ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"152"> delà de l'usage des sens: mais les savans beaucoup plus livrés à la méditation, se forment une multitude d'idées factices & d'idées abstraites générales qui les égarent continuellement. Ainsi on ne peut les ramener à l'évidence, qu'en les assujettissant rigoureusement aux vérités réelles; c'est - à - dire aux sensations des objets, telles qu'on les a reçûes par l'usage des sens. Alors toute idée factice dispareit, & toute idée sommaire ou générale se réduit en sensations particulieres; car nous ne recevons par la voie des sens que des sensations d'objets particuliers. L'idée générale n'est qu'un résultat ou un ressouvenir imparfait & confus de ces sensations, qui sont trop nombreuses pour affecter l'esprit toutes ensemble & distinctement. Une similitude ou quelque autre rapport commun à une multitude de sensations différentes, forme tout l'objet de l'idée générale, ou du ressouvenir confus de ces sensations. C'est pourquoi il faut revenir à ces mêmes sensations en détail & distinctement, pour les reconnoître telles que nous les avons reçûes par la voie des sens, qui est l'unique source de nos connoissances naturelles, & l'unique principe de l'évidence des vérités réelles.

Il est vrai cependant que relativement aux bornes de l'esprit, les idées sommaires sont nécessaires; elles classent & mettent en ordre les sensations particulieres, elles savorisent & reglent l'exercice de la mémoire: mais elles ne nous instruisent point; leurs causes organiques sont, dans le méchanisme corporel de la mémoire, ce que sont les liasses de papier bien arrangées dans les cabinets des gens d'affaires; l'étiquete ou le titre de chaque liasse, marque celles où l'on doit trouver les pieces que l'on a besoin d'examiner. Les noms & les idées sommaires d'être, de substance, d'accident, d'esprit, de corps, de minéral, de végétal, d'animal, &c. sont les étiquetes & les liasses, où sont arrangées les radiations des esprits animaux qui reproduisent les sensations particulieres des objets: ainsi elles renaissent avec ordre, lorsque nous voulons examiner ces objets pour les connoître exactement.

39°. Que nous ne connoissons les rapports nécessaires entre nos sensations & les objets réels de nos sensations, qu'autant que nous en sommes suffisamment instruits par la mémoire; car, sans le ressouvenir du passé, nous ne pouvons juger sûrement de l'absence ou de la présénce des objets qui nous sont indiqués par nos sensations actuelles. Nous ne pouvons pas même distinguer les sensations que nous recevons par la mémoire, de celles qui nous sont procurées par la présence actuelle des objets. Par exemple, dans le reve, dans le délire, dans la folie, nous croyons que les objets absens, qui nous sont rappellés par la mémoire, sont présens; que nous les appereevons par l'usage actuel de nos sens, que nous les voyons, que nous les touchons, que nous les entendons; parce que nous n'avons alors aucune connoissance du passé qui nous instruise sûrement de l'absence de ces objets. Nous n'avons que le ressouvenir de leur présence & de leur apperception par la voie des sens; car soit que la mémoire nous les rappelle distinctement sous la forme que nous les avons apperçûs par les sens, soit qu'elle les confonde sous différentes formes qui les diversifient, elle ne nous rappelle dans tous ces cas que des idées que nous avons reçûes par la voie des sens. Ainsi dans l'oubli des connoissances qui peuvent nous instruire de l'absence des objets dont nous nous ressouvenons, nous jugeons que ces objets sont présens, & que nous les appercevons par l'usage actuel des sens; parce que nous ne les connoissons effectivement que par la voie des sens, & que nous n'avons aucune connoissance actuelle qui nous instruise de leur absence. Les rêves nous jettent prequémment dans cette erreur. Mais nous la reconnoissons sûrement à notre réveil, lorsque la mémoire est rétablie dans son exercice complet. Nous reconnoissons aussi que l'illusion des rêves ne contredit point la certitude des connoissances que nous avons acquises par l'usage des sens; puisque cette illusion ne consiste que dans des idées représentatives d'objets que nous n'avons connus que par cette voie. Si les rêves nous trompent, ce n'est donc pas relativement à la réalité de ces ob jets; car nous sommes assûrés que notre erreur n'a existé alors que par l'oubli de quelques connoissances, qui nous auroient instruits de la présence ou de l'absence de ces mêmes objets. En effet nous sommes forcés à notre réveil de reconnoître que dans les rêves, l'exercice corporel de la mémoire est en partie intercepté par un sommeil imparfait.

Cet état nous découvre plusieurs vérités: 1°. que le sommeil suspend l'exercice de la mémoire, & qu'un sommeil parfait l'intercepte entierement: 2°. que l'exercice de la mémoire s'exécute par le méchanisme du corps, puisqu'il est suspendu par le sommeil, ou l'inaction des facultés organiques du corps: 3°. que dans l'état naturel, l'ame ne peut suppléer en rien par elle - même aux idées dont elle est privée par l'interception de l'exercice corporel de la mémoire; puisqu'elle est absolument assujettie à l'erreur pendant les rêves, & qu'elle ne peut ni s'en appercevoir, ni s'en délivrer: 4°. que l'ame ne peut se procurer aucune idée, & qu'elle n'a point d'idées innées, puisqu'elle n'a en elle aucune faculté, aucune connoissance, aucune intelligence par lesquelles elle puisie par elle - même se desabuser de l'illusion des rêves: 5°. qu'il lui est inutile de penser pendant le sommeil, puisqu'elle ne peut avoir alors que des idées erronées & chimériques, qui changent son état, & forment un autre homme qui ignore dans ce moment s'il a déjà existé, & ce qu'il étoit auparavant.

40°. Que nous sommes aussi assûrés de l'existence, de la durée, de la diversité, & de la multiplicité des corps, ou des objets de nos sensations, que nous sommes assûrés de l'existence & de la durée de notre être sensitif. Car les objets sensibles font le fondement de nos connoissances, de notre mémoire, de notre intelligence, de nos raisonnemens, & la source de toute évidence. En effet nous ne parvenons à la connoissance de l'existence de notre être sensitif, que par les sensations que nous procurent les objets sensibles par l'usage des sens, & nous ne sommes assûrés de la fidélité de notre mémoire, que par le retour des sensations qui nous sont procurées de nouveau par l'exercice actuel des sens; car c'est l'exercice alternatif de la mémoire & des sens sur les mêmes objets, qui nous sont représentés par nos sensations, qui nous assûrent que la mémoire ne nous trompe point, lorsqu'elle nous rappelle le ressouvenir de ces objets. C'est donc par les sensations qui nous sont procurées par les objets, que ces objets eux - mêmes & leur durée nous sont indiqués, que nous avons acquis les connoissances qui nous sont rappeliées par la mémoire, & que la fidélité de la mémoire nous est prouvée avec certitude. Or sans la certitude de la fidélité de la mémoire, nous n'aurions aucune évidence de l'existence successive de notre être sensitif, ni aucune certitude dans nos jugemens. Nous ne pourrions pas même distinguer sûrement l'existence actuelle de notre être sensitif, d'avec celle de nos sensations, ni d'avec celle des causes de nos sensations, ni d'avec celle des objets de nos sensations. Nous ne pourrions pas non plus déduire une vérité d'une autre vérité, car la deduction suppose des idées consécutives qui exigent certitude de la mémoire. Sans la mémoire, l'être sensitif n'auroit que la sensation, ou l'idée de l'instant actuel; il ne pourroit pas tirer de cette sensation [p. 153] la conviction de sa propre existence; car il ne pourroit pas développer les rapports de cette suite d'idées, je pense, donc je suis. Il sentiroit, mais il ne connoîtroit rien; parce que sans la mémoire il ne pourroit réunir le premier commencement avec le premier progrès d'une sensation; il seroit dans un état de stupidité, qui excluroit toute attention, tout discernement, tout jugement, toute intelligence, toute évidence de vérités réelles; il ne pourroit ni s'instruire, ni s'assûrer, ni douter de son existence, ni de l'existence de ses sensations, ni de l'existence des causes de ses sensations, puisqu'il ne pourroit rien observer, rien démêler, rien reconnoitre; toutes ses idées seroient dévorées par l'oubli, à mesure qu'elles naîtroient; tous les instans de sa durée seroient des instans de naissance, & des instans de mort; il ne pourroit pas vérifier attentivement son existence par le sentiment même de son existence, ce ne seroit qu'un sentiment confus & rapide, qui se déroberoit continuellement à l'évidence.

Il est évident aussi que nous ne pouvons pas plus douter de la durée de l'existence des corps, ou des objets de nos sensations, que de la durée de notre propre existence; car nous ne pouvons être assûrés de la durée de notre existence que par la mémoire, & nous ne pouvons être instruits avec certitude par la mémoire, qu'autant que nous sommes certains qu'elle ne nous trompe pas: or nous ne sommes assûrés de la fidélité de notre mémoire, que parce que nous l'avons vérifiée par le retour des sensations que les mêmes objets nous procurent de nouveau par l'exercice actuel des sens. Ainsi la certitude de la fidélité de notre mémoire suppose nécessairement la durée de l'existence de ces mêmes objets, qui nous procurent en différens tems les mêmes sensatiens par l'exercice des sens. Nous ne sommes donc assûrés de la durée de notre existence, que parce que nous sommes assûrés par l'exercice alternatif de la mémoire & des sens, de la durée de l'existence des objets de nos sensations; nous ne pouvons donc pas plus douter de la durée de leur existence, que de la durée de notre existence propre. L'égoisme, ou la rigueur de la certitude réduite à la connoissance de moi - même, ne seroit donc qu'une abstraction captieuse, qui ne pourroit se concilier avec la certitude même que j'ai de mon existence: car cette certitude ne consiste que dans mes sensations qui m'instruisent de l'existence des corps, ou des objets de mes sensations, avec la même évidence qu'elles m'instruisent de mon existence. En effet, l'évidence avec laquelle nos sensations nous indiquent notre être sensitif, & l'évidence avec laquelle les mêmes sensations nous indiquent les corps, est la même; elle se borne de part & d'autre à la simple indication, & n'a d'autre principe que nos sensations, ni d'autre certitude que celle de nos sensations mêmes: mais cette certitude nous maîtrise & nous soûmet souverainement.

Cependant ne pourroit - on pas alléguer encore quelques raisons en faveur de l'égoisme métaphysique? Ne m'est - il pas évident, me dira - t - on, qu'il y a un rapport essentiel entre mes sensations & mon être sensitif? Ne m'est - il pas évident aussi qu'il n'y a pas un rapport aussi décisif entre mes sensations & les objets de mes sensations? J'avoue néanmoins qu'il m'est évident aussi que je ne suis pas moi - même la cause de mes sensations. Mais ne me suffit - il pas de reconnoître une cause qui agisse sur mon être sensitif, indépendamment d'aucun objet sensible, & qui me cause des sensations représentatives d'objets qui n'existent pas? N'en suis - je pas même assûré par mes rêves, où je crois voir & toucher les objets de mes sensations? car j'ai reconnu ensuite que ces sensations étoient illusoires: cependant j'étois persuadé que je voyois & que je touchois ces objets. Ne puis - je pas quand je veille être trompé de même par mes sensations? Je suis donc plus assûré de mon existence que de l'existence des objets de mes sensations: je ne connois donc avec évidence que l'existence de mon être sensitif, & celle de la cause active de mes sensations.

Voilà, je crois, les raisons les plus fortes qu'on puisse alléguer en faveur de l'égoisme. Mais avant qu'elles puissent conduire à cette évidence exclusive, qui borne sincerement un égoiste à la seule certitude de l'existence de son être sensitif, & de l'existence de la cause active de ses sensations, il faut qu'il soit assûré évidemment par sa mémoire, de son existence successive; car sans la certitude de la durée de son existence, il ne peut pas avoir une connoissance sûre & distincte des rapports essentiels qu'il y a entre ses sensations & son être sensitif, & entre ses sensations & la cause active de ses sensations; il ne pourra pas s'appercevoir qu'il a eu des sensations qui l'ont trompé dans ses rêves, & il ne sera pas plus assûré de son existence successive, que de l'existence des objets de ses sensations: ainsi il ne peut pas plus douter de l'existence de ces objets, que de son existence successive. S'il doutoit de son existence successive, il anéantiroit par ce doute toutes les raisons qu'il vient d'alléguer en faveur de son égoisme; s'il ne doute pas de son existence successive, il reconnoît les moyens par lesquels il s'est assûré de la fidélité de sa mémoire: ainsi il ne doutera pas plus de l'existence des objets sensibles, que de son existence successive, & de son existence actuelle. Ceux qui opinent en faveur de l'égoisme, doivent donc au moins s'appercevoir que le tems même qu'ils employent à raisonner, contredit leurs raisonnemens.

Mon ame, vous direz - vous, ne peut - elle pas être toûjours dans un état de pure illusion, où elle seroit rédaite à des sensations représentatives d'objets qui n'existent point? Ne peut - elle pas aussi avoir sans l'entremise d'aucun objet réel, des sensations affectives qui l'intéressent, & qui la rendent heureuse ou malheureuse? Ces sensations ne seroient - elles pas les mêmes que celles que je suppose qu'elle reçoit par l'entremise des objets qu'elles me représentent? Ne suffiroient - elles pas pour exciter mon attention, pour exercer mon discernement & mon intelligence, pour me faire appercevoir les rapports que ces sensations auroient entr'elles, & les rapports qu'elles auroient avec moi - même? d'où résulteroit du moins une évidence idéale, à laquelle je ne pourrois me refuser. Mais vous ne pouvez vous dissimuler qu'en vous supposant dans cet état, vous ne pouvez avoir aucune évidence réelle de votre durée, ni de la vérité de vos jugemens, & que vous ne pouvez pas même vous en imposer par les raisonnemens que vous faites actuellement; car ils supposent non - seulement des rapports actuels, mais aussi des rapports successifs entre vos idées, lesquels exigent une durée que vous ne pouvez vérifier, & dont vous n'auriez aucune évidence réelle: ainsi vous ne pouvez pas sérieusement vous livrer à ces raisonnemens. Mais si votre pyrrhonisme vous conduit jusqu'à douter de votre durée, ne soyez pas moins attentif à éviter les dangers que vos sensations vous rappellent, de crainte d'en éprouver trop cruellement la réalité; leurs rapports avec vous sont des preuves bien prévenantes de leur existence & de la vôtre.

Mais toûjours il n'est pas moins vrai, dira - t - on, qu'il n'y a point de rapport essentiel entre mes sensations & les objets sensibles, & qu'effectivement les sensations nous trompent dans les rêves: cette objection se détruit elle - même. Comment savez - vous que vos sensations vous ont trompé dans les rêves? N'est - ce pas par la mémoire? Or la mémoire vous assûre aussi que vos sensations ne vous ont point trom<pb->

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