ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"110"> est souvent mise en usage, sur - tout lorsque l'incompatibilité des sens d'un même mot est trop frappante; mais, pour l'appliquer dans tous les cas, & avec toute la finesse dont il est susceptible, on ne pourra guere se dispenser de consulter les mêmes analogies, qui servent de guides dans les recherches étymologiques. Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle doit être générale, & que le secours des étymologies y est utile dans tous les cas.

Au reste, ce secours devient d'une nécessité absolue, lorsqu'il faut connoître exactement, non pas le sens qu'un mot a dû ou doit avoir, mais celui qu'il a eû dans l'esprit de tel auteur, dans tel tems, dans tel siecle: ceux qui observent la marche de l'esprit humain dans l'histoire des anciennes opinions, & plus encore ceux qui, comme les Théologiens, sont obligés d'appuyer des dogmes respectables sur les expressions des livres révélés, ou sur les textes des auteurs témoins de la doctrine de leur siecle, doivent marcher sans cesse le flambeau de l'étymologie à la main, s'ils ne veulent tomber dans mille erreurs. Si l'on part de nos idées actuelles sur la matiere & ses trois dimensions; si l'on oublie que le mot qui répond à celui de matiere, materia, U(/LH, signifioit proprement du bois, & par métaphore, dans le sens philosophique, les matériaux dont une chose est faite, ce fonds d'être qui subsiste parmi les changemens continuels des formes, en un mot ce que nous appellons aujourd'hui substance, on sera souvent porté mal - à - propos à charger les anciens philosophes d'avoir nié la spiritualité de l'ame, c'est - à - dire d'avoir mal répondu à une question que beaucoup d'entre eux ne se sont jamais faite. Presque toutes les expressions philosophiques ont changé de signification; & toutes les fois qu'il faut établir une vérité sur le témoignage d'un auteur, il est indispensable de commencer par examiner la force de ses expressions, non dans l'esprit de nos contemporains & dans le nôtre, mais dans le sien & dans celui des hommes de son siecle. Cet examen fondé si souvent sur la connoissance des étymologies, fait une des parties les plus essentielles de la critique: nous exhor tons à lire, à ce sujet, l'Art critique du célebre Leclerc; ce savant homme a recueilli dans cet ouvrage plusieurs exemples d'erreurs très - importantes, & donne en même tems des regles pour les éviter.

Je n'ai point encore parlé de l'usage le plus ordinaire que les savans ayent fait jusqu'ici de l'art étymologique, & des grandes lumieres qu'ils ont crû en tirer, pour l'éclaircissement de l'Histoire ancienne. Je ne me laisserai point emporter à leur enthousiasme: j'inviterai même ceux qui pourroient y être plus portés que moi, à lire la Démonstration évangélique, de M. Huet; l'Explication de la Mythologie, par Lavaur; les longs Commentaires que l'évêque Cumberland & le célebre Fourmont ont donnés sur le fragment de Sanchoniathon; l'Histoire du Ciel, de M. Pluche, les ouvrages du P. Pezron sur les Celtes, l'Atlantique de Rudbeck, &c. Il sera très - curieux de comparer les différentes explications que tous ces auteurs ont données de la Mythologie & de l'Histoire des anciens héros. L'un voit tous les patriarches de l'ancien Testament, & leur histoire suivie, où l'autre ne voit que des héros Suédois ou Celtes; un troisieme des leçons d'Astronomie & de Labourage, &c. Tous présentent des systèmes assez bien liés, àpeu - près également vraissemblables, & tous ont la même chose à expliquer. On sentira probablement, avant d'avoir fini cette lecture, combien il est frivole de prétendre établir des faits sur des étymologies purement arbitraires, & dont la certitude seroit évaluée très - favorablement en la réduisant à de simples possibilités. Ajoûtons qu'on y verra en même tems que si ces auteurs s'étoient astreints à la séverité des re<cb-> gles que nous avons données, ils se seroient épargné bien des volumes. Après cet acte d'impartialité, j'ai droit d'appuyer sur l'utilité dont peuvent être les étymologies, pour l'éclaircissement de l'ancienne histoire & de la Fable. Avant l'invention de l'Ecriture, & depuis, dans les pays qui sont restés barbares, les traces des révolutions s'effacent en peu de tems; & il n'en reste d'autres vestiges que les noms imposés aux montagnes, aux rivieres, &c. par les anciens habitans du pays, & qui se sont conservés dans la langue des conquérans. Les mélanges des langues servent à indiquer les mélanges des peuples, leurs courses, leurs transplantations, leurs navigations, les colonies qu'ils ont portées dans des climats éloignés. En matiere de conjectures, il n'y a point de cercle vicieux, parce que la force des probabilités consiste dans leur concert; toutes donnent & reçoivent mutuellement: ainsi les étymologies confirment les conjectures historiques, comme nous avons vû que les conjectures historiques confirment les étymologies: par la même raison celles - ci empruntent & répandent une lumiere réciproque sur l'origine & la migration des arts, dont les nations ont souvent adopté les termes avec les manoeuvres qu'ils expriment. La décomposition des langues modernes peut encore nous rendre, jusqu'à un certain point, des langues perdues, & nous guider dans l'interprétation d'anciens monumens, que leur obscurité, sans cela, nous rendroit entierement inutiles. Ces foibles lueurs sont précieuses, sur - tout lorsqu'elles sont seules: mais il faut l'avoüer; si elles peuvent servir à indiquer certains évenemens à grande masse, comme les migrations & les mêlanges de quelques peuples, elles sont trop vagues pour servir à établir aucun fait circonstancié. En général, des conjectures sur des noms me paroissent un fondement bien foible pour asseoir quelque assertion positive; & si je voulois faire usage de l'étymologie, pour éclaircir les anciennes fables & le commencement de l'histoire des nations, ce seroit bien moins pour élever que pour détruire: loin de chercher à identifier, à force de suppositions, les dieux des différens peuples, pour les ramener ou à l'Histoire corrompue, ou à des systèmes raisonnés d'idolatrie, soit astronomique, soit allégorique, la diversité des noms des dieux de Virgile & d'Homere, quoique les personnages soient calqués les uns sur les autres, me feroit penser que la plus grande partie de ces dieux latins n'avoient dans l'origine rien de commun avec les dieux grecs; que tous les peuples assignoient aux différens effets qui frappoient le plus leurs sens, des êtres pour les produire & y présider; qu'on partageoit entre ces êtres fantastiques l'empire de la nature, arbitrairement, comme on partageoit l'année entre plusieurs mois; qu'on leur donnoit des noms relatifs à leurs fonctions, & tirés de la langue du pays, parce qu'on n'en savoit pas d'autre; que par cette raison le dieu qui présidoit à la Navigation s'appelloit Neptunus, comme la déesse qui présidoit aux fruits s'appelloit Pomona; que chaque peuple faisoit ses dieux à part & pour son usage, comme son calendrier; que si dans la suite on a crû pouvoir traduire les noms de ces dieux les uns par les autres, comme ceux des mois, & identifier le Neptune des Latins avec le Poseidon des Grecs, cela vient de la persuasion où chacun étoit de la réalité des siens, & de la facilité avec laquelle on se prêtoit à cette croyance réciproque, par l'espece de courtoisie que la superstition d'un peuple avoit, en ce tems là, pour celle d'un autre: enfin j'attribuerois en partie à ces traductions & à ces confusions de dieux, l'accumulation d'une foule d'avantures contradictoires sur la tête d'une seule divinité; ce qui a dû compliquer de plus en plus la Mythologie, jusqu'à ce que les Poëtes l'ayent fixée dans des tems postérieurs. 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A l'égard de l'Histoire ancienne, j'examinerois les connoissances que les différentes nations prétendent avoir sur l'origine du monde; j'étudierois le sens des noms qu'elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, & à ceux dont elles remplissent les premieres générations; je verrois dans la tradition des Germains, que Theut fut pere de Mannus; ce qui ne veut dire autre chose sinon que Dieu créa l'homme; dans le fragment de Sanchoniathon, je verrois, après l'air ténébreux & le cahos, l'esprit produire l'amour; puis naitre successivement les être intelligens, les astres, les hommes immortels; & enfin d'un certain vent de la nuit, AEon & Protogonos, c'est - à - dire mot pour mot, le tems (que l'on représente pourtant comme un homme), & le premier homme; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d'époques des inventions successives des premiers Arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces Arts, le chasseur, le pêcheur, le bâtisseur; & tous ont inventé les Arts dont ils portent le nom. A - travers toute la confusion de ce fragment, j'entrevois bien que le prétendu Sanchoniathon n'a fait que compiler d'anciennes traditions qu'il n'a pas toûjours entendues: mais dans quelque source qu'il ait puisé, peut - on jamais reconnoître dans son fragment un récit historique? Ces noms, dont le sens est toûjours assujetti à l'ordre systématique de l'invention des Arts, ou identique avec la chose même qu'on raconte, comme celui de Protogonos, présentent sensiblement le caractere d'un homme qui dit ce que lui ou d'autres ont imaginé & crû vraissemblable, & répugnent à celui d'un témoin qui rend compte de ce qu'il a vû ou de ce qu'il a entendu dire à d'autres témoins. Les noms répondent aux caracteres dans les comédies, & non dans la société: la tradition des Germains est dans le même cas; on peut juger par là ce qu'on doit penser des auteurs qui ont osé préférer ces traditions informes, à la narration simple & circonstanciée de la Genèse.

Les Anciens expliquoient presque toûjours les noms des villes par le nom de leur fondateur; mais cette façon de nommer les villes est - elle réellement bien commune? & beaucoup de villes ont - elles eu un fondateur? N'est - il pas arrivé quelquefois qu'on ait imaginé le fondateur & son nom d'après le nom de la ville, pour remplir le vuide que l'Histoire laisse toûjours dans les premiers tems d'un peuple? L'étymologie peut, dans certaines occasions, éclaircir ce doute. Les Historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus; & l'histoire de ce prince, ainsi que de sa femme Sémiramis, est assezbien circonstanciée, quoiqu'un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, habiter; & suivant cette étymologie, ce nom signifieroit habitation, & il auroit été assez naturel pour une ville, sur - tout dans les premiers tems, où les peuples bornés à leur territoire, ne donnoient guere un nom à la ville, que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c'est - à - dire jusqu'au tems de la domination persanne, on n'a pas dû lui chercher d'autre origine, & l'histoire de Ninus n'aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les Historiens grecs qui nous l'ont racontée, n'ont écrit effectivement que long - tems après; & le soupçon que nous avons formé s'accorde d'ailleurs très - bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu'il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toûjours vrai qu'en général le nom d'une ville a, dans la langue qu'on y parle, un sens naturel & vraissemblable. On est en droit de suspecter l'existence du prince qu'on prétend lui avoir donné son nom, sur - tout si cette existence n'est connue que par des auteurs qui n'ont jamais sû la langue du pays.

On voit assez jusqu'où & comment on peut faire usage des étymologies, pour éclaircir les obscurités de l'Histoire.

Si, après ce que nous avons dit pour montrer l'utilité de cette étude, quelqu'un la méprisoit encore, nous lui citerions l'exemple des Leclerc, des Leibnitz, & de l'illustre Freret, un des Savans qui ont sû le mieux appliquer la Philosophie à l'érudition. Nous exbortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet, sur les étymologies de la langue françoi e (Mémoires de l'Académie des Belles - Lettres, tome XX.), & sur - tout les deux Mémoires que M. le Président de Brosses à lûs à la même académie, sur les étymologies; titre trop modeste, puisqu'il s'y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, & des raisons suffisantes de l'art de la parole. Comme l'auteur a bien voulu nous les communiquer, nous en eussions profité plus souvent, s'il ne fût pas entre dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vûes profondes & philosophiques dont ils sont remplis, aux articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore , &c. Voyez ces mots.

Nous concluerons donc cet article, en disant, avec Quintilien: ne quis igitur tam parva fastidiat elementa . . . quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas, quoe non modo acuere ingenia, sed exercère altissimam quoque eruditionem possit.


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