ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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Comptez maintenant les milliers d'esclaves que le fanatisme a faits, soit en Asie, où l'incirconcision étoit une tache d'infamie; soit en Afrique, où le nom de chrétien étoit un crime; soit en Amérique, où le prétexte du baptême étouffa l'humanité. Comptez les milliers d'hommes que le monde a vû périr, ou sur les échafauds dans les siecles de persécution, ou dans les guerres civiles par la main de leurs concitoyens, ou de leurs propres mains par des macérations excessives. La terre devient un lieu d'exil, de péril & de larmes: ses habitans ennemis d'eux - mêmes & de leurs semblables, vont partager la couche & la nourriture des ours: tremblans entre l'enfer & le ciel qu'ils n'osent regarder, les cavernes retentissent des gémissemens des criminels & du bruit des supplices. Ici les viandes sont proscrités comme une semence de corruption; là le vin est prohibé comme une production de satan. Les abstinens appellent le mariage une invention des enfers; & pour mieux garder la continence, ils se mettent dans l'impossibilité de la violer. Plusieurs, après avoir attenté sur eux - mêmes, rendent ce service à tous les étrangers qui passent chez eux, malgré qu'ils résistent au nouveau signe d'alliance. Les hermitages deviennent la prison des rois & le palais des pauvres, tandis que les temples sont la retraite des voleurs. On entend pendant la nuit des pénitens vagabonds traîner des chaînes, dont le bruit effrayant jette la consternation dans les ames superstitieuses. On voit courir par bandes des gens à deminuds qui se déchirent à coups de foüet. On se voile le visage à l'occasion d'un tremblement de terre. On passe des jours entiers les bras attachés à une croix, jusqu'à mourir de ces pieux excès. L'Italie, l'Allemagne & la Pologne sont inondées de ces maniaques destructeurs de leur être; mais ces flagellations, aussi pernicieuses aux moeurs qu'à la santé, tombent enfin par le mépris; correctif bien plus sûr que la persécution. En effet il n'y a pas de doute qu'ils ne fussent tous moits sur la place, plûtôt que de mettre bas leurs armes de pénitence, si l'on eût tenté de les leur arracher par force; tant les vaines terreurs de l'imagination dans les uns, & l'amour de quelque indépendance dans les autres, rendent les ames furieûses & redoutables. Aussi quand vous verrez des hommes renoncer à tout pour un seul objet, craignez de les troubler dans la possession de ce qui leur reste, parce que la violence de vos efforts rendroit leur cause bonne, fût - elle injuste; la compassion vous attirera des ennemis, & à eux des partisans, puis des fauteurs, enfin des disciples dont le nombre se multipliera à proportion de vos rigueurs. Gardez - vous sur - tout d'en faire des victimes; car c'est par la persécution qu'on a vû dans une religion de patience & de soûmission, s'élever l'abominable doctrine du tyrannicide, appuyée sur douze raisons en l'honneur des douze apôties; & ce qu'on aura de la peine à croire, c'est qu'elle fut établie pour justifier l'attentat d'un prince contre son propre sang. Après que les souverains eurent pris le prétexte de la religion pour étendre leur domination, ils furent obligés de subir un joug qu'ils avoient eux - mêmes imposé, & de se conformer à un droit abusif que la main dont ils l'avoient emprunté, reclama contr'eux. La puissance qui autorisa les conquêtes sur les nations infidelles, cimenta sur ces fondemens la déposition des conquérans rebelles, & les donations établirent les réserves, par des conséquences aussi pernicieuses que les principes étoient injustes. Dès qu'il y eut des hommes assez bons, ou plûtôt assez méchans pour accepter le titre de rois in partibus, on ne dut plus s'étonner qu'il se formât une secte d'assassins, ennemis sacrés de la royauté. Des monarques accoûtumés de marcher à l'appel d'un seul homme, ne demanderent plus où, ni pourquoi, & confondirent dans leurs ligues les rivaux d'un chef ambitieux, avec les ennemis de la religion. L'enseigne des clés fut aussi respectée que l'étendart de la croix, parce que celle - ci étoit sortie des temples, sa véritable place, pour entrer dans les camps, où elle fut profanée. Il y a des abus accidentels qu'on ne peut ni prévenir ni prévoir; mais quand ils naissent essentiellement de la chose, on ne sauroit y remédier de trop bonne heure. Dès la premiere croisade, on pouvoit s'assûrer qu'il faudroit un jour en lever une contre les croisés même. L'ambition aveugle saisit le moment & le côté favorable, sans envisager les suites fâcheuses de ces usurpations; & quand elle se trouve liée par sa propre injustice, il n'est plus tems d'invoquer des droits qu'on a violés. Auroit - on vû dans deux vastes états une pépiniere d'enfans sortir de leurs familles, pour aller à six cents lieues battre les ennemis du baptême, si le mauvais exemple de leurs parens n'eût autorisé ce ridicule emportement? Auroit - on vû, si l'on n'avoit mal économisé les thrésors spirituels, & distribué sans discernement les palmes que la religion accorde aux martyrs, une armée de bergers, de voleurs, d'hommes bannis & excommuniés, sous le nom de ribauts & de pastoureaux, attaquer les rois & le clergé, desoler le patrimoine de l'état & de l'église, jusqu'à ce qu'un boucher ayant renversé le pasteur d'un coup de coignée, la populace se jettât sur le troupeau, & l'assommât comme du bétail ordinaire? L'allégorie des deux glaives & des deux luminaires a fait plus de ravage que l'ambition des Tamerlan & des Genghis. Graces au ciel, il n'est plus de puissance qui se prétende établie sur les nations & sur les souverains, pour planter & pour arracher les couronnes, pour juger de tout & n'être jugée de personné. Pourquoi regarder l'hérésie comme un crime inexpiable? eh! n'a - t - on pas une raison de le pardonner dans ce monde, dès qu'il ne se pardonne point dans l'autre? Pourquoi faire mourir dans les supplices un ordre de guerriers qu'il suffisoit d'éteindre? Voyez Templiers. La persécution enfante la révolte, & la révolte augmente la persécution. Ce n'est pas qu'on doive tolérer l'audace du premier insensé qui vient troubler l'état par ses visions ou ses opinions; mais si les maîtres de la morale violent la foi des sermens & des traités envers des novateurs, il est indubitable que leurs sectateurs, jugeant de la doctrine par les oeuvres (méthode assez conséquente, quoi qu'on en dise), ne mettront pas la vérité du côté de l'injustice, & se prendront d'un saint enthousiasme pour ces prétendus martyrs de l'erreur: alors on verra sortir de leurs cendres des étincelles qui mettront tout un royaume en combustion.

Toutes les horreurs de quinze siecles renouvellées plusieurs fois dans un seul, des peuples sans défense égorgés aux piés des autels, des rois poignardés ou empoisonnés, un vaste état réduit à sa moitié par ses propres citoyens, la nation la plus belliqueuse & la plus pacifique divisée d'avec elle - même, le glaive tiré entre le fils & le pere, des usurpateurs, des tyrans, des bourreaux, des parricides & des sacriléges violant toutes les conventions divines & humaines par esprit de religion; voilà l'histoire du fanatisme & ses exploits.

Qu'est - ce donc que le fanatisme? c'est l'effet d'une fausse couscience qui abuse des choses sacrées, & qui asservit la religion aux caprices de l'imagination & aux déréglemens des passions.

En général il vient de ce que la plûpart des législateurs ont eu des vûes trop étroites, ou de ce qu'on a passé les bornes qu'ils se prescrivoient. Leurs lois n'étoient faites que pour une société choisie. Etendues par le zèle à tout un peuple, & transportées par l'ambition d'un climat à l'autre, elles devoient changer & s'accommoder aux circonstances des lieux & [p. 398] des personnes. Mais qu'est - il arrivé? c'est que certains esprits d'un caractere plus analogue à celui du petit troupeau pour lequel elles avoient été faites, les ont reçûes avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres & même les martyrs, plûtôt que de démordre d'un seul iota. Les autres au contraire moins ardens, ou plus attachés à leurs préjugés d'éducation, ont lutté contre le nouveau joug, & n'ont consenti à l'embrasser qu'avec des adoucissemens; & de - là le schisme entre les rigoristes & les mitigés, qui les rend tous furieux, les ans pour la servitude, & les autres pour la liberté.

Les sources particulieres du fanatisme sont,

1°. Dans la nature des dogmes; s'ils sont contraires à la raison, ils renversent le jugement, & soûmettent tout à l'imagination, dont l'abus est le plus grand de tous les maux. Les Japonois, peuples des plus spirituels & des plus éclaires, se noyent en l'honneur d'Amida leur dieu sauveur, parce que les absurdités dont leur religion est pleine leur ont troublé le cerveau. Les dogmes obscurs engendrent la multiplicité des explications, & par celles - ci la division des sectes. La vérité ne fait point de fanatiques. Elle est si claire, qu'elle ne souffre guere de contradictions; si pénétrante, que les plus furieuses ne peuvent rien diminuer de sa joüissance. Comme elle existe avant nous, elle se maintient sans nous & malgré nous par son évidence. Il ne suffit donc pas de dire que l'erreur a ses martyrs; car elle en a fait beaucoup plus que la vérité, puisque chaque secte & chaque école compte les siens.

2°. Dans l'atrocité de la morale. Des hommes pour qui la vie est un état de danger & de tourment continuel, doivent ambitionner la mort ou comme le terme, ou comme la récompense de leurs maux: mais quels ravages ne fera pas dans la société celui qui desire la mort, s'il joint aux motifs de la souffrir des raisons de la donner? On peut donc appeller fanatiques, tous ces esprits outrés qui interpretent les maximes de la religion à la lettre, & qui suivent la lettre à la rigueur; ces docteurs despotiques qui choisissent les systèmes les plus révoltans; ces casuistes impitoyables qui desesperent la nature, & qui, après vous avoir arraché l'oeil & coupé la main, vous disent encore d'aimer parfaitement la chose qui vous tyrannise.

3°. Dans la confusion des devoirs. Quand des idées capricieuses sont devenues des préceptes, & que de legeres omissions sont appellées de grands crimes, l'esprit qui succombe à la multiplicité de ses obligations, ne sait plus auxquelles donner la préférence: il viole les essentielles par respect pour les moindres: il substitue la contemplation aux bonnes oeuvres, & les sacrifices aux vertus sociales: la superstition prend la place de la loi naturelle, & la peur du sacrilege conduit à l'homicide. On voit au Japon une secte de braves dogmatistes qui décident toutes les questions, & tranchent toutes les difficultés à coups de sabre; & ces mêmes hommes qui ne se font point un scrupule de s'égorger, épargnent très - religieusement les insectes. Dès qu'un zele barbare a fait un devoir du crime, est - il rien d'inhumain qu'on ne tente? Ajoûtez à toute la férocité des passions, les craintes d'une conscience égarée, vous étoufferez bientôt les sentimens de la nature. Un homme qui se méconnoît lui - même au point de se traiter cruellement, & de faire consister l'esprit de pénitence dans la privation & l'horreur de tout ce qui a été fait pour l'homme, ne ramenera - t - il pas son pere à coups de bâton dans le desert qu'il avoit quitté? Un homme pour qui un assassinat est un coup de fortune éternelle, doutera - t - il un moment d'immoler celui qu'il appelle l'ennemi de Dieu & de son culte? Un arminien poursuivant un gomariste sur la glace, tombe dans l'eau; celui<cb-> ci s'arrête & lui tend la main pour le tirer du péril: mais l'autre n'en est pas plûtôt sorti, qu'il poignarde son libérateûr. Que pensez - vous de cela?

4°. Dans l'usage des peines diffamantes, parce que la perte de la réputation entraîre bien des maux réels. Les révolutions doivent être plus fréquentes, ou les abus affreux, dans les pays où tombent ces foudres invisibles qui rendent un prince odieux à tout son peuple. Mais heureusement il n'y a que ceux qui n'en sont pas frappés, qui les craignent; car un monarque n'a pas toûjours la foiblesse, comme Henri II. roi d'Angleterre, ou comme Loüis le Débonnaire, de subir le châtiment des esclaves pour redevenir roi.

5°. Dans l'intolérance d'une religion à l'égard des autres, ou d'une secte entre plusieurs de la même religion, parce que toutes les mains s'arment contre l'ennemi commun. La neutralité même n'a plus lieu avec une puissance qui veut dominer; & quiconque n'est pas pour elle, est contr'elle. Or quel trouble ne doit - il pas en résulter? la paix ne peut devénir générale & solide que par la destruction du parti jaloux, car si cette branche venoit à ruiner toutes les autres, elle seroit bien - tôt en guerre avec elle - même: ainsi le qui vive ne cessera qu'après elle. L'intolérance qui prétend mettre fin à la division, doit l'augmenter nécessairement. Il suffit qu'on ordonne à tous les hommes de n'avoir qu'une façon de penser, dès - lors chacun devient enthousiaste de ses opinions jusqu'à mourir pour leur défense. Il s'ensuivroit de l'intolérance, qu'il n'y a point de religion faite pour tous les hommes; car l'une n'admet point de savans, l'autre point de rois, l'autre pas un riche; celle - là rejette les enfans, celle - ci les femmes; telle condamne le mariage, & telle le célibat. Le chef d'une secte en concluoit que la religion étoit un je ne sai quoi composé de l'esprit de Dieu & de l'opinion des hommes: il ajoûtoit qu'il falloit tolérer toutes les religions pour avoir la paix avec tout le monde: il périt sur un échafaud.

6°. Dans la persécution. Elle naît essentiellement de l'intolérance. Si le zele a fait quelquefois des persécuteurs, il faut avoüer que la persécution a fait encore plus de zélateurs. A quels excès ne se portent pas ceux - ci, tantôt contre eux - mêmes, bravant les supplices; tantôt contre leurs tyrans, prenant leur place, & ne manquant jamais de raison pour courir tour - à - tour au feu & au sang?

Il courut dans le xj. siecle un sléau, miraculeux selon le peuple, qu'on appella la maladie des ardens. C'étoit une espece de feu qui dévoroit les entrailles. Tel est le fanatisme, cette maladie de religion qui porte à la tête, & dont les symptomes sont aussi différens que les caracteres qu'elle attaque. Dans un tempérament flegmatique, elle produit l'obstination qui fait les zélateurs; dans un naturel bilieux, elle devient une phrénésie qui fait les sicaires, noms part culiers aux fanatiques d'un siecle, & qu'on peut étendre à toute l'espece divisée en deux classes. La premiere ne sait que prier & mourir; la seconde veut regner & massacrer: ou peut - être est - ce la même sureur qui, dans toutes les sectes, fait tour - à - tour des martyrs & des persécuteurs selon les tems. Venons maintenant aux symptomes de cette maladie.

Le premier & le plus ordinaire est une sombre mélancolie causée par de profondes méditations. Il est difficile de rêver long - tems à certains principes, sans en tirer les conséquences les plus terribles. Je suis étranger sur la terre, ma patrie est au ciel, la béatitude est reservée aux pauvres, & l'enfer préparé pour les riches, & vous voulez que je cultive le Commerce & les Arts, que je reste sur le throne, que je garde mes vastes domaines? Peut - on être chrétien & César tout - à - la - fois? .... Heureux ceux qui pleurent & qui souffrent; que tous mes pas soient

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