ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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1°. Quel parti qu'on prenne sur la question proposée, nous croyons (& sans doute il n'y aura pas là - dessus deux avis) que l'expression de la mélodie dépend en grande partie de l'harmonie qui y est jointe, & qu'un même chant nous affectera différemment, suivant la différence des basses qu'on y adaptera: sur quoi voyez la suite de cet article. M. Rameau a prouvé que ce chant sol ut peut avoir vingt basses fondamentales différentes, & par conséquent un nombre beaucoup plus grand de basses continues.

2°. Il paroît que le chant diatonique de la gamme ut ré mi fa sol la si ut, nous est suggéré par la basse fondamentale, ainsi que je l'ai expliqué, d'après M. Rameau, dans mes Elémens de Musique. En effet c'est une vérité d'expérience, que quand nous voulons monter ou descendre on partant de ut par les moindres degrés naturels à la voix, nous entonnons naturellement & sans maître cette gamme, soit en montant, soit en descendant: or pourquoi la voix se porte - t - elle naturellement & d'elle - même à l'intonnation de ces intervalles? Il me semble que l'on ne sauroit en donner une raison plausible, qu'en regardant ce chant de la gamme comme suggéré par la basse fondamentale. Cela paroît encore plus sensible dans la gamme des Grecs, si ut ré mi fa sol la. Cette gamme a une basse fondamentale encore plus simple que la nôtre; & il paroît que les Grecs en disposant ainsi leur gamme, en avoient senti la basse fondamentale sans l'avoir peut - être suffisamment developpée: du moins il ne nous en reste rien dans leurs écrits. Voyez sur tout cela mes Elémens de Musique, art. 45. & 47. & l'article Gamme. Les consonances altérées qui se trouvent dans ces deux gammes, & dont l'oreille n'est point choquée, parce que les consonances avec la basse fondamentale sont parfaitement justes, semblent prouver que la basse fondamentale est en effet le vrai guide secret de l'oreille dans l'intonation de ces gammes. Il est vrai qu'on pourroit nous faire ici une difficulté. La gamme des Grecs, nous dira - t - on, a une basse fondamentale plus simple que la nôtre: pourquoi la nôtre nous paroît - elle plus facile à entonner que celle des Grecs? Celle - ci commence par un semi - ton; au lieu que l'intonation naturelle semble nous porter à monter d'abord d'un ton, comme nous le faisens dans notre gamme. Je répons que la gamme des Grecs est à la verité mieux disposée que la nôtre pour la simplicite de la basse; mais que la nôtre est disposée plus naturellement par la facilité de l'intonation. Notre gamme commence par le son fondamental ut, & c'est en effet par ce son qu'il faut commencer; c'est celui d'où dépendent tous les autres, & pour ainsi dire, qui les renferme: au contraire la gamme des Grecs, ni la basse fondamentale de cette gamme, ne commencent point par ut; mais c'est de ce ut qu'il faut partir pour diriger l'intonation, soit en montant, soit en descendant. Or en montant depuis ut, l'intonation dans la gamme même des Grecs donne ut ré mi fa sol la; & il est si vrai que le son fondamental ut est ici le vrai guide secret de l'oreille, que si, avant d'entonner ut, on veut y monter en passant par le ton de la gamme le plus immédiatement voisin de cet ut, on ne peut y parvenir que par le son si & par le semi - ton si ut. Or pour passer du si à l'ut par ce demi - ton, il faut nécessairement que l'oreille soit déjà préoccupée du mode d'ut, sans quoi on entonneroit si ut #, & on seroit dans un autre mode. Ce n'est pas tout; en montant diatoniquement depuis ut, on entonne naturellement & facilement les six notes, ut, ré, mi, fa, sol, la; c'étoient même ces six notes seules qui composoient la gamme de Gui d'Arezzo. Si on veut aller plus loin, on commence à rencontrer un peu de difficulté dans l'intonation du si qui doit suivre le la: cette difficulté, comme l'a remarqué M. Rameau, vient des trois tons de suite, fa, sol, la, si; & si on veut l'éviter, on ne le peut qu'en faisant ou en supposant une espece de repos entre le son fa & le son sol, & en partant du sol pour recommencer une autre demi - gamme sol la si ut, toute semblable à ut ré mi fa, & qui est réellement dans un autre mode. Voyez Mode & Gamme. Or cette difficulté d'entonner trois tons de suite sans un repos exprimé ou sousentendu du fa au sol, s'explique naturellement, comme nous le ferons voir au mot Gamme, en ayant recours à la basse fondamentale naturelle de notre échelle diatonique. Tout semble donc concourir à prouver que cette basse est la vraie boussole de l'oreille dans le chant de notre gamme, & le guide secret qui nous suggere ce chant.

3°. Dans tout autre chant que celui de la gamme, comme ce chant sera absolument arbitraire, puisque les intervalles, soit en montant, soit en descendant, y sont au gré de celui qui chante, on pourroit être moins porté à croire que ce chant soit suggéré par la basse fondamentale, que les Musiciens même ont quelquefois peine à trouver. Cependant on doit faire ici trois observations. La premiere, c'est que dans la mélodie on ne peut pas aller indifféremment, & par toutes sortes d'intervalles, d'un son à un autre quelconque; il y a des intervalles qui rendroient le chant dur, escarpé & peu naturel: or ces intervalles sont précisément ceux qu'une bonne basse fondamentale proscrit. Tout chant paroît donc avoir un guide secret dans la basse fondamentale. La seconde observation, c'est qu'il n'est pas rare de voir des personnes qui n'ont aucune connoissance en musique, mais qui ont naturellement de l'oreille, trouver d'elles - mêmes la basse d'un chant qu'elles entendent, & accompagner ce chant sans préparation: n'est - ce pas une preuve que le fondement de ce chant est dans la basse, & qu'une oreille sensible l'y démêle? La troisieme observation consistera à demander aux Musiciens si un chant est susceptible de plusieurs basses également bonnes. S'il y en a plusieurs, il est difficile de soûtenir que la mélodie est toûjours suggérée par l'harmonie, du - moins dans les cas où la basse ne sera pas unique. Mais s'il n'y a qu'une seule de toutes les basses possibles qui convienne parfaitement au chant, comme on peut avoir d'assez bonnes raisons de le croire, ne peut - on pas penser que cette basse est la basse fondamentale qui a suggéré le chant? Il me semble que cette question sur laquelle je n'ose prononcer absolument, mais que tout musicien habile & impartial doit être en état de décider, peut conduire à la solution exacte de la question proposée.

Peut - être quelques musiciens prétendront - ils que ces deux questions sont fort différentes, & qu'il pourroit n'y avoir qu'une bonne basse possible à un chant, sans que le chant fût suggéré par cette basse; mais pour leur repondre, je les prierai d'écouter avec attention un chant agréable dont la basse est bien faite, tel que celui d'un grand nombre de beaux airs italiens; de remarquer en l'écoutant, combien la basse paroît favorable à ce chant pour en faire sortir toute la beauté, & d'observer qu'elle ne paroît faire avec le chant qu'un même corps; ensorte que l'oreille qui écoute le chant est forcée d'écouter aussi la basse, même sans aucune connoissance en Musique, ni aucune habitude d'en entendre: je les prierois enfin de faire attention que cette basse paroit contenir tout le fond &, pour ainsi dire, tout le vrai dessein du chant, que le dessus ne fait que développer; & je crois qu'ils conviendront en consequence, qu'on peut regarder un chant qui n'a qu'une basse, comme étant saggéré par cette basse. [p. 61] Je dirai plus: si, comme je le crois, il y a un grand nombre de chants qui n'ont qu'une seule bonne basse fondamentale possible, & si, comme je le crois encore, ce sont les plus agréables, peut - être en devrat - on conclure que tout chant qui paroîtra également susceptible de plusieurs basses, est un chant de pure fantaisie, un chant métif, si on peut parler ainsi.

Mais dans la crainte d'avancer sur cette matiere des opinions qui pourroient paroître hasardees, je m'en tiens à la simple question que j'ai faite, & j'invite nos célebres artistes à nous apprendre si un même chant peut avoir plusieurs basses également bonnes. S'ils s'accordent sur la négative, il restera encore à expliquer pourquoi cette basse fondamentale (la seule vraiment convenable au chant, & qu'on peut regarder comme l'ayant suggéré), pourquoi, dis - je, cette basse échappe souvent à tant de musiciens qui lui en substituent une mauvaise? On pourra répondre que c'est saute d'attention à ce guide secret, qui les a conduits, sans qu'ils s'en apperçussent, dans la composition de la mélodie. Si cette réponse ne satisfait pas entierement, la difficulté sera à - peu - près la même pour ceux qui nieroient que l'harmonie suggere la mélodie. En effet dans la supposition présente qu'un chant donné n'admet qu'une seule bonne basse, il faut nécessairement de deux choses l'une, ou que le chant suggere la basse, ou que la basse suggere le chant; & dans les deux cas il sera également embarrassant d'expliquer pourquoi un musicien ne rencontre pas toûjours la véritable basse.

La question que nous venons de proposer sur la multiplicité des basses, n'est pas décidée par ce que nous avons dit plus haut d'après M. Rameau, que le chant sol ut peut avoir vingt basses fondamentales différentes: car ceux qui croiroient qu'un chant ne peut avoir qu'une seule basse fondamentale qui soit bonne, pourroient dire que de ces vingt basses fondamentales il n'y en a qu'une qui convienne au chant sol ut, relativement à ce qui précede & à ce qui suit. Mais, pourroit - on ajoûter, si l'on n'avoit que ce seul chant sol ut, quelle seroit la vraie basse fondamentale parmi ces vingt? C'est encore un probleme que je laisse à décider aux Musiciens, & dont la solution ne me paroît pas aisée. La vraie basse fondamentale est - elle toûjours la plus simple de toutes les basses possibles, & quelle est cette basse la plus simple? quelles sont les regles par lesquelles on peut la déterminer (car ce mot simple est bien vague)? En conséquence n'est - ce pas s'écarter de la nature, que de joindre à un chant une basse différente de celle qu'il présente naturellement, pour donner à ce chant par le moyen de la nouvelle basse, une expression singuliere & détournée? Voilà des questions dignes d'exercer les habiles artistes. Nous nous contentons encore de les proposer, sans entreprendre de les résoudre.

Au reste, soit que l'harmonie suggere ou non la mélodie, il est certain au moins qu'elle est le fondement de l'harmonie dans ce sens qu'il n'y a point de bonne mélodie, lorsqu'elle n'est pas susceptible d'une harmonie réguliere. Voy. Harmonie, Liaison, &c. M. Serre, dans son essai sur les principes de l'harmonie, Paris 1753, nous assûre tenir du célebre Geminiani le fait suivant: que lorsque ce grand musicien a quelque adagio touchant à composer, il ne touche jamais son violon ni aucun autre instrument; mais qu'il conçoit & écrit d'abord une suite d'accords; qu'il ne commence jamais par une simple succession de sons, par une simple mélodie; & que s'il y a une partie qui dans l'ordre de ses conceptions ait le pas sur les autres, c'est bien plûtôt celle de la basse que toute autre; & M. Rameau remarque que l'on a dit sort à - propos, qu'une basse bien chantante nous annonce une belle musique. On peut remarquer en passant par ce que nous venons de rapporter de M. Geminiani, que non - seulement il regarde la mélodie comme ayant son principe dans une bonne harmonie, mais qu'il paroit même la regarder comme suggérée par cette harmonie. Une pareille autorité donneroit beaucoup de poids à cette opinion, si en matiere de science l'autorité étoit un moyen de décider. D'un autre côté il me paroît difficile, je l'avoue, de produire une musique de génie & d'enthousiasme, en commençant ainsi par la basse.

Mais parce que la mélodie a son fondement dans l'harmonie, faut - il avec certains auteurs modernes donner tout à l'harmonie, & préférer son effet à celui de la mélodie? Il s'en faut bien que je le pense: pour une oreille que l'harmonie affecte, il y en a cent que la mélodie touche préférablement; c'est une vérité d'expérience incontestable. Ceux qui soûtiendroient le contraire, s'exposeroient à tomber dans le défaut qui n'est que trop ordinaire à nos musiciens françois, de tout sacrifier à l'harmonie, de croire relever un chant trivial par une basse fort travaillée & fort peu naturelle, & de s'imaginer, en entassant parties sur parties, avoir fait de l'harmonie, lorsqu'ils n'ont fait que du bruit. Sans doute une basse bien faite soûtient & nourrit agréablement un chant; alors, comme nous l'avons déjà dit, l'oreille la moins exercée qui les entend en même tems, est forcée de faire une égale attention à l'un & à l'autre, & son plaisir continue d'être un, parce que son attention, quoique portée sur différens objets, est toûjours une: c'est ce qui fait surtout le charme de la bonne musique italienne; & c'est - là cette unité de mélodie dont M. Rousseau a si bien établi la nécessité dans la lettre sur la Musique françoise. C'est avec la même raison qu'il a dit au mot Accompagnement: Les Italiens ne veulent pas qu'on entende rien dans l'accompagnement, dans la basse, qui puisse distraire l'oreille de l'objet principal, & ils sont dans l'opinion que l'attention s'évanoüit en se partageant. Il en conclut très - bien, qu'il y a beaucoup de choix à faire dans les sons qui forment l'accompagnement, précisément par cette raison, que l'attention ne doit pas s'y porter: en effet parmi les différens sons que l'accompagnement doit fournir en supposant la basse bien faite, il faut du choix pour déterminer ceux qui s'incorporent tellement avec le chant, que l'oreille en sente l'effet sans être pour cela distraite du chant, & qu'au contraire l'agrément du chant en augmente. L'harmonie sert donc à nourrir un beau chant; mais il ne s'ensuit pas que tout l'agrément de ce chant soit dans l'harmonie. Pour se convaincre bien évidemment du contraire, il n'y a qu'à joüer sur un clavecin la basse du chant bien chiffree, mais denuée de son dessus; on verra combien le plaisir sera diminué, quoique le dessus soit réellement contenu dans cette basse. Concluons donc contre l'opinion que nous combattons, que l'expérience lui est absolument contraire; & en convenant d'ailleurs des grands effets de l'harmonie dans certains cas, reconnoissons la mélodie dans la plûpart comme l'objet principal qui flate l'oreille. Préférer les effets de l'harmonie à ceux de la mélodie, sous ce prétexte que l'une est le fondement de l'autre, c'est à peu - pres comme si on vouloit soûtenir que les fondemens d'une maison sont l'endroit le plus agréable à habiter, parce que tout l'édifice porte dessus.

Nous prions le lecteur de regarder ce que nous venons dire sur l'harmonie & sur la mélodie, comme un supplément au dernier chapitre du premier livre de nos Elémens de Musique; supplément qui nous a paru nécessaire pour démêler ce qu'il peut

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