ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"106"> s'use, pour ainsi dire, en passant dans un plus grand nombre de bouches, sur - tout dans la bouche du peuple, & la rapidité de cette circulation équivaut à une plus longue durée; les noms des saints & les noms de bapteme les plus communs en sont un exemple; les mots qui reviennent le plus souvent dans les langues, tels que les verbes être, faire, vouloir, aller, & tous ceux qui servent à lier les autres mots dans le discours, sont sujets à de plus grandes altérations; ce sont ceux qui ont le plus besoin d'être fixés par la langue écrite. Le mot inclinaison dans notre langue, & le mot inclination, viennent tous deux du latin inclinatio. Mais le premier qui a gardé le sens physique est plus ancien dans la langue; il a passé par la bouche des Arpenteurs, des Marins, &c. Le mot inclination nous est venu par les philosophes scholastiques, & a souffert moins d'aitérations. On doit donc se préter plus ou moins à l'altération supposée d'un mot, suivant qu'il est plus ancien dans la langue, que la langue étoit plus ou moins formée, étoit sur - tout ou n'étoit pas fixée par l'écriture lorsqu'il y a été introduit; enfin suivant qu'il exprime des idées d'un usage plus ou moins familier, plus ou moins populaire.

16°. C'est par le même principe que le tems & la frequence de l'usage d'un mot se compensent mutuellement pour l'altérer dans le même degré. C'est principalement la pente générale que tous les mots ont à s'adoucir ou à s'abreger qui les altere. Et la cause de cette pente est la commodité de l'organe qui les prononce. Cette cause agit sur tous les hommes: elle agit d'une maniere insensible, & d'autant plus que le mot est plus répeté. Son action continue, & la marche des altérations qu'elle a produites, a dù être & a été observée. Une fois connue, elle devient une pierre de touche sûre pour juger d'une foule de conjectures étymologiques; les mots adoucis ou abregés par l'euphonie ne retournent pas plus à leur premiere prononciation que les eaux ne remontent vers leur source. Au lieu d'obtinere, l'euphonie a fait prononcer optinere; mais jamais à la prononciation du mot optare, on ne substituera celle d'obtare. Ainsi dans notre langue, ce qui se prononçoit comme exploits, tend de jour en jour a se prononcer comme succès, mais une étymologie où son feroit passer un mot de cette derniere prononciation à la premiere ne seroit pas recevable.

17°. Si de ce point de vûe général on veut descendre dans les détails, & considérer les différentes suites d'altérations dans tous les langages que l'euphonie produisoit en même tems, & en quelque sorte parallelement les unes aux autres dans toutes les contrées de la terre; si l'on veut fixer aussi les yeux sur les différentes époques de ces changemens, on sera surpris de leur irrégularité apparente. On verra que chaque langue & dans chaque langue chaque dialecte, chaque peuple, chaque siecle, changent constamment certaines lettres en d'autres lettres, & se refusent à d'autres changemens aussi constamment usités chez leurs voisins. On conclura qu'il n'y a à cet égard aucune regle générale. Plusieurs savans, & ceux en particuher qui ont fait leur étude des langues orientales, ont, il est vrai, posé pour principe que les lettres distinguées dans la grammaire hébraïque & rangées par classes sous le titre de lettres des mêmes organes, se changent réciproquement entre elles, & peuvent se substituer indifféremment les unes aux autres dans la même classe; ils ont affirmé la même chose des voyelles, & en ont disposé arbitrairement, sans doute parce que le changement des voyelles est plus fréquent dans toutes les langues que celui des consonnes, mais peut - être aussi parce qu'en hébreu les voyelles ne sont point écrites. Toutes ces observations ne sont qu'un système, une conclusion géné<cb-> rale de quelques saits particuliers démentie par d'autres faits en plus grand nombre. Quelque variable que soit le son des voyelles, leurs changemens sont aussi constans dans le même tems & dans le même lieu que ceux des consonnes; les Grees ont changé le son ancien de l'n & de l'u en i; les Anglois donnent, suivant des regles constantes, à notre a l'ancien son de l'hèta des Grecs: les voyelles font comme les consonnes partie de la prononciation dans toutes les langues, & dans aucune langue la prononciation n'est arbitraire parce qu'en tous lieux on parle pour être entendu. Les Italiens sans égard aux divisions de l'alphabet hebreu qui met l'iod au rang des lettres du palais, & l'l au rang des lettres de la langue, changent l'l précédé d'une consonne en ï tréma ou mouillé foible qui se prononce comme l'iod des Hébreux: platea, piazza, blanc, bianco. Les Portugais dans les mêmes circonstances changent constamment cet l en r, branco. Les François ont changé ce mouillé foible ou i en consonne des Latins, en notre j consonne, & les Espagnols en une aspiration gutturale. Ne cherchons donc point à ramener à une loi fixe des variations multipliées à l'infini dont les causes nous échappent: étudions - en seulement la succession comme on étudie les faits historiques. Leur variété connue, fixée à certaines langues, ramenée à certaines dates, suivant l'ordre des lieux & des tems, deviendra une suite de piéges tendus à des suppositions trop vagues, & sondées sur la simple possibilité d'un changement quelconque. On comparera ces suppositions au lieu & au tems, & l'on n'écoutera poim celui qui pour justifier dans une étymologie Italienne un changement de l'l latin précédé d'une consonne en r allégueroit l'exemple des Portugais & l'affinité de ces deux sons. La multitude des re les de critique qu'on peut former sur ce plan, & d'après les détails que fournira l'étude des grammaires, des dialectes & des révolutions de chaque langue, est le plus sûr moyen pour donner à l'art étymologique toute la solidité dont il est susceptible; parce qu'en général la meilleure méthode pour assûrer les résultats de tout art conjectural, c'est d'éprouver toutes ses suppositions en les rapprochant sans cesse d'un ordre certain de faits très - nombreux & très - variés.

18°. Tous les changemens que souffre la prononciation ne viennent pas de l'euphonie. Lorsqu'un mot, pour être transmis de génération en génération, passe d'un homme à l'autre, il faut qu'il soit entendu avant d'être répeté; & s'il est mal - entendu, il sera mal répeté: voilà deux organes & deux sources d'altération. Je ne voudrois pas décider que la différence entre ces deux sortes d'altérations puisse être facilement apperçue. Cela dépend de savoir à quel point la sensibilité de notre oreille est aidéc par l'habitude où nous sommes de former certains sons, & de nous fixer à ceux que la disposition de nos organes rend plus faciles (voyez Oreille): quoi qu'il en soit, j'insérerai ici une réflexion qui, dans le cas où cette différence pourroit être apperçue, serviroit à distinguer un mot venu d'une langue ancienne ou étrangere d'avec un mot qui n'auroit subi que ces changemens insensibles que souffre une langue d'une génération à l'autre, & par le seul progrès des tems. Dans ce dernier cas c'est l'euphonie seule qui cause toutes les altérations. Un enfant naît au milieu de sa famille & de gens qui savent leur langue. Il est forcé de s'étudier à parler comme eux. S'il entend, s'il répete mal, il ne sera point compris, ou bien on lui fera connoître son erreur, & à la longue il se corrigera. C'est au contraire l'erreur de l'oreille qui domine & qui altere le plus la prononciation, lorsqu'une nation adopte un mot qui lui est étranger, & lorsque deux peuples diffê<pb-> [p. 107] rens confondent leurs langages en se melant. Celui qui ayant entendu un mot étranger le répete mal, ne trouve point dans ceux qui l'écoutent de contradicteur légitime, & il n'a aucune raison pour se corriger.

19°. Il résulte de tout ce que nous avons dit dans le cours de cet article, qu'une étymologie est une supposition; qu'elle ne reçoit un caractere de vérité & de certitude que de sa comparaison avec les faits connus; du nombre des circonstances de ces faits qu'elle explique; des probabilités qui en naissent, & que la critique apprécie. Toute circonstance expliquée, tout rapport entre le dérivé & le primitif supposé produit une probabilité, aucun n'est exclus; la probabilité augmente avec le nombre des rapports, & parvient rapidement à la certitude. Le sens, le son, les consonnes, les voyelles, la quanrité, se prêtent une force réciproque, Tous les rapports ne donnent pas une égale probabilité. Une étymologie qui donneroit d'un mot une définition exacte, l'emporteroit sur celle qui n'auroit avec lui qu'un rapport métaphorique. Des rapports supposés d'après des exemples, cedent à des rapports fondés sur des faits connus, les exemples indéterminés aux exemples pris des mêmes langues & des mêmes siecles. Plus on remonte de degrés dans la filiation des étymologies, plus le primitif est loin du dérivé; plus toutes les ressemblances s'alterent, plus les rapports deviennent vagues & se réduisent à de simples possibilités; plus les suppositions sont multipliées, chacune est une source d'incertitude; il faut donc se faire une loi de ne s'en permettre qu'une à la fois, & par conséquent de ne remonter de chaque mot qu'à son étymologie immédiate; ou bien il faut qu'une suite de faits incontestables remplisse l'intervalle entre l'un & l'autre, & dispense de toute supposition. Il est bon en général de ne se permettre que des suppositions déjà rendues vraissemblables par quelques inductions. On doit vérifier par l'histoire des conquêtes & des migrations des peuples, du commerce, des arts, de l'esprit humain en général, & du progrès de chaque nation en particulier, les étymologies qu'on établit sur les mêlanges des peuple. & des langues; par des exemples connus, celles qu'on tire des changemens du sens, au moyen des métaphores; par la connoissance historique & grammaticale de la prononciation de chaque langue & de ses révolutions, celles qu'on fonde sur les altérations de la prononciation: comparer toutes les étymologies supposées, soit avec la chose nommée, sa nature, ses rapports & son analogie avec les différens êtres, soit avec la chronologie des altérations successives, & l'ordre invariable des progrès de l'eupnonie. Rejetter enfin toute étymologie contredite par un seul fait, & n'admettre comme certaines que celles qui seront appuyées sur un très - grand nombre de probabilités réunies.

20°. Je finis ce tableau raccourci de tout l'art étymologique par la plus générale des regles, qui les renferme toutes; celle de douter beaucoup. On n'a point à craindre que ce doute produise une incertitude universelle; il y a, même dans le genre étymologique, des choses évidentes à leur maniere; des dérivations si naturelles, qui portent un air de vérité si frappant, que peu de gens s'y refusent. A l'égard de celles qui n'ont pas ces caracteres, ne vaut - il pas beaucoup mieux s'arrêter en - deçà des bornes de la certitude, que d'aller au - delà? Le grand objet de l'art étymologique n'est pas de rendre raison de l'origine de tous les mots sans exception, & j'ose dire que ce seroit un but assez frivole. Cet art est principalement recommandable en ce qu'il fournit à la Philosophie des matériaux & des observations pour élever le grand édifice de la théorie générale dos langues; or pour cela il importe bien plus d'employer des observations certaines, que d'en accumuler un grand nombre. J'ajoûte qu'il seroit aussi impossible qu'inutile de connoître l'étymologie de tous les mots: nous avons vû combien l'incertitude augmente dès qu'on est parvenu à la troisieme ou quatrieme étymologie, combien on est obligé d'entasser de suppositions, combien les possibilités deviennent vagues; que seroit - ce si l'on vouloit remonter au - delà? & combien cependant ne serions - nous pas loin encore de la premiere imposition des noms? Qu'on refléchisse à la multitude de hasards qui ont souvent présidé à cette imposition; combien de noms tirés de circonstances étrangeres à la chose, qui n'ont duré qu'un instant, & dont il n'a resté aucun vestige. En voici un exemple: un prince s'étonnoit en traversant les salles du palais, de la quantité de marchands qu'il voyoit. Ce qu'il y a de plus singulier, lui dit quelqu'un de sa suite, c'est qu'on ne peut rien demander à ces gens là, qu'ils ne vous le fournissent sur le champ, la chose n'eût - elle jamais existé. Le prince rit; on le pria d'en faire l'essai: il s'approcha d'une boutique, & dit: Madame, vendez - vous des ..... des falbalas? La marchande, sans demander l'explication d'un mot qu'elle entendoit pour la premiere fois, lui dit: oüi, Monseigneur, & lui montrant des prétintailles & des garnitures de robes de femmé; voilà ce que vous demandez; c'est cela même qu'on appelle des falbalas. Ce mot fut répeté, & fit fortune. Combien de mots doivent leur origine à des circonstances aussi legeres, & aussi propres à mettre en défaut toute la sagacité des étymologistes? Concluons de tout ce que nous avons dit, qu'il y a des étymologies certaines, qu'il y en a de probables, & qu'on peut toûjours éviter l'erreur, pourvû qu'on se résolve à beaucoup ignorer.

Noas n'avons plus pour finir cet article qu'à y joindre quelques réflexions sur l'utilité des recherches étymologiques, pour les disculper du reproche de frivolité qu'on leur fait souvent.

Depuis qu'on connoît l'enchaînement général qui unit toutes les vérités; depuis que la Philosophie ou plûtôt la raison, par ses progrès, a fait dans les sciences, ce qu'avoient fait autrefois les conquêtes des Romains parmi les nations; qu'elle a réuni toutes les parties du monde littéraire, & renversé les barrieres qui divisoient les gens de lettres en autant de petites républiques étrangeres les unes aux autres, que leurs études avoient d'objets différens: je ne saurois croire qu'aucune sorte de recherches ait grand besoin d'apologie: quoi qu'il en soit, le développement des principaux usages de l'étude étymologique ne peut être inutile ni déplacé à la suite de cet article.

L'application la plus médiate de l'art étymologique, est la recherche des origines d'une langue en particulier: le résultat de ce travail, poussé aussi loin qu'il peut l'être sans tomber dans des conjectures trop arbitraires, est une partie essentielle de l'analyse d'une langue, c'est - à - dire de la connoissance complete du système de cette langue, de les élémens radicaux, de la combinaison dont ils sont susceptibles, &c. Le fruit de cette analyse est la facilité de comparer les langues entr'elles sous toutes sortes de rapports, grammatical, philosophique, historique, &c. (voyez au mot Langue, les deux articles Analyse & Comparaison des Langues). On sent aisément combien ces préliminaires sont indispensables pour saisir en grand & sous son vrai point de vûe la théorie générale de la parole, & la marche de l'esprit humain dans la formation & les progrès du langage; théorie qui, comme toute autre, a besoin pour n'être pas un roman, d'être continuellement rapprochée des faits. Cette théorie est la sour<pb->

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