourons.

La vraie gloire a pour objets l'utile, l'honnête & le juste; & c'est la seule qui soûtienne les regards de la vérité: ce qu'elle a de merveilleux, consiste dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes.

Nous avons observé qu'il sembloit y avoir une sorte de gloire accordée au merveilleux agreanle; ce n'est qu'une participation a la gloire attachée au merveilleux utile: telle est la gloire des beaux Arts.

Les beaux Arts ont leur merveilieux: ce merveilleux a fait leur gloire. Le pouvoir de l'Eloquence, le prestige de la Poésie, le charme de la Musique, l'illusion de la Peinture, &c. ont du paroître des prodiges, dans les tems sur - tout où l'Eloquence changeoit la face des etats, où la Musique & la Poesie civilisoient les hommes, où la Seulprure & la Peinture imprimoient à la terre le respect & l'adoration.

Ces effets merveilleux des Arts ont été nus au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile; & l'éclatanré célébrité qu'ils ont eue, a formé l'une des especes comprises sous le nom générique de gloire, soit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre de plus grands biens, & les Arts qui les causoient, au nombre des dons les plus précieux que le Ciel eut faits à la terre; soit qu'ils n'ayent jamais crû pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares; & que les Arts considéres comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d'en partager le triomphe, après en avoir secondé les travaux.

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