ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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La défection enveloppe une ville entiere dans la proscription, & tous ses habitans périssent dans les flammes. L'obstination & la rigueur s'engendrent mutuellement, & se reproduisent tour - à - tour. Mais quel dut être l'étonnement des Payens, continuent les historiens ecclésiastiques, quand ils virent les Chrétiens devenus plus nombreux par la persécution, se déclarer une guerre plus implacable que celle des Nérons & des Domitiens, & continuer entr'eux les hostilités de ces monstres? Au défaut d'autres armes, ils s'attaquent d'abord par la calomnie, sans songer qu'on ne se fait point des amis, de tous ceux qu'on suscite contre ses ennemis. On accuse les uns d'adorer Caïn & Judas, pour s'encourager à la méchanceté; les autres de pétrir les azymes avec le sang des enfans immolés: on reproche à ceux - là des impudicités infâmes, à ceux - ci des commerces diaboliques. Nicolaïtes, Carpocratiens, Montanistes, Adamites, Donatistes, Ariens, tout cela confondu sous le nom de chrétiens, donne aux idolatres la plus mauvaise idée de la religion des saints. Ceux - ci, coupables à force de piété, renversent un temple de la fortune; & les Payens, aussi fanatiques pour leurs dieux que quelques - uns de leurs ennemis contre les idoles, commettent des atrocités inoüies, jusqu'à ouvrir le ventre à des vierges vivantes, pour faire manger du blé, parmi leurs entrailles, à des pourceaux. Jérusalem, cette boucherie des Juifs, devient aussi celle des Chrétiens, qui y sont vendus par milliers à leurs freres de l'ancien Testament. Ceux - ci ont la cruauté de les acheter, pour en faire mourir de sang - froid quatre - vingt - dix mille: & comme si les Chrétiens avoient été la cause du massacre des onze cents mille ames qui périrent pour l'accomplissement des prédictions; au lieu d'attribuer ces châtimens, avec Josephe leur historien, à l'impiété des zélés qui avoient répandu le sang des ennemis dans le temple, ils rejettent sur le christianisme toute la haine dont l'univers les accable; &, ce que le fanatisme a pû seul inspirer, ils scient les prisonniers, mangent leur chair, s'habillent de leur peau, & se font des ceintures de leurs entrailles. Cet excès de vengeance cause des représailles qui font consumer dix - huit cents mille ames par le fer & par le feu.

Mais voici le fanatisme qui, l'alcoran d'une main & le glaive de l'autre, marche à la conquête de l'Asie & de l'Afrique. C'est ici qu'on peut demander si Mahomet étoit un fanatique, ou bien un imposteur. Il fut d'apord un fanatique, & puis un imposteur; comme on voit parmi les gens destinés par état au culte des autels, les jeunes plus souvent enthousiastes, & les vieillards hypocrites; parce que le fanatisme est un égarement de l'imagination qui domine jusqu'à un certain âge, & l'hypocrisie une réflexion de l'intérêt, qui agit de sang - froid & avec de longues combinaisons. C'est ainsi que Jurieu (s'il faut en croire les historiens d'un parti contraire au sien) disoit des prétendus prophetes du Vivarès, qu'ils pouvoient bien être devenus fripons, mais qu'ils avoient été prophetes. La jeunesse emportée par la précipitation du sang, saisit de la meilleure foi toutes les idées de religion ou de morale outrées, & se laisse toûjours aller trop avant; mais détrompé de jour en jour par l'expérience, on tâche d'achever sa route en biaisant, parce qu'on ne peut tout - à - fait reculer sans se perdre. On rabat alors de ses maximes tout ce que l'enthousiasme y avoit ajoûté de faux ou de pernicieux; on modifie un peu l'austérité de ses principes; enfin on tire de ses illusions tout le parti qui se présente, & cela s'exécute sourdement par l'amour - propre dans les ames les plus pures: car remarquez que le fanatisme ne regne guere que parmi ceux qui ont le coeur droit & l'esprit faux, trompés dans les principes, & justes dans les conséquences; & que semblables aux chevaux ombrageux, on les guériroit en les familiarisant avec les objets de leur vaine frayeur. Mahomet une fois desabusé, il lui en coûta moins de soûtenir son illusion par des mensonges, que d'avoüer qu'il s'étoit égaré: son génie ardent lui avoit fait voir ce qui n'étoit pas, un archange Gabriel, un prophete dans lui - même; & quand il se fut assez rempli de son vertige pour le communiquer, il ne lui fut pas difficile d'entretenir dans les esprits un mouvement qui avoit cessé dans le sien. D'ailleurs, comment n'eût - il pas conservé une sorte de confiance obscure en ce qui le servoit si bien? Mais ce n'est pas assez de répondre à cette question, si l'on ne demande grace aux lecteurs pour l'avoir faite: car il est peut - être contre le droit des gens, & contre les égards que les nations se doivent entr'elles, de jetter de pareilles imputations sur les législateurs mêmes qui les ont séduites; parce que le préjugé qui leur déguise la force des preuves d'une religion contraire, semble les autoriser à la récrimination. Ainsi, loin d'approuver celui qui mettroit sur la scene un prophete étranger pour le joüer ou le combattre; tandis que le spectateur bat des mains & applaudit à son heureuse audace, le sage peut dire au grand poëte: si votre but avoit été d'insulter un homme célebre, ce seroit une injure à sa nation; mais si vous ne vouliez que décrier l'abus de la religion, est - ce un bien pour la vôtre? A Dieu ne plaise qu'on prétende justifier un culte aussi contraire à la dignité de l'homme; mais comme on parle ici pour toutes les nations & pour tous les siecles, on deviendroit suspect au grand nombre des lecteurs qui veulent s'éclairer en s'accommodant au langage d'une legere portion de la terre. Ceux qui sont persuadés, n'ont pas besoin de preuves; & ceux qui ne le sont pas, sans doute ne veulent pas l'être: ainsi ne balancez pas à détester le fanatisme par - tout où vous le verrez, fût - il au milieu de vous.

Parcourez tous les ravages de ce fléau, sous les étendarts du croissant, & voyez dès les commencemens, un Calife assûrer l'empire de l'ignorance & de la superstition en brûlant tous les livres, comme inutiles, s'ils sont conformes au livre de Dieu; ou comme pernicieux, s'ils lui sont contraires: raisonnement trop politique pour être divin. Bientôt un autre Calife contraindra les Chrétiens à la circoncision, tandis qu'un empereur chrétien force les Juifs à recevoir le baptême; zele d'autant plus blâmable dans celui - ci, qu'il professoit une religion de grace & de miséricorde. Chez le peuple conquérant, la victoire est appellée le jugement de Dieu; & deux religions opposées mettent au rang des notes de leur divinité, la prospérité temporelle, comme si le royaume de J. C. étoit de ce monde. Des chrétiens trop fervens osent maudire Mahomet à la face des Sarrasins; & ceux - ci, par un zele aussi barbare que celui des autres pouvoit être indiscret, coupent la tête aux blasphémateurs, & rasent les églises.

Mais voici d'autres fureurs & d'autres spectacles (Pardon, ô religion sainte, si je rouvre ici tes plaies, & la source de tes larmes éternelles). Toute l'Europe passe en Asie par un chemin inondé du sang des Juifs qui s'égorgent de leurs propres mains, pour ne pas tomber sous le fer de leurs ennemis. Cette épidémie dépeuple la moitié du monde habité; rois, pontifes, femmes, enfans & vieillards, tout cede au vertige sacré qui fait égorger pendant deux siecles des nations innombrables sur le tombeau d'un Dieu de paix. C'est alors qu'on vit des oracles menteurs, des hermites guerriers; les monarques dans les chaires, & les prélats dans les camps; tous les états se perdre dans une populace insensée; les monts & les mers franchies; de légitimes possessions abandonnées, pour voler à des conquêtes qui n'étoient plus [p. 396] la Terre promise; les moeurs, toûjours plus saines dans leur climat naturel, se corrompre sous un ciel étranger; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avoit jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle; des milliers de soldats égarés sous plusieurs chefs, n'en reconnoître aucun, hâter leur défaite par la défection, & cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenant la fureur des conquêtes éloignées, à peine l'Europe avoit réparé ses pertes, que la découverte d'un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. ce terrible mot, allez & forcez, l'Amérique fut desolée & ses habitans exterminés; l'Afrique & l'Europe s'épuiserent en vain pour la repeupler; le poison de l'or & du plaisir ayant énervé l'espece, le monde se trouva desert, & fut menacé de le devenir tous les jours davantage, par les guerres continuelles qu'allumera sur notre continent l'ambition de s'étendre dans ces îles étrangeres. Voilà pourtant où nous ont conduits les progrès du fanatisme! Quand le plus humain des législateurs envoya des pêcheurs annoncer sa doctrine à toute la terre comme une bonne nouvelle, pensoit - il qu'on abuseroit un jour de sa parole pour bouleverser l'univers? Il vouloit lier tous les hommes par le même esprit de charité, qu'ils vissent la lumiere avant de croire à sa mission; mais le flambeau de la guerre n'étoit pas celui de son évangile. Il laissoit les armes aux faux prophetes qui n'auroient ni la raison ni l'exemple pour eux. Connoissant que l'hypocrisie endurcit les ames & que l'ignorance les abrutit; que des aveugles conduits par des méchans, sont un spectacle affligeant pour le ciel, & tout - à - fait deshonorant pour la nature humaine; il vouloit gagner & persuader, attacher les inerédules par le sentiment, & retenir les libertins par la conviction. Les nations idolatres devroient - elles lui reprocher, que depuis deux mille ans la terre éprouve les plus sanglantes révolutions dans toutes les contrées, où sa loi pure a pénétré? Qu'est - ce donc, disent elles, qui a fait des esclaves en Amérique, & des rebelles au Japon? seroit - ce la contradiction qui regne entre le dogme & la morale? non. Mais la fureur des passions soûlevées par un levain de fanatisme; peut - être l'aheurtement à des opinions, qui n'ayant point leurs racines dans l'esprit humain, ni leur modele dans la nature, ne peuvent se soûtenir que par des ressorts violens; la confusion des idées, l'inévidence des principes, le mélange du faux & du vrai plus funeste qu'une ignorance absolue, causent cette alternative de bien & de mal qui fait de l'homme un monstre composé de tous les autres. Est - il bien surprenant, quand il ne suivra plus le fil de la raison, le plus céleste de tous les dons, qu'un roi de Perse immole au soleil son dieu, ceux qu'il appelle les disciples du crucifié, & qu'un prince chrétien aille brûler le temple du feu, & la ville des adorateurs du soleil; qu'on voye pendant dix siecles deux empires divisés par un seul mot; qu'un conquérant fasse voeu d'exterminer tous les ennemis du prophete, comme ceux - ci se voüoient depuis deux cents ans au massacre des infideles, & qu'il détruise l'empire d'Orient aux acclamations des Occidentaux, qui bénitont le ciel d'avoir puni leurs freres schismatiques par la main des ennemis communs? Est - il possible que les rois condamnent à mort tous les sujets de leurs états qui veulent retourner au paganilme, parce que la nouvelle religion ne leur convient pas; que les peuples excédés de la tyrannie de leurs conquérans, renoncent à cette même religion qu'ils ont reçûe par force; que dans la réaction des soûlevemens, ils s'oublient jusqu'à trépaner les prêtres & raser les églises, & qu'enfin pour une église détruite, on égorge toute une nation? Prenez garde de vous laisser séduire à ce ton emphatique; ouvrez les annales de toutes les religions, & jugez vous - même.

Au reste, si les excès de l'ambition se trouvent ici confondus avec les égaremens du fanatisme, on sait que l'une est le vice des chefs, & l'autre la maladie du peuple. C'est aux lecteurs clairvoyans à démêler les nuances étrangeres dans la teinture dominante. Ceux - là ne commettront pas l'injustice de rejetter sur la religion, des abus qui viennent de l'ignorance des hommes. Le christianisme est la meilleure école d'humanité. Une loi, dit un auteur qu'aucun parti ne desavoüera, quelle que fût sa croyance; « une loi qui ordonne à ses disciples d'aimer tous les hommes, sans en excepter même leurs ennemis; qui leur défend de persécuter ceux qui les haïssent, & de haïr ceux qui les persécutent »: cette loi ne leur permet pas de maudire ceux qui bénissent Dieu dans une autre langue. Ce n'est pas à elle qu'on imputera ces fleuves de sang que le fanetisme a fait couler.

Parçourez donc la surface de la terre: & après avoir vû d'un coup - d'oeil tant d'étendarts déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares, tant d'ordres militaires fondés pour convertir les infideles à coups d'épée, s'entr'égorger aux piés de l'autel qu'ils devoient défendre; détournez vos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocens & des malheureux, pour juger les vivans comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente. Suspect, convaincu, pénitent & relaps; qualifications odieuses qu'inventa la tyrannie, afin que personne ne pût se dérober aux proscriptions: car ainsi que dans une forêt on a soin de marquer d'avance à l'écorce les arbres qu'on a résolu de couper, de même jettoit - on des notes d'hérésie ou de magie sur tous ceux qu'on vouloit dépouiller & brûler. S'il est vrai qu'apres les édits sanguinaires d'Adrien, qui fit périr un million d'hommes pour cause de religion, les Juifs ayant passé dans l'Arabie deserte, y établirent la loi de Moyse par la voie de l'inquisition; les voilà dans le cas de ce tyran qui fut brûlé dans un taureau d'airain, funeste invention de sa barbarie; mais ce n'est pas à des chrétiens de les en punir, eux qui professent la loi de miséricorde, & qui reprochent aux Juifs de n'avoir imité que le dieu des vengeances.

« Cette fausse idée de Dieu & de la religion, dit Tillotson, que nous ne craindrons pas de citer encore, les dépouille l'un & l'autre de toute leur gloire & de toute leur majesté. Séparer de la divinité la bonté & la miséricorde, & de la religion la compassion & la charité, c'est rendre inutiles les deux meilleures choses du monde, la divinité & la religion. Les Payens regardoient si fort la nature divine comme bonne & bienfaisante envers le genre humain, que les dieux immortels leur sembloient presque faits pour l'utilité & l'avantage des hommes. En effet lorsque la religion nous pousse à faire mourir les hommes pour l'amour de Dieu, & à les envoyer en enfer le plûtôt qu'il est possible, lorsqu'elle ne sert qu'à nous rendre enfans de la colere & de la cruauté, ce n'est plus une religion, mais une impiété. Il vaudroit mieux qu'il n'y eût point de révélation, & que la nature humaine eût été abandonnée à la direction de ses penchans ordinaires, qui sont beaucoup plus doux & plus humains, beaucoup plus convenables au repos & au bonheur de la société, que de suivre les maximes d'une religion qui inspireroit une fureur si insensée, & qui travailleroit à détruire le gouvernement de l'état, & les fondemens de la prospérité du genre humain ».

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