ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"108"> ce d'où découlent les regles de cette grammaire générale qui gouverne toutes les langues, à laquelle toutes les nations s'assujettissent en croyant ne suivre que les caprices de l'usage, & dont enfin les grammaires de toutes nos langues ne sont que des applications partielles & incompletes (voyez Grammaire générale). L'histoire philosophique de l'esprit humain en général & des idées des hommes, dont les langues sont tout à la fois l'expression & la mesure, est encore un fruit précieux de cette théorie. Tout l'article Langues, auquel je renvoye, sera un développement de cette vérité, & je n'anticiperai point ici sur cet article. Je ne donnerai qu'un exemple des services que l'étude des langues & des mots, considérée sous ce point de vûe, peut rendre à la saine philosophie, en détruisant des erreurs invétérées.

On sait combien de systèmes ont été fabriqués sur la nature & l'origine de nos connoissances; l'entêtement avec lequel on a soûtenu que toutes nos idées étoient innées; & la multitude innombrable de ces êtres imaginaires dont nos scholastiques avoient rempli l'univers, en prétant une réalité à toutes les abstractions de leur esprit; virtualités, formalités, degrés métaphysiques, entités, quiddités, &c. &c. &c. Rien, je parle d'après Locke, n'est plus propre à en détromper, qu'un examen suivi de la maniere dont les hommes sont parvenus à donner des noms à ces sortes d'idées abstraites ou spirituelles, & même à se donner de nouvelles idées par le moyen de ces noms. On les voit partir des premieres images des objets qui frappent les sens, & s'élever par degrés jusqu'aux idées des êtres invisibles & aux abstractions les plus générales: on voit les échelons sur lesquels ils se sont appuyés; les métaphores & les analogies qui les ont aidés, sur - tout les combinaisons qu'ils ont faites de signes déjà inventés, & l'artifice de ce calcul des mots par lequel ils ont formé, composé, analysé toutes sortes d'abstractions inaccessibles aux sens & à l'imagination, précisément comme les nombres exprimés par plusieurs chiffres sur lesquels cependant le calculateur s'exerce avec facilite. Or de quel usage n'est pas dans ces recherches délicates l'art étymologique, l'art de suivre les expressions dans tous leurs passages d'une signification à l'autre, & de découvrir la liaison secrete des idées qui a facilité ce passage? On me dira que la saine métaphysique & l'observation assidue des opérations de notre esprit doit suffire seule pour convaincre tout homme sans préjugé, que les idées, même des êtres spirituels, viennent toutes des sens: on aura raison; mais cette vérité n'est - elle pas mise en quelque sorte sous les yeux d'une maniere bien plus frappante, & n'acquiert - elle pas toute l'évidence d'un point de fait, par l'étymologie si connue des mots spiritus, animus, PIEU=<-> MA, rouakh, &c. pensée, délibération, intelligence, &c. Il seroit superflu de s'étendre ici sur les étymologies de ce genre, qu'on pourroit accumuler; mais je crois qu'il est très - difficile qu'on s'en occupe un peu d'après ce point de vûe: en effet, l'esprit humain en se repliant ainsi sur lui - même pour étudier sa marche, ne peut - il pas retrouver dans les tours singuliers que les premiers hommes ont imaginés pour exphquer des idées nouvelles en partant des objets connus, bien des analogies très - fines & très - justes entre plusieurs idées, bien des rapports de toute espece que la nécessité toûjours ingénieuse avoit saisis, & que la pa resse avoit depuis oubliés? N'y peut - il pas voir souvent la gradation qu'il a suivie dans le passage d'une idée à une autre, dans l'invention de quelques arts? & par - là cette étude ne devient - elle pas une branche intéressante de la métaphysique expérimentale? Si ces détails sur les langues & les mots dont l'art étymologique s'occupe, sont des grains de sable, il est précieux de les ramasser, puisque ce sont des grains de sable que l'esprit humain a jettés dans sa route, & qui peuvent seuls nous indiquer la trace de ses pas (voyez Origine dfs Langues). Indépendamment de ces vûes curieuses & philosophiques, l'étude dont nous parlons, peut devenir d'une application usuelle, & prêter à la Logique des secours pour appuyer nos raisonnemens sur des fondemens solides. Locke, & depuis M. l'abbé de Condillac, ont montré que le langage est véritablement une espece de calcul, dont la Grammaire, & même la Logique en grande partie, ne sont que les regles; mais ce calcul est bien plus complique que celui des nombres, sujet à bien plus d'erreurs & de difficultés. Une des principales est l'espece d'impossibilité où les hommes se trouvent de fixer exactement le sens des signes auxquels ils n'ont appris à lier des idées que par une habitude formée dans l'enfance, à force d'entendre repéter les mêmes sons dans des circonstances semblables, mais qui ne le sont jamais entierement; ensorte que ni deux hommes, ni peut être le même homme dans des tems différens, n'attachent précisément au même mot la même idée. Les métaphores multipliées par le besoin & par une espece de luxe d'imagination, qui s'est aussi dans ce genre créé de faux besoins, ont compliqué de plus en plus les détours de ce labyrinthe immense, où l'homme introduit, si j'ose ainsi parler, avant que ses yeux fussent ouverts, méconnoît sa route à chaque pas. Cependant tout l'artifice de ce calcul ingénieux dont Aristote nous a donné les regles, tout l'art du syllogisme est fondé sur l'usage des mots dans le même sens; l'emploi d'un même mot dans deux sens différens fait de tout raisonnement un sophisme; & ce genre de sophisme, peut - être le plus commun de tous, est une des sources les plus ordinaires de nos erreurs. Le moyen le plus sûr, ou plûtôt le seul de nous détromper, & peut - être de parvenir un jour à ne rien affirmer de faux, seroit de n'employer dans nos inductions aucun terme, dont le sens ne fût exactement connu & défini. Je ne prétens assùrément pas qu'on ne puisse donner une bonne définition d'un mot, sans connoître son étymologie; mais du moins est - il certain qu'il faut connoître avec précision la marche & l'embranchement de ses différentes acceptions. Qu'on me permette quelques réflexions à ce sujet.

J'ai crû voir deux défauts régnans dans la plûpart des définitions répandues dans les meilleurs ouvrages philosophiques. J''en pourrois citer des exemples tirés des auteurs les plus estimés & les plus estimables, sans sortir même de l'Eneyelopédie. L'un consiste à donner pour la définition d'un mot l'énonciation d'une seule de ses acceptions particulieres: l'autre défaut est celui de ces définitions dans lesquelles, pour vouloir y comprendre toutes les acceptions du mot, il artive qu'on n'y comprend dans le fait aucun des caracteres qui distinguent la chose de toute autre, & que par conséquent on ne définit rien.

Le premier défaut est très - commun, sur - tout quand il s'agit de ces mots qui expriment les idées abstraites les plus familieres, & dont les acceptions se multiplient d'autant plus par l'usage fréquent de la conversation, qu'ils ne répondent à aucun objet physique & déterminé qui puisse ramener constamment l'esprit à un sens précis. Il n'est pas étonnant qu'on s'arrête à celle de ces acceptions dont on est le plus frappé dans l'instant où l'on écrit, ou bien la plus favorable au systeme qu'on a entrepris de prouver. Accoûtumé, par exemple, à entendre loüer l'imagination, comme la qualité la plus brillante du génie; saisi d'admnation pour la nouveauté, la grandeur, la multitude, & la correspondance des ressorts dont sera composée la machine d'un beau poë<pb-> [p. 109] me: un homme dira, j'appelle imagination cet esprit inventeur qui sait créer, disposer, faire mouvoir les parties & l'ensemble d'un grand tout. Il n'est pas douteux que si dans toute la suite de ses raisonnemens, l'auteur n'employe jamais dans un autre sens le mot imagination (ce qui est rare), l'on n'aura rien à lui reprocher contre l'exactitude de ses conclusions: mais qu'on y prenne garde, un philosophe n'est point autorisé à définir arbitrairement les mots. Il parle à des hommes pour les instruire; il doit leur parler dans leur propre langue, & s'assujettir à des conventions déjà faites, dont il n'est que le témoin, & non le juge. Une définition doit donc fixer le sens que les hommes ont attaché à une expression, & non lui en donner un nouveau. En effet un autre joüira aussi du droit de borner la définition du même mot à des acceptions toutes différentes de celles auxquelles le premier s'étoit fixé: dans la vûe de ramener davantage ce mot à son origine, il croira y réussir, en l'appliquant au talent de présenter toutes ses idées sous des images sensibles, d'entasser les métaphores & les comparaisons. Un troisieme appellera imagination cette mémoire vive des sensations, cette représentation fidele des objets absens, qui nous les rend avec force, qui nous tient lieu de leur réalité, quelquefois même avec avantage, parce qu'elle rassemble sous un seul point de vûe tous les charmes que la nature ne nous présente que successivement. Ces derniers pourront encore raisonner très - bien, en s'attachant constamment au sens qu'ils auront choisi; mais il est évident qu'ils parleront tous trois une langue différente, & qu'aucun des trois n'aura fixé toutes les idées qu'excite le mot imagination dans l'esprit des françois qui l'entendent, mais seulement l'idée momentanée qu'il a plû à chacun d'eux d'y attacher.

Le second défaut est né du desir d'éviter le premier. Quelques auteurs ont bien senti qu'une définition arbitraire ne répondoit pas au problème proposé, & qu'il falloit chercher le sens que les hommes attachent à un mot dans les différentes occasions où ils l'employent. Or, pour y parvenir, voici le procédé qu'on a suivi le plus communément. On a rassemblé toutes les phrases où l'on s'est rappellé d'avoir vû le mot qu'on vouloit définir; on en a tiré les différens sens dont il étoit susceptible, & on a tàché d'en faire une énumération exacte. On a cherché enfuite à exprimer, avec le plus de précision qu'on a pû, ce qu'il y a de commun dans toutes ces acceptions différentes que l'usage donne au même mot: c'est ce qu'on a appellé le sens le plus général du mot; & sans penser que le mot n'a jamais eu ni pû avoir dans aucune occasion ce prétendu sens, on a crû en avoir donné la définition exacte: Je ne citerai point ici plusieurs définitions où j'ai trouvé ce défaut; je serois obligé de justifier ma critique; & cela seroit peut - être long. Un homme d'esprit, même en suivant une méthode propre à l'égarer, ne s'égare que jusqu'à un certain point, l'habitude de la justesse le ramene toûjours à certaines vérités capitales de la matiere; l'erreur n'est pas complette, & devient plus difficile à développer. Les auteurs que j'aurois à citer sont dans ce cas; & j'aime mieux, pour rendre le défaut de leur méthode plus sensible, le porter à l'extrème; & c'est ce que je vais faire dans l'exemple suivant.

Qu'on se représente la foule des acceptions du mot esprit, depuis son sens primitif spiritus, haleine, jusqu'à ceux qu'on lui donne dans la Chimie, dans la Littérature, dans la Jurisprudence, esprits acides, esprit de Montagne, esprit des lois, &c. qu'on essaye d'extraire de toutes ces acceptions une idée qui soit commune à toutes, on verra s'évanoüir tous les caràcteres qui distinguent l'esprit, dans quelque sens qu'on le prenne, de toute autre chose. Il ne restera pas même l'idée vague de subtilité; car ce mot n'a aucun sens, lorsqu'il s'agit d'une substance immatérielle; & il n'a jamais été appliqué à l'esprit dans le sens de talent, que d'une maniere métaphorique. Mais quand on pourroit dire que l'esprit dans le sens le plus général est une chose subtile, avec combien d'êtres cette qualification ne lui seroit - elle pas commune? & seroit - ce là une définition qui doit convenir au défini, & ne convenir qu'à lui? Je sai bien que les disparates de cette multitude d'acceptions différentes sont un peu plus grandes, à prendre le mot dans toute l'étendue que lui donnent les deux langues latine & françoise; mais on m'avoüera que si le latin fût resté langue vivante, rien n'auroit empêché que le mot spiritus n'eût reçu tous les sens que nous donnons aujourd'hui au mot esprit. J'ai voulu rapprocher les deux extrémités de la chaîne, pour rendre le contraste plus frappant: il le seroit moins, si nous n'en considérions qu'une partie; mais il seroit toûjours réel. A se renfermer même dans la langue françoise seule, la multitude & l'incompatibilité des acceptions du mot esprit sont telles, que personne, je crois, n'a été tenté de les comprendre ainsi toutes dans une seule définition, & de définir l'esprit en général. Mais le vice de cette méthode n'est pas moins réel, lorsqu'il n'est pas assez sensible pour empêcher qu'on ne la suive: à mesure que le nombre & la diversité des acceptions diminue, l'absurdité s'affoiblit; & quand elle disparoît, il reste encore l'erreur. J'ose dire que presque toutes les définitions où l'on annonce qu'on va définir les choses dans le sens le plus général, ont ce défaut, & ne définissent véritablement rien; parce que leurs auteurs, en voulant renfermer toutes les acceptions du mot, ont entrepris une chose impossible: je veux dire, de rassembler sous une seule idée générale des idées très - différentes entr'elles, & qu'un même mot n'a jamais pû désigner que successivement, en cessant en quelque sorte d'être le même mot.

Ce n'est point ici le lieu de fixer les cas où cette méthode est nécessaire, & ceux où l'on pourroit s'en passer, ni de développer l'usage dont elle pourroit être, pour comparer les mots entr'eux. Voyez Mots & Synonymes.

On trouveroit des moyens d'éviter ces deux défauts ordinaires aux définitions, dans l'étude historique de la génération des termes & de leurs révolutions: il faudroit observer la maniere dont les hommes ont successivement augmenté, resserré, modifié, changé totalement les idées qu'ils ont attachées à chaque mot; le sens propre de la racine primitive, autant qu'il est possible d'y remonter; les métaphores qui lui ont succédé; les nouvelles métaphores entées souvent sur ces premieres, sans aucun rapport au sens primitif. On diroit: « tel mot, dans un tems, a reçù cette signification; la génération suivante y a ajoùté cet autre sens; les hommes l'ont ensuite employé à défigner telle idée; ils y ont été conduits par analogie; cette signification est le sens propre: cet autre est un sens détourné, mais néanmoins en usage ». On distingueroit dans cette généalogie d'idées un certain nombre d'époques: spiritus, souffie, esprit, principe de la vie; esprit, substance pensante; esprit, talent de penser, &c. chacune de ces époques donneroit lieu à une définition particuliere; on auroit du moins toûjours une idée préclse de ce qu'on doit définir; on n'embrasseroit point à la fois tous les sens d'un mot; & en même tems, on n'en exclueroit arbitrairement aucun; on exposeroit tous ceux qui sont reçûs; & sans se faire le législateur du langage, on lui donneroit toute la netteté dont il est susceptible, & dont nous avons besoin pour raisonner juste.

Sans doute, la méthode que je viens de tracet

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