ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS
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vement, il s'ensuit que c'est au toucher seul que nous
devons la sensation de l'étendue. On objectera peut - être
que nous recevons cette sensation par la vûe,
aussi bien que par le toucher; que l'oeil embrasse un
plus grand espace que la main n'en peut toucher, &
qu'il mesure la distance de plusieurs objets que la
main ne sauroit atteindre même avec ses instrumens.
Tout cela est vrai, mais n'est vrai que de l'oeil instruit
par le toucher; car l'expérience a démontré
qu'un aveugle de naissance, à qui la vûe est rendue
tout - à - coup, ne voit rien hors de lui, qu'il n'apperçoit
aucune analogie entre les images qui se tracent
dans le fond de ses yeux & les objets extérieurs qu'il
connoissoit déjà par le toucher; qu'il ne peut apprétier
leurs distances ni reconnoître leur situation, jusqu'à ce qu'il ait appris à voir, c'est - à - dire à remarquer
les rapports constans qui se trouvent entre les sensations
de la vûe & celles du toucher: par conséquent
un homme qui n'auroit jamais exercé l'organe du
toucher, ne pourroit apprendre à voir ni à juger des
dimensions des objets extérieurs, de leurs formes,
de leurs distances, en un mot de l'étendue; & quoiqu'on supposât en mouvement les images qui seroient
tracées dans le fond de ses yeux, cependant comme il
ne connoîtroit point le mouvement par sa propre expérience,
ces mouvemens apparens ne lui donneroient
qu'une simple idée de succession, comme feroit une
suite des sons qui frapperoient successivement son
oreille, ou d'odeurs qui affecteroient successivement
son odorat; mais jamais ils ne pourroient suppléer à
l'expérience du toucher, jamais ils ne pourroient,
au défaut de cette expérience, faire naître la perception
du mouvement réel, ni par conséquent celle
de l'étendue sensible. Et comment des sens aussi différens
que ceux de la vûe & du toucher, pourroient - ils
exciter en nous cette derniere perception? L'oeil ne
voit point les choses, il ne voit que la lumicre qui
lui représente les apparences des choses par diverses
combinaisons de rayons diversement colorés. Toutes
ces apparences sont en nous, ou plûtôt sont nous - mêmes, parce que l'organe de la vûe est purement passif;
& que ne réagissant point sur les objets, il n'éprouve
aucune sorte de résistance que nous puissions rapporter
à des causes extérieures: au lieu que l'organe du
toucher est un organe actif qui s'applique immédiatement
à la matiere, sent les dimensions & la forme des
corps, détermine leurs distances & leurs situations,
réagit sur eux directement & sans le secours d'aucun
milieu interposé, & nous fait éprouver une résistance
étrangere, que nous sommes forcés d'attribuer
à quelque chose qui n'est point nous; enfin c'est
le seul sens par lequel nous puissions distinguer notre
être de tous les autres êtres, nous assûrer de la réalité
des objets extérieurs, les éloigner ou les rapprocher
suivant les lois de la nature, nous transporter
nous - mêmes d'un lieu dans un autre, & par conséquent
acquérir la vraie notion du mouvement & de
l'étendue.
Le mouvement entre si essentiellement dans la
notion de l'étendue, que par lui seul nous pourrions
acquérir cette notion, quand même il n'existeroit
aucun corps sensiblement étendu. Le dernier atome
qui puisse être senti par l'organe du toucher, n'est
point étendu sensiblement, puisque les parties étant
nécessairement plus petites que le tout, celles de cet
atome échapperoient nécessairement au sens du toucher
par la supposition: cependant si l'organe du toucher
étant mis en mouvement se trouve affecté successivement
en plusieurs points par cet atome, nous
pourrons nous former par cela seul la notion de l'étendue, parce que le mouvement de l'organe & la
continuité des impressions successives dont il est affecté,
semblent multiplier cet atome & lui donner de
Pextension. Il est donc certain que les impressions
continues & successives que font les corps sur les
organes du toucher mis en mouvement, constituent
la vraie notion de l'étendue; & même ces idées de
mouvement & d'étendue sont tellement liées entre
elles & si dépendantes l'une de l'autre, qu'on ne peut
concevoir nettement aucune étendue déterminée que
par la vîtesse d'un mobile qui la parcourt dans un
tems donné; & réciproquement que l'on ne peut
avoir une idée précise de la vîtesse d'un mobile, que
par l'étendue qu'il parcourt dans un tems donné: l'idée
du tems entre donc aussi dans celle de l'étendue;
& c'est par cette raison que dans les calculs physico - mathématiques, deux de ces trois choses, tems,
vîtesse, étendue, peuvent toûjours être combinées
de telle façon qu'elles deviennent l'expression & la
représentation de la troisieme (car je ne distingue
pas ici l'étendue de l'espace absolu des Géometres,
qui n'est autre chose que l'idée de l'étendue généralisée
autant qu'elle peut l'être): ces trois idees doivent
être inseparables dans nos raisonnemens, comme
elles le sont dans leur génération; & elles deviennent
d'autant plus lumineuses, qu'on sait mieux
les rapprocher. Celles de l'espace & du tems qui
semblent, à certains égards, d'une nature entierement
opposée, ont plus de rapports entr'elles qu'on
ne le croiroit au premier coup - d'oeil. Nous concevons
l'étendue abstraite ou l'espace, comme un tout
immense, inaltérable, inactit, qui ne peut ni augmenter,
ni diminuer, ni changer, & dont toutes les
parties sont supposées co - exister à la fois dans une
éternelle immobilité: au contraire toutes les parties
du tems sémblent s'anéantir & se reproduire sans
cesse; nous nous le représentons comme une chaine
infinie, dont il ne peut exister à - la - fois qu'un seul
point indivisible, lequel se lie avec celui qui n'est
déjà plus, & celui qui n'est pas encore. Cependant,
quoique les parties de l'étendue abstraite ou de l'espace
soient supposées permanentes, on peut y concevoir
de la succession, lorsqu'elles sont parcourues par
un corps en mouvement; & quoique les parties du
tems semblent fuir sans cesse & s'écouler sans interruption,
l'espace parcouru par un corps en mouvement
fixe, pour ainsi dire, la trace du tems, & donne
une sorte de consistance à cette abstraction legere &
fugitive. Le mouvement est donc le noeud qui lie les
idées si différentes en apparence du tems & de l'espace,
comme il est le seul moyen par lequel nous puissions
acquérir ces deux idées, & le seul phénomene
qui puisse donner quelque réalité à celle du tems.
On pourroit encore assigner un grand nombre
d'autres rapports entre le tems & l'espace; mais il
suffira de parcourir ceux qui peuvent jetter quelque
lumiere sur la nature de l'étendue. L'espace & le tems
sont le lien de toutes choses; l'un embrasse toutes les
co - existences possibles; l'autre toutes les successions
possibles. Le tems est supposé couler avec une vîtesse
constante & uniforme, par cela même qu'on en fait
l'unité de mesure de toute succession; car il est de
l'essence de toute unité de mesure d'être uniforme:
de même l'espace est supposé uniforme dans tous ses
points, parce qu'il est avec le tems la mesure du
mouvement; d'ailleurs cette uniformité du tems &
de l'espace ne pourroit être altérée que par des existences
réelles, que l'abstraction exclut formellement
de ces deux idées. Par la même raison ces deux idées
sont indéterminées, tant qu'elles sont considérées
hors des êtres physiques, desquels seuls elles peuvent
recevoir quelque détermination. L'une & l'autre
considérées dans les choses, sont composées de
parties qui ne sont point similaires avec leur tout,
c'est - à - dire que toutes les parties de l'étendue & de la
durée sensibles, ne sont point étendue & durée; car
puisque l'idée de succession entre nécessairement dans
l'idée de durée, cette partie de la durée qui répond
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à une perception simple, & dans laquelle nous ne
concevons aucune succession, n'est point durée; &
l'atome de matiere dans lequel nos sens ne peuvent
distinguer de parties, n'est point sensiblement étendu. J'ai grand soin de distinguer l'étendue abstraite de
l'étendue sensible, parce que ce sont en effet des acceptions
très - différentes du même mot. La vérilable
étendue sensible, c'est l'étendue palpable: elle consiste
dans les sensations qu'excitent en nous les surfaces
des corps parcourues par le toucher. L'étendue visible,
si l'on veut absolument en admettre une, n'est point
une sensation directe, mais une induction fondee sur
la correspondance de nos sensations, & par laquelle
nous jugeons de l'étendue palpable d'après certaines
apparences présentes à nos yeux. Enfin l'étendue abstraite
est l'idée des dimensions de la matiere, séparées
par une abstraction métaphysique de toutes les
qualités sensibles des corps, & par conséquent de
toute idée de limites, puisque l'étendue ne peut être
limitée en effet que par des qualités sensibles. Il seroit
à souhaiter que chacune de ces diverses acceptions
eût un terme propre pour l'exprimer: mais soit que
l'on consente ou que l'on refuse de remédier à la confusion
des signes, il est très - important d'éviter la confusion
des idées; & pour l'éviter il faut, toutes les
fois que l'on parle de l'étendue, commencer par déterminer
le sens précis qu'on attache à ce mot. Par
cette seule précaution une infinité de disputes qui
partagent tous les jours le monde philosophe, se
trouveroient décidées ou écartées. On demande si
l'étendue est divisible à l'infini: mais veut - on parler
du phénomene sensible, ou bien de l'idée abstraite
de l'étendue? Il est évident que l'étendue physique,
celle que nous connoissons par les sens, & qui semble
appartenir de plus près à la matiere, n'est point
divisible à l'infini; puisqu'après un certain nombre
de divisions, le phenomene de l'étendue s'évanoüit,
& tombe dans le néant relativement à nos organes.
Est - ce seulement de l'idée abstraite de l'étendue qu'on
entend parler? Alors comme il entre de l'arbitraire
dans la formation de nos idées abstraites, je dis que
de la définition de celle - ci doit être déduice la solution
de la question sur l'infinie divisibilité. Si l'on veut
que toute partie intelligible de l'étendue soit de l'étendue, la divisibilité à l'infini aura lieu; car comme les
parties divisées intellectuellement peuvent être représentées
par une suite infinie de nombres, elles
n'auront pas plus de limites que ces nombres, & seront
infinies dans le même sens, c'est - à - dire que l'on
ne pourra jamais assigner le dernier terme de la division.
Une autre définition de l'étendue abstraite auroit
conduit à une autre solution. La question sur
l'infinité actuelle de l'étendue se resoudroit de la même
maniere: elle dépend, à l'égard de l'étendue sensible,
d'une mesure actuelle qu'il est impossible de
prendre; & l'étendue abstraite n'est regardée comme
infinie, que parce qu'étant séparée de tous les autres
attributs de la matiere, elle n'a rien en elle - même,
comme nous l'avons déjà remarqué, qui puisse la limiter
ni la déterminer. On demande encore si l'étendue constitue ou non l'essence de la matiere? Je réponds
d'abord que le mot essence est équivoque, &
qu'il faut en déterminer la signification avant de l'employer.
Si la question proposée se réduit à celle - ci,
l'étendue est - elle un attribut de la matiere, tel que
l'on puisse en déduire par le raisonnement tous ses
autres attributs? Il est clair dans ce sens que l'étendue, de quelque façon qu'on la prenne, ne constitue
point l'essence de la matiere; puisqu'il n'est pas possible
d'en déduire l'impénétrabilité, ni aucune des forces
qui appartiennent à tous les corps connus. Si la
question proposée revient à celle - ci: est - il possible de
concevoir la matiere sans étendue? Je réponds que
l'idée que nous nous faisons de la matiere est incom<cb->
plete toutes les fois que nous omettons par ignorance
ou par oubli quelqu'un de ses attributs; mais que l'étendue n'est pas plus essentielle à la matiere, que ses
autres qualités: elles dépendent toutes, ainsi que l'étendue, de certaines conditions pour agir sur nous.
Lorsque ces conditions ont lieu, elles agissent sur
nous aussi nécessairement que l'étendue, & toutes,
sans excepter l'étendue, ne different entr'elles que
par les différentes impressions dont elles affectent nos
organes. Je ne conçois donc pas dans quel sens de
très - grands métaphysiciens ont cru & voulu faire
croire que l'étendue étoit une qualité premiere qui
résidoit dans les corps telle précisément, & sous la
même forme qu'elle réside dans nos perceptions; &
qu'elle étoit distinguée en cela des qualités secondaires,
qui, selon eux, ne ressemblent en aucune maniere
aux perceptions qu'elles excitent. Si ces métaphysiciéns
n'entendoient parler que de l'étendue sensible,
pourquoi refusoient - ils le titre de qualités premieres
à toutes les autres qualités sensibles? & s'ils
ne parloient que de l'étendue abstraite, comment vouloient - ils transporter nos idées dans la matiere, eux
qui avoient une si grande répugnance à y reconnoître
quelque chose de semblable a nos fensations? La
cause d'une telle contradiction ne peut venir que
de ce que le phénomene de l'étendue ayant un rapport
immédiat au toucher, celui de tous nos sens qui
semble nous faire le mieux connoître la réalité des
choses, & un rapport indirect à la vûe, celui de tous
nos sens qui est le plus occupé, le plus sensible, qui
conserve le plus long tems les impressions des objets,
& qui fournit le plus à l'imagination, nous ne
pouvons guere nous représenter la matiere sans cette
qualité toûjours présente à nos sens extérieurs &
à notre sens interieur; & de - là on l'a regardée comme
une qualité premiere & principale, comme un
attribut essentiel, ou plûtôt comme l'essence même
des corps, & l'on a fait dépendre l'unité de la nature
de l'extension & de la continuité des parties de la
matiere, au lieu d'en reconnoître le principe dans
l'action que toutes ces parties exercent perpétuellement
les unes sur les autres, qu'elles exercent même
jusque sur nos organes, & qui constitue la véritable
essence de la matiere relativement à nous.
Au reste comme il faut être de bonne foi en toutes
choses, j'avoue que les questions du genre de celles
que je viens de traiter, ne sont pas à beaucoup près
aussi utiles qu'elles sont épineuses; que les erreurs en
pareille matiere intéressent médiocrement la société;
& que l'avancement des sciences actives qui observent
& découvrent les propriétés des êtres, qui combinent
& multiplient leurs usages, nous importe
beaucoup plus que l'avancement des sciences contemplatives,
qui se bornent aux pures idées. Il est
bon, il est même nécessaire de comparer les êtres,
& de généraliser leurs rapports; mais il n'est pas
moins nécessaire, pour employer avantageusement
ces rapports généralisés, de ne jamais perdre de vûe
les objets réels auxquels ils se rapportent, & de bien
marquer le terme où l'abstraction doit enfin s'arrêter.
Je crois qu'on est fort près de ce terme toutes
les fois qu'on est parvenu à des vérités identiques,
vagues, éloignées des choses, qui conserveroient
leur inutile certitude dans tout autre univers gouverné
par des lois toutes distérentes, & qui ne nous
sont d'aucun secours pour augmenter notre puissance
& notre bien - être dans ce monde où nous
vivons. Cet article est de M. Gufnaut, éditeur de
la collection académique; ouvrage sur l'importance
& l'utilité duquel il ne reste rien à ajoûter, après
le discours plein de vûes saines & d'idées profondes
que l'éditeur a mis à la tête des trois premiers
volumes qui viennent de paroître.
Sur l'étendue géométrique, & sur la maniere dont
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