ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"427"> qu'un effet est tel, pourroit faire qu'il est tout autre, ce qui est une contradiction dans les termes, le nouvel effet n'auroit point de raison suffisante, ou l'ancien n'en auroit pas eu s'il eût existé; car comment pourroit - on dire que cette raison étoit pour l'effet qui n'a pas eu lieu une raison suffisante d'être tel, lorsque cette même raison étant posée l'effet a été tout autre? La raison suffisante d'un effet quelconque, quoique liée infailliblement avec cet effet, ne rend donc pas cet effet nécessaire; d'où il suit que toute liaison infaillible n'est pas pour cela nécessaire.

2°. Je demande au philosophe qui admet la providence & la prescience de Dieu, & qui me fait cette objection, si un évenement dépendant d'une cause libre, que Dieu a prévû, qui est un moyen dans l'ordre de sa providence, & qui tient par conséquent à tout le système, si un tel évenement, dis - je, peut ne point arriver: il est obligé de me répondre qu'un tel évenement est absolument infaillible & ne peut pas ne point arriver; or cette sorte de nécessité que l'évenement arrive, & qu'il est obligé de m'avoüer selon lui - même, n'empêche pas l'évenement d'être libre. Cette espece de nécessité n'est donc autre chose que ce que nous appellons infaillibilité, & on ne peut pas la confondre avec la nécessité métaphysique & destructive de la liberté.

3°. Si les bornes de cet article le permettoient, nous pourrions rapprocher de ces principes les doctrines les mieux établies par les Théologiens sur les matieres de la grace & de la prédestination, & faire voir combien ce que nous avançons ici y est conforme. On y voit par - tout la certitude de la prédestination, l'efficacité de la grace, &c. liées infailliblement avec le salut, avec la bonne action, & ne blessant point les droits du libre arbitre. Ce sont précisément les mêmes principes que nous généralisons, en leur faisant embrasser tous les états de l'homme & de l'univers; mais nous laissons aux lecteurs instruits en ces matieres, le soin de s'en convaincre par quelques réflexions & d'après la lecture des articles Grace, Prédestination.

Troisieme Questicn. L'évenement fatal est - il infaillible?

Nous y répondons en disant que l'enchaînement des causes détermine infailliblement l'existence de l'évenement fatal.

Et d'abord la même force qui établit dans la nature la suite & l'enchaînement des causes qui amenent l'évenement, détermine aussi l'existence de l'évenement dans tel ou tel point de l'espace, & dans tel ou tel point de la durée; or la force qui unit dans la nature une cause à une autre cause n'est jamais vaincue.

En second lieu, supposer que ce que la fatalité entraîne n'arrive pas, c'est supposer que l'être à qui l'évenement fatal étoit prépare n'est plus le même être, que ce monde n'est plus le même monde dont Dieu avoit déterminé l'existence & prévû les mouvemens. Car en supposant qu'il arrive un évenement différent de l'évenement fatal, la multitude infinie des effets qui tenoient à l'évenement fatal demeure supprimée; l'évenement différent entraîne d'autres suites que l'évenement fatal, ces suites en entraînent d'autres, & ce changement unique propagant son action dans tous les sens s'étend bien - tôt à tous les êtres, boulverse l'ordre, rompt la chaîne des causes, & change la face de l'Univers. Supposition dont on sent l'absurdité.

Par - là on peut juger de ce que veulent dire toutes ces propositions: ah, si j'eusse été là, si j'avois prévû, &c. j'aurois échappé au danger dont le destin me menaçoit!

On peut dire: celui que le destin menace ne va point là, & ne prévoit point, & nous parlons de celui - là même que le destin menaçoit.

Mais ce qui trompe en ceci, c'est que les circonstances du tems & du lieu étant celles dont on fait abstraction avec le plus de facilité, on se dissimule qu'elles entrent elles - mêmes dans l'ordre des causes coordonnées, & on croit pouvoir attaquer la certitude de la futurition d'un évenement fatal avec plus de succès en le considérant relativement à ces circonstances. On dit d'un homme assommé dans une rue par la chûte d'une tuile, qu'il pouvoit bien ne pas passer par - là ou y passer dans un autre tems, & on ne se permet pas de penser que la tuile pouvoit ne pas tomber dans ce tems - là avec un tel degré de force & avec une telle direction.

On ne prend pas garde qu'il étoit aussi coordonné (& je prens ce mot à la rigueur) que cet homme passât quand la tuile tomboit, qu'il étoit coordonné que la tuile tombât quand cet homme passoit. En effet, pourquoi imagine - t - on que cet homme pouvoit bien ne pas passer? c'est parce qu'on remarque que plusieurs déterminations libres de sa part ont concouru à lui faire prendre son chemin par - là. Mais je vois aussi plusieurs causes libres parmi celles qui ont déterminé la tuile à tomber, & à tomber dans un tel tems avec un tel degré de force, &c. comme la volonté des ouvriers qui l'ont faite & placée d'une certaine maniere, la négligence du maître de la maison, &c. On pourroit donc imaginer avec autant de fondement que la tuile pouvoit ne pas tomber, qu'on imagine que l'homme assommé pouvoit ne pas passer.

Mais la vérité est que l'un & l'autre évenement étoit coordonné, infaillible, puisque l'un & l'autre étoient amenés par l'enchaînement des causes, puisque l'un & l'autre tenoient au système de l'Univers, entroient dans les vûes de la Providence, &c.

Au reste, & nous l'avons déjà remarqué, cette infaillibilité des évenemens, même alors qu'ils dépendent de l'action des causes intelligentes, n'entraîne point la ruine de leur liberté. On trouvera les preuves de cette vérité, qui est un principe en Théologie, aux articles Grace, Prédestination, & Préscience; nous y renvoyons nos lecteurs.

Quatrieme et derniere Question La doctrine de la fatalité peut - elle entrer pour quelque chose dans les motifs des déterminations des êtres libres?

Pour répondre à cette question, il suffira de réfuter le sophisme que les Philosophes appellent de la raison paresseuse.

On dit donc: si tout est reglé dès - à - present; si l'enchaînement des causes emporte l'infaillibilité de tous les évenemens, les prieres & les voeux adressés à l'Être suprème, les conseils & les exhortations des hommes les uns envers les autres, les lois humaines, &c. tout cela ne peut servir de rien. On ajoûte que les hommes doivent demeurer dans une inaction parfaite, dans tous les cas où ils auront quelque occasion d'agir: car, ou les choses pour lesquelles on adresseroit des prieres à Dieu, doivent être amenées par l'enchaînement des causes; & en ce cas, il est inutile de les demander, elles arriveront certainement: ou elles ne sont pas du nombre des évenemens qui doivent suivre l'enchaînement des causes; & en ce cas, elles ne peuvent pas arriver, & il est encore inutile de les demander.

On peut dire la même chose des conseils, des exhortations, & des lois: car si les actions auxquelles nous portent tous ces motifs moraux, sont de celles qui entrent dans la suite des évenemens préétablie par Dieu, on les fera certainement; & si elles n'y entrent pas, tous ces motifs réunis ne les feront pas faire.

Enfin, que j'agisse ou que je n'agisse point, pour procurer la réussite d'une entreprise, pour parvenir à un but; si j'y arrive, cet évenement aura été [p. 428] amené par l'enchaînement des causes, & mes mouvemens n'y auront servi de rien; si je n'y arrive pas, ce sera encore à l'enchaînement des causes que je pourrai m'en prendre.

La réponse est facile. Les prieres, les voeux, les conseils, les exhortations, les lois, les actions humaines, tout cela entre dans l'ordre des causes des évenemens. L'évenement n'est certain, que parce que les causes sont proportionnées; de sorte qu'il sera toûjours vrai de dire, que ce seront vos prieres qui auront obtenu cet heureux succès, vos conseils qui auront fait prendre ce parti, vos mouvemens qui auront fait réussir cette affaire; puisque dans l'ordre de la providence, vos prieres entrent parmi les causes de ce succès; vos conseils, parmi les causes de la détermination à ce parti; & vos actions, parmi les causes de la réussite de cette affaire.

En un mot, quoique tout l'avenir soit déterminé; comme nous ignorons de quelle maniere il est déterminé, & que nous savons certainement que cette détermination est conséquente à nos actions; il est clair que dans la pratique, nous devons nous conduire comme s'il n'étoit pas déterminé.

J'ajoûte qu'en se conduisant d'après les principes que nous réfutons, on prétendroit intervertir l'ordre des choses; on voudroit mettre les actions après la préordination de Dieu, pendant qu'au contraire, cette préordination suppose nos actions dans l'ordre des possibles: donc tout ce raisonnement est d'après une fausse supposition.

D'ailleurs on voit assez que cette difficulté n'est pas particuliere à l'opinion de l'enchaînement des causes; elle attaque la Providence en général, la prescience, la simple futurition des choles, quand on soûtient qu'elle est dès - à - présent déterminée.

Cette opinion de la fatalité, appliquée à la conduite de la vie, est ce qu'on appelle le destin à la turque, fatum mahumetanum; parce qu'on prétend que les Turcs, & parmi eux principalement les soldats, se conduisent d'après ce principe.

Nous voyons aussi parmi nous beaucoup de gens qui portent au jeu cette opinion, & qui comptent sur leur bonheur ou sur le malheur de leur adversaire; qui craignent de joüer lorsqu'ils sont, disent - ils, en malheur, & qui ne hasardent pas de grosses sommes contre ceux qu'ils voyent en bonheur. Cependant je crois qu'on ne doit point estimer au jeu, & faire entrer en ligne de compte, le bonheur & le malheur. Les seules regles qu'on puisse suivre à cet égard, s'il y en a quelqu'une, sont celles que prescrit le calcul, & l'analyse des hasards: or ces regles n'autorisent point du tout la conduite des joüeurs fatalistes.

Car ou il faut avoir égard aux coups passés pour estimer le coup prochain, ou il faut considérer le coup prochain, indépendamment des coups déjà joüés (ces deux opinions ont leurs partisans). Dans le premier cas, l'analyse des hasards me conduit à penser que si les coups précédens m'ont été favorables, le coup prochain me sera contraire; que si j'ai gagné tant de coups, il y a tant à parier que je perdrai celui que je vas joüer, & vice versâ. Je ne pourrai donc jamais dire: je suis en malheur, & je ne risquerai pas ce coup - là; car je ne pourrois le dire que d'après les coups passés qui m'ont été contraires; mais ces coups passés doivent plûtôt me faire espérer que le coup suivant me sera favorable.

Dans le second cas, c'est - à - dire si on regarde le coup prochain comme tout - à - fait isolé des coups précédens, on n'a point de raison d'estimer que le coup prochain sera favorable plûtôt que contraire, ou contraire plûtôt que favorable; ainsi on ne peut pas regler sa conduite au jeu, d'après l'opinion du destin, du bonheur, ou du malheur.

Ce que nous disons ici du jeu, doit s'appliquer aussi à toutes les affaires de la vie; car quoique le bon ou le mauvais succès dans les entreprises, dépende souvent d'une infinité de circonstances qu'on ne peut pas soûmettre aux lois du calcul, & qui semblent ne suivre que celles de la fatalité, il est pourtant déraisonnnable de régler la moindre de ses démarches, & de fonder la plus foible espérance ou la crainte la plus legere, sur cette opinion du bonheur & du malheur.

Les préjugés opposent à ces principes, qu'il y a des tems malheureux où on ne peut rien entreprendre qui réussisse; des gens malheureux à qui on ne peut rien confier, & réciproquement des tems heureux & des personnes heureuses.

Mais que veulent dire ces expressions qu'on fait valoir contre ce que nous soûtenons ici? elles ne signifient rien autre chose, sinon qu'il y a des gens à qui ces circonstances cachées & imprévûes qu'on ne peut ni détourner ni faire naître, ont été jusqu'à présent contraires ou favorables; mais qui nous répondra qu'elles seront encore favorables dans une affaire qu'il est question d'entreprendre, ou sur quel fondement pensons - nous qu'elles seront contraires? le passé peut - il nous être en ceci garant de l'avenir? De quel droit suppose - t - on quelque similitude dans des circonstances qui par l'hypothèse sont cachées & imprévûes?

C'est pourquoi, afin de donner un exemple de ceci, le mot qu'on prête au cardinal Mazarin choisissant un général, est - il heureux? me paroît peu juste, puisque les succès passés de ce général n'étant pas dûs à son habileté (par la supposition), ne pouvoient pas répondre de ses succès futurs; & il falloit toûjours demander, est - il habile? J'aimerois encore mieux la maxime opposée du cardinal de Richelieu, qu'imprudent & malheureux sont synonymes, (quoiqu'elle ne me semble pas tout - à - fait exacte); puisqu'on peut absolument se persuader que parmi les causes du mauvais succès d'un évenement passé, il est toûjours entré quelques fautes de la part de celui qu'on appelle malheureux; fautes que des conjectures plus fines & une prudence plus consommée auroient pû faire éviter: au lieu qu'il est toûjours impossible de prévoir, & déraisonnable de supposer qu'un homme sera heureux ou malheureux dans une affaire qu'il est question d'entreprendre.

Nous finirons cet article par une remarque: c'est qu'il y a peu de matiere sur laquelle la Philosophie, tant ancienne que moderne, se soit autant exercée que sur celle - ci. Un auteur (Frider. Arpe, theatrum fati) compte jusqu'à cent soixante & tant d'écrivains qui ont traité ce sujet dans des ouvrages particuliers. La lecture de tous ces écrits ne pourroit pas donner des idées nettes sur le sujet que nous venons de traiter, & ne serviroit peut - être qu'à mettre beaucoup de confusion dans l'esprit. Ce qui nous fournit une réflexion que nous soûmettons au jugement des lecteurs, c'est qu'on ne lit point la bonne Métaphysique; il faut la faire, c'est une nourriture qu'il faut digérer soi - même, si l'on veut qu'elle apporte la vie & la santé. Il me semble qu'une recherche métaphysique est un problème à résoudre: il faut avoir les données, mais on ne doit emprunter la solution de personne. Je me suis efforcé de suivre cette maxime; & je crois que c'est faute de l'observer, que la Métaphysique a demeuré si long - tems sans faire de progrès. Celui qui observe la Nature & celui qui l'employe, peuvent suivre les traces de ceux qui les ont précédés. Dans la route immense qu'ils ont à parcourir, ils doivent partir du point où les hommes ont été conduits par les expériences, & c'est à eux à en faire de nouvelles en supposant les anciennes; mais malheur à la Philosophie, si le métaphy<pb->

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