ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"264"> nes lois, on adopta de cette idée tout ce qu'elle a de pratique. La seule expérience suffit pour diriger les craintes, les desirs, & les actions des hommes les moins philosophes, relativement à l'ordre réel des choses, telles qu'elles existent hors de nous, & cela ne les empêche pas de continuer à confondre les sensations avec les objets même, lorsqu'il n'y a aucun inconvénient pratique. Mais malgré cette confusion, c'est toûjours sur le mouvement & la distance des objets, que se reglent nos craintes, nos desirs, & nos propres mouvemens: ainsi l'esprit dut s'accoûtumer à séparer totalement la sensation de la notion d'existence, & il s'y accoûtuma tellement, qu'on en vint à la séparer aussi de la notion de présence, ensorte que ce mot présence, signifie non - seulement l'existence d'un objet actuellement apperçû par les sens, mais qu'il s'étend même à tout objet renfermé dans les limites où les sens peuvent actuellement appercevoir, & placé à leur portée, soit qu'il soit apperçû ou non.

Dans ce système général des êtres qui nous environnent, sur lesquels nous agissons, & qui agissent sur nous à leur tour, il en est que nous avons vûs paroître & reparoître successivement, que nous avons regardés comme parties du système où nous sommes placés nous mêmes, & que nous cessons de voir pour jamais: il en est d'autres que nous n'avons jamais vûs, & qui se montrent tout - à - coup au milieu des êtres, pour y paroître quelque tems & disparoître enfin sans retour. Si cet effet n'arrivoit jamais que par un transport local qui ne fit qu'éloigner l'objet pour toûjours de la portée de nos sens, ce ne seroit qu'une absence durable: mais un médiocre volume d'eau, exposé à un air chaud, disparoît sous nos yeux sans mouvement apparent; les arbres & les animaux cessent de vivre, & il n'en reste qu'une très - petite partie méconnoissable, sous la forme d'une cendre legere. Par - là nous acquérons les notions de destruction, de mort, d'anéantissement. De nouveaux êtres, du même genre que les premiers, viennent les remplacer; nous prévoyons la fin de ceux - ci en les voyant naître, & l'expérience nous apprendra à en attendre d'autres après eux. Ainsi nous voyons les êtres se succéder comme nos pensées. Ce n'est point ici le lieu d'expliquer la génération de la notion du tems, ni de montrer comment celle de l'existence concourt avec la succession de nos pensées à nous la donner. Voyez Succession, Tems & Durée. Il suffit de dire que lorsque nous avons cessé d'attribuer aux objets ce rapport avec nous, qui leur rendoit commun le témoignage que nos propres pensées nous rendent de nous - mêmes, la mémoire, en nous rappellant leur image, nous rappelle en même tems ce rapport qu'ils avoient avec nous dans un tems, où d'autres pensées qui ne sont plus, nous rendoient témoignage de nous - mêmes, & nous disons que ces objets ont été; la mémoire leur assigne des époques & des distances dans la durée comme dans l'étendue. L'imagination ne peut suivre le cours des mouvemens imprimés aux corps, sans comparer la durée avec l'espace parcouru; elle conclura donc du mouvement passé & du lieu présent, de nouveaux rapports de distance qui ne sont pas encore; elle franchira les bornes du moment où nous sommes, comme elle a franchi les limites de la sensation actuelle. Nous sommes forcés alors de détacher la notion d'existence de tout rapport avec nous & avec la conscience de nos pensées qui n'existe pas encore, & qui n'existera peut - être jamais. Nous sommes forcés de nous perdre nous - mêmes de vûe, & de ne plus considérer pour attribuer l'existence aux objets que leur enchaînement avec le système total des êtres, dont l'existence ne nous est, à la vérité, connue que par leur rapport avec la nôtre, mais qui n'en sont pas moins indépendans, & qui n'existeront pas moins, lorsque nous ne serons plus. Ce système, par la liaison des causes & des effets, s'étend indéfiniment dans la durée comme dans l'espace. Tant que nous sommes un des termes auquel se rapportent toutes les autres parties par une chaîne de relations actuelles, dont la conscience de nos pensées présentes est le témoin, les objets existent. Ils ont existé, si pour en retrouver l'enchaînement avec l'état présent du système, il faut remonter des effets à leurs causes; ils existeront, s'il faut au contraire descendre des causes aux effets: ainsi l'existence est passée, présente, ou future, suivant qu'elle est rapportée par nos jugemens à différens points de la durée.

Mais soit que l'existence des objets soit passée, présente, ou future, nous avons vû qu'elle ne peut nous être certifiée, si elle n'a ou par elle - même, ou par l'enchaînement des causes & des effets, un rapport avec la conscience du moi, ou de notre existence momentanée. Cependant quoique nous ne puissions sans ce rapport assûrer l'existence d'un objet, nous ne sommes pas pour cela autorisés à la nier, puisqué ce même enchaînement de causes & d'effets établit des rapports de distance & d'activité entre nous & un grand nombre d'êtres, que nous ne connoissons que dans un très - petit nombre d'instans de leur durée, ou qui même ne parviennent jamais à notre connoissance. Cet état d'incertitude ne nous présente que la simple notion de possibilité, qui ne doit pas exclure l'existence, mais qui ne la renferme pas nécessairement. Une chose possible qui existe, est une chose actuelle; ainsi toute chose actuelle est existente, & toute chose existente est actuelle, quoiqu'existence & actualité ne soient pas deux mots parfaitement synonymes, parce que celui d'existence est absolu, & celui d'actualité est correlatif de possibilité.

Jusqu'ici nous avons développé la notion d'existence, telle qu'elle est dans l'esprit de la plûpart des hommes, ses premiers fondemens, la maniere dont elle a été formée par une suite d'abstractions de plus en plus générales, & très - différentes d'avec les notions qui lui sont relatives ou subordonnées. Mais nous ne l'avons pas encore suivie jusqu'à ce point d'abstraction & de généralité où la Philosophie l'a portée. En effet, nous avons vû comment le sentiment du moi, que nous regardons comme la source de la notion d'existence, a été transporté par abstraction aux sensations mêmes regardées comme des objets hors de nous; comment ce sentiment du moi a été généralisé en en séparant l'intelligence & tout ce qui caractérise notre être propre; comment ensuite une nouvelle abstraction l'a encore transporté des objets de la sensation à tous ceux dont les effets nous indiquent un rapport quelconque de distance ou d'activité avec nous - mêmes. Ce degré d'abstraction a suffi pour l'usage ordinaire de la vie, & la Philosophie seule a eu besoin de faire quelques pas de plus, mais elle n'a eu qu'à marcher dans la même route; car puisque les relations de distance & d'activité ne sont point précisément la notion de l'existence, & n'en sont en quelque sorte que le signe nécessaire, comme nous l'avons vû; puisque cette notion n'est que le sentiment du moi transporté par abstraction, non à la relation de distance, mais à l'objet même qui est le terme de cette abstraction, on a le même droit d'étendre encore cette notion à de nouveaux objets, en la resserrant par de nouvelles abstractions, & d'en séparer toute relation avec nous de distance & d'activité, comme on en avoit précédemment séparé la relation de l'être apperçu à l'être appercevant. Nous avons reconnu que ce n'étoit plus par le rapport immédiat des êtres avec [p. 265] nous, mais par leur liaison avec le système général, dont nous saisons partie, qu'il falloit juger de leur existence. Il est vrai que ce système est toûjours lié avec nous par la conscience de nos pensées présentes; mais il n'est pas moins vrai que nous n'en sommes pas parties essentielles, qu'il existoit avant nous, qu'il existera après nous, & que par conséquent le rapport qu'il a avec nous n'est point nécessaire pour qu'il existe, & l'est seulement pour que son existence nous soit connue: par conséquent d'autres systemes entierement semblables peuvent exister dans la vaste étendue de l'espace, isoles au milieu les uns des autres, sans aucune activité réciproque, & avec la seule relation de distance, puisqu'ils sont dans l'espace. Et qui nous a dit qu'il ne peut pas y avoir aussi d'auties systemes composés d'êtres qui n'ont pas, même entr'eux, ce rapport de distance, & qui n'existent point dans l'espace? Nous ne les concevons point. Qui nous a donne le droit de nier tout ce que nous ne concevons pas, & de donner nos idées pour bornes à l'univers? Nous - mêmes sommes - nous bien sûrs d'exister dans un lieu, & d'avoir avec aucun autre être des rapports de distance? Sommes - nous bien sûrs que cet ordre de sensations rapportées à des distances idéales les unes des autres, correspondent exactement avec l'ordre réel de la distance des êtres existans? Sommes - nous bien sûrs que la sensation qui nous rend témoignage de notre propre corps, lui fixe dans l'espace une place mieux determinée, que la sensation qui nous rend témoignage de l'existence des étoiles, & qui, nécessairement détournée par l'aberration, nous les fait toûjours voir où elles ne sont pas? Voyez Sensation & Substance spirituelle. Or si le moi, dont la conscience est l'unique source de la notion d'existence, peut n'être pas lui - même dans l'espace, comment cette notion renfermeroit - elle nécessairement un rapport de distance avec nous? Il faut donc encore l'en séparer, comme on en a séparé le rapport d'activité & celui de sensation. Alors la notion d'existence sera aussi abstraite qu'elle peut l'être, & n'aura d'autre signe que le mot même d'existence; ce mot ne répondra, comme on le voit, à aucune idée ni des sens ni de l'imagination, si ce n'est à la conscience du moi, mais généralisée & séparée de tout ce qui caractérise non - seulement le moi, mais même tous les objets auxquels elle a pû être transportée par abstraction. Je sai bien que cette généralisation renferme une vraie contradiction, mais toutes les abstractions sont dans le même cas, & c'est pour cela que leur généralité n'est jamais que dans les signes & non dans les choses (voyez Idée abstraite): la notion d'existence n'étant composée d'aucune autre idée particuliere que de la conscience même du moi, qui est nécessairement une idée simple, étant d'ailleurs applicable à tous les êtres sans exception, ce mot ne peut être, à proprement parler, défini, & il suffit de montrer par quels degrés la notion qu'il désigne a pû se former.

Je n'ai pas cru nécessaire pour ce développement, de suivre la marche du langage & la formation des noms qui répondent à l'existence, parce que je regarde cette notion comme fort anterieure aux noms qu'on lui a donnés, quoique ces noms soient un des premiers progres des langues. Voyez Langues & Verbe substantif.

Je ne traiterai pas non plus de plusieurs questions agitées par les Scholastiques sur l'existence, comme si elle convient aux modes, si elle n'est propre qu'à des individus, &c. La solution de ces questions doit dépendre de ce qu'on entend par existence, & il n'est pas difficile d'y appliquer ce que j'ai dit. Voyez Identité, Substance, Mode , & Individu. Je ne me suis que trop étendu, peut - être, sur une analyse beaucoup plus difficile qu'elle ne paroîtra impor<cb-> tante; mais j'ai cru que la situation de l'homme dans la nature au milieu des autres êtres, la chaîne que ses sensations établissent entre eux & lui, & la maniere dont il envisage ses rapports avec eux, devoient être regardés comme les fondemens mêmes de la Philosophie, sur lesquels rien n'est à négliger. Il ne me reste qu'à examiner quelle sorte de preuves nous avons de l'existence des êtres extérieurs.

Des preuves de l'existence des êtres extérieurs. Dans la supposition où nous ne connoîtrions d'autres objets que ceux qui nous sont présens par la sensation, le jugement par lequel nous regardetions ces objets comme placés hors de nous, & répandus dans l'espace à différentes distances, ne seroit point une erreur; il ne seroit que le fait même de l'impression que nous éprouvons, & il ne tomberoit que sur une relation entre l'objet & nous, c'est - à - dire entre deux choses également idéales, dont la distance seroit aussi purement idéale & du même ordre que les deux termes. Car le moi auquel la distance de l'objet seroit alors comparé, ne seroit jamais qu'un objet particulier du tableau que nous offre l'ensemble de nos sensations, il ne nous seroit rendu présent, comme tous les autres objets, que par des sensations, dont la place seroit déterminée relativement à toutes les autres sensations qui composent le tableau, & il n'en différeroit que par le sentiment de la conscience, qui ne lui assigne aucune place dans un espace absolu. Si nous nous trompions alors en quelque chose, ce seroit bien plûtôt en ce que nous bornons cette conscience du moi à un objet particulier, quoique toutes les autres sensations répandues autour de nous soient peut - être également des modifications de notre substance. Mais puisque Rome & Londres existent pour nous lorsque nous sommes à Paris, puisque nous jugeons les êtres comme existans indépendamment de nos sensations & de notre propre existence, l'ordre de nos sensations qui se présentent à nous les unes hors des autres, & l'ordre des êtres placés dans l'espace à des distances réelles les unes des autres, forment donc deux ordres de choses, deux mondes séparés, dont un au moins (c'est l'ordre réel) est absolument indépendant de l'autre. Je dis un au moins, car les réflexions, les réfractions de la lumiere, & tous les jeux de l'Optique, les peintures de l'imagination, & sur - tout les illusions des songes, nous prouvent luffisamment que toutes les impressions des sens, c'est - à - dire les perceptions des couleurs, des sons, du froid, du chaud, du plaisir & de la douleur, peuvent avoir lieu, & nous représenter autour de nous des objets, quoique ceux - ci n'ayent aucune existence réelle. Il n'y auroit donc aucune contradiction à ce que le même ordre des sensations, telles que nous les éprouvons, eût lieu sans qu'il existât aucun autre être; & de - là naît une très - grande difficulté contre la certitude des jugemens que nous portons sur l'ordre réel des choses, puisque ces jugemens ne sont & ne peuvent être appuyés que sur l'ordre idéal de nos sensations.

Tous les hommes qui n'ont point élevé leur notion de l'existence, au - dessus du degré d'abstraction par lequel nous traniportons cette notion des objets immédiatement sentis, aux objets qui ne sont qu'indiqués par leurs effets & rapportés à des distances hors de la portée de nos sens (voyez la premiere partie de cet article), confondent dans leurs jugemens ces deux ordres de choses. Ils croyent voir, ils croyent toucher les corps, & quant à l'idée qu'ils se forment de l'existence des corps invisibles, l'imagination les leur peint revêtus des mêmes qualités sensibles; car c'est le nom qu'ils donnent à leurs propres sensations, & ils ne manquent pas d'attribuer ainsi ces qualités à tous les êtres. Ces hommes - là quand ils voyent un objet où il n'est pas, croyent que des images fausses

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