ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"473"> beauté, ces deux moyens de faire des malheureux. Les hommes ont augmenté leur puissance naturelle par les lois qu'ils ont dictées; les femmes ont augmenté le prix de leur possession par la difficulté de l'obtenir. Il ne seroit pas difficile de dire de quel côté est aujourd'hui la servitude. Quoi qu'il en soit, l'autorité est le but où tendent les femmes: l'amour qu'elles donnent les y conduit; celui qu'elles prennent les en éloigne; tâcher d'en inspirer, s'efforcer de n'en point sentir, ou de cacher du moins celui qu'elles sentent: voilà toute leur politique & toute leur morale.

Cet art de plaire, ce desir de plaire à tous, cette envie de plaire plus qu'une autre, ce silence du coeur, ce déréglement de l'esprit, ce mensonge continuel appellé coquecterie, semble être dans les femmes un caractere primitif, qui né de leur condition naturellement subordonnée, injustement servile, étendu, & fortifié par l'éducation, ne peut être affoibli que par un effort de raison, & détruit que par une grande chaleur de sentiment: on a même comparé ce caractere au feu sacré qui ne s'éteint jamais.

Voyez entrer Chloé sur la scene du monde; celui qui vient de lui donner le droit d'aller seule, trop aimable pour aimer sa femme, ou trop disgracié de la nature, trop désigné par le devoir pour en être aimé, semble lui donner encore le droit d'en aimer un autre. Vaine & legere, moins empressée de voir que de se montrer, Chloé vole à tous les spectacles, à toutes les fêtes: à peine y paroît - elle, qu'elle est entourée de ces hommes, qui confians & dédaigneux, sans vertus & sans talens, séduisent les femmes par des travers, mettent leur gloire à les deshonorer, se font un plaisir de leur desespoir, & qui par les indiscrétions, les infidélités & les ruptures, semblent augmenter chaque jour le nombre de leurs bonnes fortunes; espece d'oiseleurs qui font crier les oiseaux qu'ils ont pris pour en appeller d'autres.

Suivez Chloé au milieu de cette foule empressée; c'est la coquette venue de l'île de Crete au temple de Gnide; elle soûrit à l'un, parle à l'oreille à l'autre, soutient son bras sur un troisieme, fait signe à deux autres de la suivre: l'un d'eux lui par le - t - il de son amour? c'est Armide, elle le quitte en ce moment, elle le rejoint un moment après, & puis le quitte encore: sont - ils jaloux les uns des autres? c'est la Célimene du Misantrope, elle les rassûre tour - à - tour par le mal qu'elle dit à chacun d'eux de ses rivaux; ainsi mêlant artificieusement les dédains & les préférences, elle reprime la témérité par un regard sévere, elle ranime l'espérance avec un soûris tendre: c'est la femme trompeuse d'Archiloque, qui tient l'eau d'une main & le feu de l'autre.

Mais plus les femmes ont perfectionné l'art de faire desirer, espérer, poursuivre ce qu'elles ont résolu de ne point accorder; plus les hommes ont multiplié les moyens d'en obtenir la possession: l'art d'inspirer des desirs qu'on ne veut point satisfaire, a tout - au - plus produit l'art de feindre des sentimens qu'on n'a pas. Chloé ne veut se cacher qu'apres avoir été vûe; Damis sait l'arrêter en feignant de ne la point voir: l'un & l'autre, après avoir parcouru tous les détours de l'art, se retrouvent enfin où la nature les avoit placés.

Il y a dans tous les coeurs un principe secret d'union. Il y a un feu qui, caché plus ou moins longtems, s'allume à notre insû, s'étend d'autant plus qu'on fait plus d'efforts pour l'éteindre, & qui ensuite s'éteint malgré nous. Il y a un germe où sont renfermés la crainte & l'espérance, la peine & le plaisir, le mystere & l'indiscrétion; qui contient les querelles & les raccommodemens, les plaintes & les ris, les larmes douces & ameres: répandu partout, il est plus on moins prompt à se développer, selon les secours qu'on lui prête, & les obstacles qu'on lui oppose.

Comme un foible enfant qu'elle protege, Chloé prend l'Amour sur ses genoux, badine avec son arc, se joue avec ses traits, coupe l'extrémité de ses ailes, lui lie les mains avec des fleurs; & déjà prise elle - même dans des liens qu'elle ne voit pas, se croit encore en liberté. Tandis qu'elle l'approche de son sein, qu'elle l'écoute, qu'elle lui sourit, qu'elle s'amuse également & de ceux qui s'en plaignent & de celles qui en ont peur, un charme involontaire la fait tout - à - coup le presser dans ses bras, & déjà l'amour est dans son coeur: ellen'ose encore s'avoüer qu'elle aime, elle commence à penser qu'il est doux d'aimer. Tous ces amans qu'elle traîne en triomphe à sa suite, elle sent plus d'envie de les ecarter qu'elle n'eut de plaisir à les attirer. Il en est un sur qui ses yeux se portent sans cesse, dont ils se détournent toûjours. On diroit quelquefois qu'elle s'apperçoit à peine de sa présence, mais il n'a rien fait qu'elle n'ait vû. S'il parle, elle ne paroît point l'écouter; mais il n'a rien dit qu'elle n'ait entendu: lui parle - t - elle au contraire? sa voix devient plus timide, ses expressions sont plus animées. Va - t - elle au spectacle, est - il moins en vûe? il est pourtant le premier qu'elle y voit, son nom est toûjours le dernier qu'elle prononce. Si le sentiment de son coeur est encore ignoré, ce n'est plus que d'elle seule; il a été dévoilé par tout ce qu'elle a fait pour le cacher; il s'est irrité par tout ce qu'elle a fait pour l'éteindre: elle est triste, mais sa tristesse est un des charmes de l'amour. Elle cesse enfin d'être coquette à mesure qu'elle devient sensible, & semble n'avoir tendu perpétuellement des piéges que pour y tomber elle - même.

J'ai lû que de toutes les passions, l'amour est celle qui sied le mieux aux femmes; il est du moins vrai qu'elles portent ce sentiment, qui est le plus tendre caractere de l'humanité, à un degré de délicatesse & de vivacité où il y a bien peu d'hommes qui puissent atteindre. Leur ame semble n'avoir été faite que pour sentir, elles semblent n'avoir été formées que pour le doux emploi d'aimer. A cette passion qui leur est si naturelle, on donne pour antagoniste une privation qu'on appelle l'honneur; mais on a dit, & il n'est que trop vrai, que l'honneur semble n'avoir été imaginé que pour être sacrifié.

A peine Chloé a - t - elle prononcé le mot fatal à sa liberté, qu'elle fait de son amant l'objet de toutes ses vûes, le but de toutes ses actions, l'arbitre de sa vie. Elle ne connoissoit que l'amusement & l'ennui, elle ignoroit la peine & le plaisir. Tous ses jours sont pleins, toutes ses heures sont vivantes, plus d'intervalles languissans; le tems, toûjours trop lent ou trop rapide pour elle, coule cependant à son insû; tous ces noms si vains, si chers, ce doux commerce de regards & de soûrires, ce silence plus éloquent que la parole, mille souvenirs, mille projets, mille idées, mille sentimens, viennent à tous les instans renouveller son ame & étendre son existence; mais la derniere preuve de sa sensibilité est la premiere époque de l'inconstance de son amant. Les noeuds de l'amour ne peuvent - ils donc jamais se resserrer d'un côté, qu'ils ne se relâchent de l'autre?

S'il est parmi les hommes quelques ames privilégiées en qui l'amour, loin d'être affoibli par les plaisirs, semble emprunter d'eux de nouvelles forces, pour la plûpart c'est une fausse jouissance qui, précédée d'un desir incertain, est immédiatement suivie d'un dégoût marque, qu'accompagne encore trop souvent la haine ou le mépris. On dit qu'il croît sur le rivage d'une mer, des fruits d'une beauté rare, qui, dès qu'on y touche, tombent en poussiere: c'est l'image de cet amour éphémere, vaine saillie de l'imagination, fragile ouvrage des sens, foible tribut qu'on paye à la beauté. Quand la source des plaisirs est dans le coeur, elle ne tarit point; l'amour fondé [p. 474] sur l'estime est inaltérable, il est le charme de la vie & le prix de la vertu.

Uniquement occupée de son amant, Chloé s'apperçoit d'abord qu'il est moins tendre, elle soupçonne bientôt qu'il est infidele; elle se plaint, il la rassûre; il continue d'avoir des torts, elle recommence à se plaindre; les infidélités se succedent d'un côté, les reproches se multiplient de l'autre: les querelles sont vives & fréquentes, les broüilleries longues, les raccommodemens froids; les rendez - vous s'éloignent, les têtes - à - têtes s'abregent, toutes les larmes sont ameres. Chloé demande justice à l'Amour. Qu'est devenue, dit - elle, la foi des sermens ....? Mais c'en est fait, Chloé est quittée; elle est quittée pour une autre, elle est quittée avec éclat.

Livrée à la honte & à la douleur, elle fait autant de sermens de n'aimer jamais, qu'elle en avoit fait d'aimer toûjours; mais quand une fois on a vécu pour l'amour, on ne peut plus vivre que pour lui. Quand il s'établit dans une ame, il y répand je ne sai quel charme qui altere la source de tous les autres plaisirs; quand il s'envole, il y laisse toute l'horreur du desert & de la solitude: c'est sans doute ce qui a fait dire qu'il est plus facile de trouver une femme qui n'ait point eu d'engagement, que d'en trouver qui n'en ait eu qu'un.

Le desespoir de Chloé se change insensiblement en une langueur qui fait de tous ses jours un tissu d'ennuis; accablée du poids de son existence, elle ne sait plus que faire de la vie, c'est un rocher aride auquel elle est attachée. Mais d'anciens amans rentrent chez elle avec l'espérance, de nouveaux se déclarent, des femmes arrangent des soupers; elle consent à se distraire, elle finit par se consoler. Elle a fait un nouveau choix qui ne sera guere plus heureux que le premier, quoique plus volontaire, & qui bientôt sera suivi d'un autre. Elle appartenoit à l'amour, la voilà qui appartient au plaisir; ses sens étoient à l'usage de son coeur, son esprit est à l'usage de ses sens: l'art, si facile à distinguer par - tout ailleurs de la nature, n'en est ici séparé que par une nuance imperceptible: Chloé s'y méprend quelquefois elle - même; eh qu'importe que son amant y soit trompé, s'il est heureux! Il en est des mensonges de la galanterie comme des fictions de théatre, où la vraissemblance a souvent plus d'attraits que la vérité.

Horace fait ainsi la peinture des moeurs de son tems, od. vj. l. III. « A peine une fille est - elle sortie des jeux innocens de la tendre enfance, qu'elle se plaît à étudier des danses voluptueuses, & tous les arts & tous les mysteres de l'amour. A peine une femme est - elle assise à la table de son mari, que d'un regard inquiet elle y cherche un amant; bientôt elle ne choisit plus, elle croit que dans l'obscurité tous les plaisirs sont légitimes ». Bientôt aussi Chloé arrivera à ce dernier période de la galanterie. Déjà elle fait donner à la volupté toutes les apparences du sentiment, à la complaisance tous les charmes de la volupté. Elle sait également & dissimuler des desirs & feindre des sentimens, & composer des ris & verser des larmes. Elle a rarement dans l'ame ce qu'elle a dans les yeux; elle n'a prêsque jamais sur les levres, ni ce qu'elle a dans les yeux, ni ce qu'elle a dans l'ame: ce qu'elle a fait en secret, elle se persuade ne l'avoir point fait; ce qu'on lui a vû faire, elle sait persuader qu'on ne l'a point vû; & ce que l'artifice des paroles ne peut justifier, ses larmes le font excuser, ses caresses le font oublier.

Les femmes galantes ont aussi leur morale. Chloé s'est fait un code où elle a dit qu'il est malhonnête à une femme, quelque goût qu'on ait pour elle, quelque passion qu'on lui témoigne, de prendre l'amant d'une femme de sa société. Il y est dit encore qu'il n'y a point d'amours éternels; mais qu'on ne doit jamais former un engagement, quand on en prévoit la fin. Elle a ajoûté qu'entre une rupture & un nouveau noeud, il faut un intervalle de six mois; & tout de suite elle a établi qu'il ne faut jamais quitter un amant sans lui avoir désigné un successeur.

Chloé vient enfin à penser qu'il n'y a qu'un engagement solide, ou ce qu'elle appelle une affaire suivie, qui perde une femme. Elle se conduit en conséquence; elle n'a plus que de ces goûts passagers qu'elle appelle fantaisies, qui peuvent bien laisser former un soupçon, mais qui ne lui donnent jamais le tems de se changer en certitude. Le public porte à peine la vûe sur un objet, qu'il lui échappe, déjà remplacé par un autre; je n'ose dire que souvent il s'en présente plusieurs tout - à - la - fois. Dans les fantaisies de Chloé, l'esprit est d'abord subordonné à la figure, bientôt la figure est subordonnée à la fortune; elle néglige à la cour ceux qu'elle a recherchés à la ville, méconnoît à la ville ceux qu'elle a prévenus à la campagne; & oublie si parfaitement le soir la fantaisie du matin, qu'elle en fait presque douter celui qui en a été l'objet. Dans son dépit il se croit dispensé de taire ce qu'on l'a dispensé de mériter, oubliant à son tour qu'une femme a toûjours le droit de nier ce qu'un homme n'a jamais le droit de dire. Il est bien plus sûr de montrer des desirs à Chloé, que de lui déclarer des sentimens: quelquefois elle permet encore des sermens de constance & de fidélité; mais qui la persuade est mal - adroit, qui lui tient parole est perfide. Le seul moyen qu'il y auroit de la rendre constante, seroit peut - être de lui pardonner d'être infidelle; elle craint plus la jalousie que le parjure, l'importunité que l'abandon. Elle pardonne tout à ses amans, & se permet tout à elle - même, excepté l'amour.

Plus que galante, elle croit cependant n'être que coquette. C'est dans cette persuasion qu'à une table de jeu, alternativement attentive & distraite, elle répond du genou à l'un, serre la main à l'autre en loüant ses dentelles, & jette en même tems quelques mots convenus à un troisieme. Elle se dit sans préjugés, parce qu'elle est sans principes; elle s'arroge le titre d'honnête homme, parce qu'elle a renoncé à celui d'honnête femme; & ce qui pourra vous surprendre, c'est que dans toute la variété de ses fantaisies le plaisir lui serviroit rarement d'excuse.

Elle a un grand nom, & un mari facile: tant qu'elle aura de la beauté ou des graces, ou du moins les agrémens de la jeunesse, les desirs des hommes, la jalousie des femmes, lui tiendront lieu de considération. Ses travers ne l'exileront de la société, que lorsqu'ils seront confirmés par le ridicule. Il arrive enfin ce ridicule, plus cruel que le deshonneur. Chloé cesse de plaire, & ne veut point cesser d'aimer; elle veut toûjours paroître, & personne ne veut se montrer avec elle. Dans cette position, sa vie est un sommeil inquiet & pénible, un accablement profond, mêlé d'agitations; elle n'a guere que l'alternative du bel - esprit ou de la dévotion. La véritable dévotion est l'asyle le plus honnête pour les femmes galantes; mais il en est peu qui puissent passer de l'amour des hommes à l'amour de Dieu: il en est peu qui pleurant de regret, sachent se persuader que c'est de repentir; il en est peu même qui, après avoir affiché le vice, puissent se déterminer à feindre du moins la vertu.

Il en est beaucoup moins qui puissent passer du temple de l'amour dans le sanctuaire des muses, & qui gagnent à se faire entendre, ce qu'elles perdent à se laisser voir. Quoi qu'il en soit, Chloé qui s'est tant de fois égarée, courant toûjours après de vains plaisirs, & s'éloignant toûjours du bonheur, s'égare encore en prenant une nouvelle route. Après avoir perdu quinze ou vingt ans à lorgner, à persiffler, à

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