ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"262"> tre encore. Parmi ces objets ou grouppes de sensations qui composent ce tableau mouvant, il en est un qui, quoique renfermé dans des limites très - étroites en comparaison du vaste espace où flottent tous les autres, attire notre attention plus que tout le reste ensemble. Deux choses sur - tout le distinguent, sa présence continuelle, sans laquelle tout disparoît, & la nature particuliere des sensations qui nous le rendent présent: toutes les sensations du toucher s'y rapportent, & circonscrivent exactement l'espace dans lequel il est renfermé. Le goût & l'odorat lui appartiennent aussi; mais ce qui attache notre attention à cet objet d'une maniere plus irrésistible, c'est le plaisir & la douleur, dont la sensation n'est jamais rapportée à aucun autre point de l'espace. Par - là cet objet particulier, non - seulement devient pour nous le centre de tout l'univers, & le point d'où nous mesurons toutes les distances, mais nous nous accoûtumons encore à le regarder comme notre être propre; & quoique les sensations qui nous peignent la lune & les étoiles, ne soient pas plus distinguées de nous que celles qui se rapportent à notre corps, nous les regardons comme étrangeres, & nous bornons le sentiment du moi à ce petit espace circonscrit par le plaisir & par la douleur; mais cet assemblage de sensations auxquelles nous bornons ainsi notre être, n'est dans la réalité, comme tous les autres assemblages des sensations, qu'un objet particulier du grand tableau qui forme l'univers idéal.

Tous les autres objets changent à tous les instans, paroissent & disparoissent, s'approchent & s'éloignent les uns des autres, & de ce moi, qui, par sa présence continuelle, devient le terme nécessaire auquel nous les comparons. Nous les appercevons hors de nous, parce que l'objet que nous appellons nous, n'est qu'un objet particulier, comme eux, & parce que nous ne pouvons rapporter nos sensations à différens points d'un espace, sans voir les assemblages de ces sensations les uns hors des autres; mais quoiqu'apperçûs hors de nous, comme leur perception est toûjours accompagnée de celle du moi, cette perception simultanée établit entr'eux & nous une relation de présence qui donne aux deux termes de cette relation, le moi & l'objet extérieur, toute la réalité que la conscience assûre au sentiment du moi.

Cette conscience de la présence des objets n'est point encore la notion de l'existence, & n'est pas même celle de présence; car nous verrons dans la suite que tous les objets de la sensation ne sont pas pour cela regardés comme présens. Ces objets dont nous observons les distances & les mouvemens autour de notre corps, nous intéressent par les effets que ces distances & ces mouvemens nous paroissent produire sur lui, c'est - à - dire par les sensations de plaisir & de douleur dont ces mouvemens sont accompagnés ou suivis. La facilité que nous avons de changer à volonté la distance de notre corps aux autres objets immobiles, par un mouvement que l'effort qui l'accompagne nous empêche d'attribuer à ceux - ci, nous sert à chercher les objets dont l'approche nous donne du plaisir, à éviter ceux dont l'approche est accompagnée de doûleur. La présence de ces objets devient la source de nos desirs & de nos craintes, & le motif des mouvemens de notre corps, dont nous dirigeons la marche au milieu de tous les autres corps, précisément comme un pilote conduit une barque sur une mer semée de rochers & couverte de barques ennemies. Cette comparaison, que je n'employe point à titre d'ornement, sera d'autant plus propre à rendre mon idée sensible, que la circonstance où se trouve le pilote, n'est qu'un cas particulier de la situation ou se trouve l'homme dans la nature, environné, pressé, traversé, choqué par tous les êtres: suivons - la. Si le pilote ne pensoit qu'à éviter les ro<cb-> chers qui paroissent à la surface de la mer, le naufrage de sa barque, entre - ouverte par quelqu'écueil caché sous les eaux, lui apprendroit sans doute à craindre d'autres dangers que ceux qu'il apperçoit; il n'iroit pas bien loin non plus, s'il falloit qu'en partant il vît le port où il desire arriver. Comme lui, l'homme est bientôt averti par les effets trop sensibles d'êtres qu'il avoit cessé de voir, soit en s'eloignant, soit dans le sommeil, ou seulement en fermant les yeux, que les objets ne sont point anéantis pour avoir disparu, & que les limites de ses sensations ne sont point les limites de l'univers. De - là naît un nouvel ordre de choses, un nouveau monde intellectuel, aussi vaste que le monde sensible étoit borné. Si un objet emporté loin du spectateur par un mouvement rapide, se perd enfin dans l'éloignement, l'imagination suit son cours au - delà de la portée des sens, prévoit ses effets, mesure sa vitesse; elle conserve le plan des situations relatives des objets que les sens ne voyent plus; elle tire des lignes de communication des objets de la sensation actuelle à ceux de la sensation passée, elle en mesure la distance, elle en détermine la situation dans l'espace; elle parvient même à prévoir les changemens qui ont dû arriver dans cette situation, par la vîtesse plus ou moins grande de leur mouvement. L'expérience vérifie tous ses calculs, & dès - là ces objets absens entrent, comme les présens, dans le système général de nos desirs, de nos craintes, des motifs de nos actions, & l'homme, comme le pilote, évite & cherche des objets qui échappent à tous ses sens.

Voilà une nouvelle chaîne & de nouvelles relations par lesquelles les êtres supposés hors de nous se lient encore à la conscience du moi, non plus par la simple perception simultanée, puisque souvent ils ne sont point apperçûs du - tout, mais par la connexité qui enchaîne entr'eux les changemens de tous les êtres & nos propres sensations, comme causes & effets les uns des autres. Comme cette nouvelle chuine de rapports s'étend à une foule d'objets hors de la portée des sens, l'homme est forcé de ne plus confondre les êtres mêmes avec ses sensations, & il apprend ào distinguer les uns des autres, les objets présens, c'est - à - dire renfermés dans les limites de la sensation actuelle, & liés avec la conscience du moi par une perception simultanée; & les objets absens, c'est - à - dire des êtres indiqués seulement par leurs effets, ou par la mémoire des sensations passées que nous ne voyons pas, mais qui par un enchaînement quelconque de causes & d'effets, agissent sur ce que nous voyons; que nous verrions s'ils étoient placés dans une situation & à une distance convenable, & que d'autres êtres semblables à nous voyent peut - être dans le moment même; c'est - à - dire encore que ces êtres, sans nous être présens par la voie des sensations, forment entr'eux, avec ce que nous voyons & avec nous - mêmes, une chaîne de rapports, soit d'actions réciproques, soit de distance seulement; rapports dans lesquels le moi étant toûjours un des termes, la réalité de tous les autres nous est certifiée par la conscience de ce moi.

Essayons à - présent de suivre la notion de l'existence dans les progrès de sa formation. Le premier fondement de cette notion est la conscience de notre propre sensation, & le sentiment du moi qui résulte de cette conscience. La relation nécessaire entre l'être appercevant & l'objet apperçû, considéré hors du moi, suppose dans les deux termes la même réalité; il y a dans l'un & dans l'autre un fondement de cette relation, que l'homme, s'il avoit un langage, pourroit désigner par le nom commun d'existence ou de présence; car ces deux notions ne seroient point encore distinguées l'une de l'autre.

L'habitude de voir reparoitre les objets sensibles [p. 263] après les avoir perdus quelque tems, & de retrouver en eux les mêmes caracteres & la même action sur nous, nous a appris à connoître les êtres par d'autres rapports que par nos sensations, & à les en distinguer. Nous donnons, si j'ose ainsi parler, notre aveu à l'imagination qui nous peint ces objets de la sensation passée avec les mêmes couleurs que ceux de la sensation présente, & qui leur assigne, comme celle - ci, un lieu dans l'espace dont nous nous voyons environnés; & nous reconnoissons par conséquent entre ces objets imaginés & nous, les mêmes rapports de distance & d'action mutuelle que nous observons entre les objets actuels de la sensation. Ce rapport nouveau ne se termine pas moins à la conscience du moi, que celui qui est entre l'être apperçû & l'être appercevant; il ne suppose pas moins dans les deux termes la même réalité, & un fondement de leur relation qui a pû être encore désigné par le nom commun d'existence; ou plûtôt l'action même de l'imagination, lorsqu'elle représente ces objets avec les mêmes rapports d'action & de distance, soit entr'eux, soit avec nous, est telle, que les objets actuellement présens aux sens, peuvent tenir lieu de ce nom général, & devenir comme un premier langage qui renferme sous le même concept la réalité des objets actuels de la sensation, & celle de tous les êtres que nous supposons répandus dans l'espace. Mais il est très - important d'observer que ni la simple sensation des objets présens, ni la peinture que fait l'imagination des objets absens, ni le simple rapport de distance ou d'activité réciproque, commun aux uns & aux autres, ne sont précisément la chose que l'esprit voudroit désigner par le nom commun d'existence; c'est le fondement même de ces rapports, supposé commun au moi, à l'objet vû & à l'objet simplement distant, sur lequel tombent véritablement & le nom d'existence & notre affirmation, lorsque nous disons qu'une chose existe. Ce fondement commun n'est ni ne peut être connu immédiatement, & ne nous est indiqué que par les rapports différens qui le supposent: nous nous en formons cependant une espece d'idée que nous tirons par voie d'abstraction du témoignage que la conscience nous rend de nous - mêmes & de notre sensation actuelle; c'est - à - dire que nous transportons en quelque sorte cette conscience du moi sur les objets extérieurs, par une espece d'assimilation vague, démentie aussi - tôt par la séparation de tout ce qui caractérise le moi, mais qui ne suffit pas moins pour devenir le fondement d'une abstraction ou d'un signe commun, & pour être l'objet de nos jugemens. Voyez Abstraction & Jugement.

Le concept de l'existence est donc le même dans un sens, soit que l'esprit ne l'attache qu'aux objets de la sensation, soit qu'il l'étende sur les objets que l'imagination lui présente avec des relations de distance & d'activité, puisqu'il est toûjours primitivement renfermé dans la conscience même du moi généralisé plus ou moins. A voir la maniere dont les enfans prêtent du sentiment à tout ce qu'ils voyent, & l'inclination qu'ont eu les premiers hommes à répandre l'intelligence & la vie dans toute la nature; je me persuade que le premier pas de cette généralisation a été de prêter à tous les objets vûs hors de nous tout ce que la conscience nous rapporte de nous même, & qu'un homme, à cette premiere époque de la raison, auroit autant de peine à reconnoître une substance purement matérielle, qu'un matérialiste en a aujourd'hui à croire une substance purement spirituelle, ou un cartésien à recevoir l'attraction. Les différences que nous avons observées entre les animaux & les autres objets, nous ont fait retrancher de ce concept l'intelligence, & successivement la sensibilité. Nous avons vû qu'il n'avoit été d'abord étendu qu'aux objets de la sensation actuelle, & c'est à cette sensation rapportée hors de nous, qu'il étoit attaché, ensorte qu'elle en étoit comme le signe inséparable, & que l'esprit ne pensoit pas à l'en distinguer. Les relations de distance & d'activité des objets à nous, étoient cependant apperçûes; elles indiquoient aussi avec le moi un rapport qui supposoit également le fondement commun auquel le concept de l'existence emprunté de la conscience du moi, n'étoit pas moins applicable; mais comme ce rapport n'étoit présenté que par la sensation elle - même, on ne dut y attacher spécialement le concept de l'existence, que lorsqu'on reconnut des objets absens. Au défaut du rapport de sensation, qui cessoit d'être général, le rapport de distance & d'activité généralisé par l'imagination, & transporté des objets de la sensation actuelle à d'autres objets supposés, devint le signe de l'existence commun aux deux ordres d'objets, & le rapport de sensation actuelle ne fut plus que le signe de la présence, c'est - à - dire d'un cas particulier compris sous le concept général d'existence.

Je me sers de ces deux mots pour abréger, & pour designer ces deux notions qui commencent effectivement à cette époque à être distinguées l'une de l'autre, quoiqu'elles n'ayent point encore acquis toutes les limitations qui doivent les caractériser dans la suite. Les sens ont leurs illusions, & l'imagination ne connoît point de bornes: cependant & les illusions des sens & les plus grands écarts de l'imagination, nous présentent des objets placés dans l'espace avec les mêmes rapports de distance & d'activité, que les impressions les plus régulieres des sens & de la mémoire. L'expérience seule a pû apprendre à distinguer la différence de ces deux cas, & à n'attacher qu'à l'un des deux le concept de l'existence. On remarqua bien - tôt que parmi ces tableaux, il y en avoit qui se représentoient dans un certain ordre, dont les objets produisoient constamment les mêmes effets qu'on pouvoit prévoir, hâter ou fuir, & qu'il y en avoit d'autres absolument passagers, dont les objets ne produisoient aucun effet permanent, & ne pouvoient nous inspirer ni craintes ni desirs, ni servir de motifs à nos démarches. Dès - lors ils n'entrerent plus dans le système général des êtres au milieu desquels l'homme doit diriger sa marche, & l'on ne leur attribua aucun rapport avec la conscience permanente du moi, qui supposât un fondement hors de ce moi. On distingua donc dans les tableaux des sens & de l'imagination, les objets existans des objets simplement apparens, & la réalité de l'illusion. La liaison & l'accord des objets apperçus avec le système général des êtres déjà connus, devint la regle pour juger de la réalité des premiers, & cette regle servit aussi à distinguer la sensation de l'imagination dans les cas où la vivacité des images & le manque de points de comparaison auroit rendu l'erreur inévitable, comme dans les songes & les délires: elle servit aussi à démêler les illusions des sens eux - mêmes dans les miroirs, les réfractions, &c. & ces illusions une fois constatées, on ne s'en tint plus à séparer l'existence de la sensation; il fallut encore séparer la sensation du concept de l'existence, & même de celui de présence, & ne la regarder plus que comme un signe de l'une & de l'autre, qui pourroit quelquefois tromper. Sans developper avec autant d'exactitude que l'ont fait depuis les philosophes modernes, la différence de nos sensations & des êtres qu'elles représentent, sans savoir que les sensations ne sont que des modificatious de notre ame, & sans trop s'embarrasser si les êtres existans & les sensations forment deux ordres de choses entierement séparés l'un de l'autre, & liés seulement par une correspondance plus ou moins exacte, & relative à de certai<pb->

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