ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"44"> vement, il s'ensuit que c'est au toucher seul que nous devons la sensation de l'étendue. On objectera peut - être que nous recevons cette sensation par la vûe, aussi bien que par le toucher; que l'oeil embrasse un plus grand espace que la main n'en peut toucher, & qu'il mesure la distance de plusieurs objets que la main ne sauroit atteindre même avec ses instrumens. Tout cela est vrai, mais n'est vrai que de l'oeil instruit par le toucher; car l'expérience a démontré qu'un aveugle de naissance, à qui la vûe est rendue tout - à - coup, ne voit rien hors de lui, qu'il n'apperçoit aucune analogie entre les images qui se tracent dans le fond de ses yeux & les objets extérieurs qu'il connoissoit déjà par le toucher; qu'il ne peut apprétier leurs distances ni reconnoître leur situation, jusqu'à ce qu'il ait appris à voir, c'est - à - dire à remarquer les rapports constans qui se trouvent entre les sensations de la vûe & celles du toucher: par conséquent un homme qui n'auroit jamais exercé l'organe du toucher, ne pourroit apprendre à voir ni à juger des dimensions des objets extérieurs, de leurs formes, de leurs distances, en un mot de l'étendue; & quoiqu'on supposât en mouvement les images qui seroient tracées dans le fond de ses yeux, cependant comme il ne connoîtroit point le mouvement par sa propre expérience, ces mouvemens apparens ne lui donneroient qu'une simple idée de succession, comme feroit une suite des sons qui frapperoient successivement son oreille, ou d'odeurs qui affecteroient successivement son odorat; mais jamais ils ne pourroient suppléer à l'expérience du toucher, jamais ils ne pourroient, au défaut de cette expérience, faire naître la perception du mouvement réel, ni par conséquent celle de l'étendue sensible. Et comment des sens aussi différens que ceux de la vûe & du toucher, pourroient - ils exciter en nous cette derniere perception? L'oeil ne voit point les choses, il ne voit que la lumicre qui lui représente les apparences des choses par diverses combinaisons de rayons diversement colorés. Toutes ces apparences sont en nous, ou plûtôt sont nous - mêmes, parce que l'organe de la vûe est purement passif; & que ne réagissant point sur les objets, il n'éprouve aucune sorte de résistance que nous puissions rapporter à des causes extérieures: au lieu que l'organe du toucher est un organe actif qui s'applique immédiatement à la matiere, sent les dimensions & la forme des corps, détermine leurs distances & leurs situations, réagit sur eux directement & sans le secours d'aucun milieu interposé, & nous fait éprouver une résistance étrangere, que nous sommes forcés d'attribuer à quelque chose qui n'est point nous; enfin c'est le seul sens par lequel nous puissions distinguer notre être de tous les autres êtres, nous assûrer de la réalité des objets extérieurs, les éloigner ou les rapprocher suivant les lois de la nature, nous transporter nous - mêmes d'un lieu dans un autre, & par conséquent acquérir la vraie notion du mouvement & de l'étendue.

Le mouvement entre si essentiellement dans la notion de l'étendue, que par lui seul nous pourrions acquérir cette notion, quand même il n'existeroit aucun corps sensiblement étendu. Le dernier atome qui puisse être senti par l'organe du toucher, n'est point étendu sensiblement, puisque les parties étant nécessairement plus petites que le tout, celles de cet atome échapperoient nécessairement au sens du toucher par la supposition: cependant si l'organe du toucher étant mis en mouvement se trouve affecté successivement en plusieurs points par cet atome, nous pourrons nous former par cela seul la notion de l'étendue, parce que le mouvement de l'organe & la continuité des impressions successives dont il est affecté, semblent multiplier cet atome & lui donner de Pextension. Il est donc certain que les impressions continues & successives que font les corps sur les organes du toucher mis en mouvement, constituent la vraie notion de l'étendue; & même ces idées de mouvement & d'étendue sont tellement liées entre elles & si dépendantes l'une de l'autre, qu'on ne peut concevoir nettement aucune étendue déterminée que par la vîtesse d'un mobile qui la parcourt dans un tems donné; & réciproquement que l'on ne peut avoir une idée précise de la vîtesse d'un mobile, que par l'étendue qu'il parcourt dans un tems donné: l'idée du tems entre donc aussi dans celle de l'étendue; & c'est par cette raison que dans les calculs physico - mathématiques, deux de ces trois choses, tems, vîtesse, étendue, peuvent toûjours être combinées de telle façon qu'elles deviennent l'expression & la représentation de la troisieme (car je ne distingue pas ici l'étendue de l'espace absolu des Géometres, qui n'est autre chose que l'idée de l'étendue généralisée autant qu'elle peut l'être): ces trois idees doivent être inseparables dans nos raisonnemens, comme elles le sont dans leur génération; & elles deviennent d'autant plus lumineuses, qu'on sait mieux les rapprocher. Celles de l'espace & du tems qui semblent, à certains égards, d'une nature entierement opposée, ont plus de rapports entr'elles qu'on ne le croiroit au premier coup - d'oeil. Nous concevons l'étendue abstraite ou l'espace, comme un tout immense, inaltérable, inactit, qui ne peut ni augmenter, ni diminuer, ni changer, & dont toutes les parties sont supposées co - exister à la fois dans une éternelle immobilité: au contraire toutes les parties du tems sémblent s'anéantir & se reproduire sans cesse; nous nous le représentons comme une chaine infinie, dont il ne peut exister à - la - fois qu'un seul point indivisible, lequel se lie avec celui qui n'est déjà plus, & celui qui n'est pas encore. Cependant, quoique les parties de l'étendue abstraite ou de l'espace soient supposées permanentes, on peut y concevoir de la succession, lorsqu'elles sont parcourues par un corps en mouvement; & quoique les parties du tems semblent fuir sans cesse & s'écouler sans interruption, l'espace parcouru par un corps en mouvement fixe, pour ainsi dire, la trace du tems, & donne une sorte de consistance à cette abstraction legere & fugitive. Le mouvement est donc le noeud qui lie les idées si différentes en apparence du tems & de l'espace, comme il est le seul moyen par lequel nous puissions acquérir ces deux idées, & le seul phénomene qui puisse donner quelque réalité à celle du tems.

On pourroit encore assigner un grand nombre d'autres rapports entre le tems & l'espace; mais il suffira de parcourir ceux qui peuvent jetter quelque lumiere sur la nature de l'étendue. L'espace & le tems sont le lien de toutes choses; l'un embrasse toutes les co - existences possibles; l'autre toutes les successions possibles. Le tems est supposé couler avec une vîtesse constante & uniforme, par cela même qu'on en fait l'unité de mesure de toute succession; car il est de l'essence de toute unité de mesure d'être uniforme: de même l'espace est supposé uniforme dans tous ses points, parce qu'il est avec le tems la mesure du mouvement; d'ailleurs cette uniformité du tems & de l'espace ne pourroit être altérée que par des existences réelles, que l'abstraction exclut formellement de ces deux idées. Par la même raison ces deux idées sont indéterminées, tant qu'elles sont considérées hors des êtres physiques, desquels seuls elles peuvent recevoir quelque détermination. L'une & l'autre considérées dans les choses, sont composées de parties qui ne sont point similaires avec leur tout, c'est - à - dire que toutes les parties de l'étendue & de la durée sensibles, ne sont point étendue & durée; car puisque l'idée de succession entre nécessairement dans l'idée de durée, cette partie de la durée qui répond [p. 45] à une perception simple, & dans laquelle nous ne concevons aucune succession, n'est point durée; & l'atome de matiere dans lequel nos sens ne peuvent distinguer de parties, n'est point sensiblement étendu. J'ai grand soin de distinguer l'étendue abstraite de l'étendue sensible, parce que ce sont en effet des acceptions très - différentes du même mot. La vérilable étendue sensible, c'est l'étendue palpable: elle consiste dans les sensations qu'excitent en nous les surfaces des corps parcourues par le toucher. L'étendue visible, si l'on veut absolument en admettre une, n'est point une sensation directe, mais une induction fondee sur la correspondance de nos sensations, & par laquelle nous jugeons de l'étendue palpable d'après certaines apparences présentes à nos yeux. Enfin l'étendue abstraite est l'idée des dimensions de la matiere, séparées par une abstraction métaphysique de toutes les qualités sensibles des corps, & par conséquent de toute idée de limites, puisque l'étendue ne peut être limitée en effet que par des qualités sensibles. Il seroit à souhaiter que chacune de ces diverses acceptions eût un terme propre pour l'exprimer: mais soit que l'on consente ou que l'on refuse de remédier à la confusion des signes, il est très - important d'éviter la confusion des idées; & pour l'éviter il faut, toutes les fois que l'on parle de l'étendue, commencer par déterminer le sens précis qu'on attache à ce mot. Par cette seule précaution une infinité de disputes qui partagent tous les jours le monde philosophe, se trouveroient décidées ou écartées. On demande si l'étendue est divisible à l'infini: mais veut - on parler du phénomene sensible, ou bien de l'idée abstraite de l'étendue? Il est évident que l'étendue physique, celle que nous connoissons par les sens, & qui semble appartenir de plus près à la matiere, n'est point divisible à l'infini; puisqu'après un certain nombre de divisions, le phenomene de l'étendue s'évanoüit, & tombe dans le néant relativement à nos organes. Est - ce seulement de l'idée abstraite de l'étendue qu'on entend parler? Alors comme il entre de l'arbitraire dans la formation de nos idées abstraites, je dis que de la définition de celle - ci doit être déduice la solution de la question sur l'infinie divisibilité. Si l'on veut que toute partie intelligible de l'étendue soit de l'étendue, la divisibilité à l'infini aura lieu; car comme les parties divisées intellectuellement peuvent être représentées par une suite infinie de nombres, elles n'auront pas plus de limites que ces nombres, & seront infinies dans le même sens, c'est - à - dire que l'on ne pourra jamais assigner le dernier terme de la division. Une autre définition de l'étendue abstraite auroit conduit à une autre solution. La question sur l'infinité actuelle de l'étendue se resoudroit de la même maniere: elle dépend, à l'égard de l'étendue sensible, d'une mesure actuelle qu'il est impossible de prendre; & l'étendue abstraite n'est regardée comme infinie, que parce qu'étant séparée de tous les autres attributs de la matiere, elle n'a rien en elle - même, comme nous l'avons déjà remarqué, qui puisse la limiter ni la déterminer. On demande encore si l'étendue constitue ou non l'essence de la matiere? Je réponds d'abord que le mot essence est équivoque, & qu'il faut en déterminer la signification avant de l'employer. Si la question proposée se réduit à celle - ci, l'étendue est - elle un attribut de la matiere, tel que l'on puisse en déduire par le raisonnement tous ses autres attributs? Il est clair dans ce sens que l'étendue, de quelque façon qu'on la prenne, ne constitue point l'essence de la matiere; puisqu'il n'est pas possible d'en déduire l'impénétrabilité, ni aucune des forces qui appartiennent à tous les corps connus. Si la question proposée revient à celle - ci: est - il possible de concevoir la matiere sans étendue? Je réponds que l'idée que nous nous faisons de la matiere est incom<cb-> plete toutes les fois que nous omettons par ignorance ou par oubli quelqu'un de ses attributs; mais que l'étendue n'est pas plus essentielle à la matiere, que ses autres qualités: elles dépendent toutes, ainsi que l'étendue, de certaines conditions pour agir sur nous. Lorsque ces conditions ont lieu, elles agissent sur nous aussi nécessairement que l'étendue, & toutes, sans excepter l'étendue, ne different entr'elles que par les différentes impressions dont elles affectent nos organes. Je ne conçois donc pas dans quel sens de très - grands métaphysiciens ont cru & voulu faire croire que l'étendue étoit une qualité premiere qui résidoit dans les corps telle précisément, & sous la même forme qu'elle réside dans nos perceptions; & qu'elle étoit distinguée en cela des qualités secondaires, qui, selon eux, ne ressemblent en aucune maniere aux perceptions qu'elles excitent. Si ces métaphysiciéns n'entendoient parler que de l'étendue sensible, pourquoi refusoient - ils le titre de qualités premieres à toutes les autres qualités sensibles? & s'ils ne parloient que de l'étendue abstraite, comment vouloient - ils transporter nos idées dans la matiere, eux qui avoient une si grande répugnance à y reconnoître quelque chose de semblable a nos fensations? La cause d'une telle contradiction ne peut venir que de ce que le phénomene de l'étendue ayant un rapport immédiat au toucher, celui de tous nos sens qui semble nous faire le mieux connoître la réalité des choses, & un rapport indirect à la vûe, celui de tous nos sens qui est le plus occupé, le plus sensible, qui conserve le plus long tems les impressions des objets, & qui fournit le plus à l'imagination, nous ne pouvons guere nous représenter la matiere sans cette qualité toûjours présente à nos sens extérieurs & à notre sens interieur; & de - là on l'a regardée comme une qualité premiere & principale, comme un attribut essentiel, ou plûtôt comme l'essence même des corps, & l'on a fait dépendre l'unité de la nature de l'extension & de la continuité des parties de la matiere, au lieu d'en reconnoître le principe dans l'action que toutes ces parties exercent perpétuellement les unes sur les autres, qu'elles exercent même jusque sur nos organes, & qui constitue la véritable essence de la matiere relativement à nous.

Au reste comme il faut être de bonne foi en toutes choses, j'avoue que les questions du genre de celles que je viens de traiter, ne sont pas à beaucoup près aussi utiles qu'elles sont épineuses; que les erreurs en pareille matiere intéressent médiocrement la société; & que l'avancement des sciences actives qui observent & découvrent les propriétés des êtres, qui combinent & multiplient leurs usages, nous importe beaucoup plus que l'avancement des sciences contemplatives, qui se bornent aux pures idées. Il est bon, il est même nécessaire de comparer les êtres, & de généraliser leurs rapports; mais il n'est pas moins nécessaire, pour employer avantageusement ces rapports généralisés, de ne jamais perdre de vûe les objets réels auxquels ils se rapportent, & de bien marquer le terme où l'abstraction doit enfin s'arrêter. Je crois qu'on est fort près de ce terme toutes les fois qu'on est parvenu à des vérités identiques, vagues, éloignées des choses, qui conserveroient leur inutile certitude dans tout autre univers gouverné par des lois toutes distérentes, & qui ne nous sont d'aucun secours pour augmenter notre puissance & notre bien - être dans ce monde où nous vivons. Cet article est de M. Gufnaut, éditeur de la collection académique; ouvrage sur l'importance & l'utilité duquel il ne reste rien à ajoûter, après le discours plein de vûes saines & d'idées profondes que l'éditeur a mis à la tête des trois premiers volumes qui viennent de paroître.

Sur l'étendue géométrique, & sur la maniere dont

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