ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"350"> de l'ame humaine: mais il n'en est pas ainsi. La parfaite certitude que nous avons de l'immortalité de nos ames ne se fonde que sur ce que Dieu l'a révelée: or la même révélation qui nous apprend que l'ame humaine est immortelle, nous apprend aussi que celle des bêtes n'a pas le même privilége. Ainsi, quoique l'ame des bêtes soit spirituelle, & qu'elle meure avec le corps, cela n'obscurcit nullement le dogme de l'immortalité de nos ames, puisque ce sont là deux vérités de fait dont la certitude a pour fondement commun le témoignage divin. Ce n'est pas que la raison ne se joigne à la révélation pour établir l'immortalité de nos ames: mais elle tire ses preuves d'ailleurs que de la spiritualité. Il est vrai qu'on peut mettre à la tête des autres preuves la spiritualité; il faut aguerrir les hommes contre les difficultés qui les étonnent: accoûtumés, en vertu d'une pente qui leur est naturelle, à confondre l'ame avec le corps; voyant du moins, malgré leur distinction, qu'il n'est pas possible de ne pas sentir combien le corps a d'empire sur l'ame, à quel point il influe sur son bonheur & sur sa misere, combien la dépendance mutuelle de ces deux substances est étroite; on se persuade facilement que leur destinée est la même; & que puisque ce qui nuit au corps blesse l'ame, ce qui détruit le corps doit aussi nécessairement la détruire. Pour nous munir contre ce préjugé, rien n'est plus efficace que le raisonnement fondé sur la différence essentielle de ces deux êtres, qui nous prouve que l'un peut subsister sans l'autre. Cet argument n'est bon qu'à certains égards, & pourvû qu'on ne le pousse que jusqu'à un certain point. Il prouve seulement que l'ame peut subsister après la mort; c'est tout ce qu'il doit prouver: cette possibilité est le premier pas que l'on doit faire dans l'examen de nos questions; & ce premier pas est important. C'est avoir fait beaucoup que de nous convaincre que notre ame est hors d'atteinte à tous les coups qui peuvent donner la mort à notre corps.

Si nous réfléchissons sur la nature de l'ame des bêtes, elle ne nous fournit rien de son fonds qui nous porte à croire que sa spiritualité la sauvera de l'anéantissement. Cette ame, je l'avoue, est immatérielle; elle a quelque degré d'activité & d'intelligence, mais cette intelligence se borne à des perceptions indistinctes; cette activité ne consiste que dans des desirs confus, dont ces perceptions indistinctes sont le motif immédiat. Il est très - vraissemblable qu'une ame purement sensitive, & dont toutes les facultés ont besoin, pour se déployer, du secours d'un corps organisé, n'a été faite que pour durer autant que ce corps: il est naturel qu'un principe uniquement capable de sentir, un principe que Dieu n'a fait que pour l'unir à certains organes, cesse de sentir & d'exister, aussi - tôt que ces organes étant dissous, Dieu fait cesser l'union pour laquelle seule il l'avoit créée. Cette ame purement sensitive n'a point de facultés qu'elle puisse exercer dans l'état de séparation d'avec son corps: elle ne peut point croître en félicité, non plus qu'en connoissance, ni contribuer éternellement, comme l'ame humaine, à la gloire du Créateur, par un progrès éternel de lumieres & de vertus. D'ailleurs, elle ne réfléchit point, elle ne prévoit ni ne desire l'avenir, elle est toute occupée de ce qu'elle sent à chaque instant de son existence; on ne peut donc point dire que la bonté de Dieu l'engage à lui accorder un bien dont elle ne sauroit se former l'idée, à lui préparer un avenir qu'elle n'espere ni ne desire. L'immortalité n'est point faite pour une telle ame; ce n'est point un bien dont elle puisse joüir; car pour joüir de ce bien, il faut être capable de réflexion, il faut pouvoir anticiper par la pensée sur l'avenir le plus reculé; il faut pouvoir se dire à soi - même, je suis immortel, & quoi qu'il arrive, je ne cesserai jamais d'être, & d'être heureux.

L'objection prise des souffrances des bêtes, est la plus redoutable de toutes celles que l'on puisse faire contre la spiritualité de leur ame: elle est d'un si grand poids, que les Cartésiens ont crû la pouvoir tourner en preuve de leur sentiment, seule capable de les y retenir, malgré les embarras insurmontables où ce sentiment les jette. Si les brutes ne sont pas de pures machines, si elles sentent, si elles connoissent, elles sont susceptibles de la douleur comme du plaisir; elles sont sujettes à un déluge de maux, qu'elles souffrent sans qu'il y ait de leur faute, & sans l'avoir mérité, puisqu'elles sont innocentes, & qu'elles n'ont jamais violé l'ordre qu'elles ne connoissent point. Où est en ce cas la bonté, où est l'équité du Créateur? Où est la vérité de ce principe, qu'on doit regarder comme une loi éternelle de l'ordre? Sous un Dieu juste, on ne peut être misérable sans l'avoir mérité. Mais ce qu'il y a de pis dans leur condition, c'est qu'elles souffrent dans cette vie sans aucun dédommagement dans une autre, puisque leur ame meurt avec le corps; & c'est ce qui double la difficulté. Le Pere Malbranche a fort bien poussé cette objection dans sa défense contre les accusations de M. de la Ville.

Je répons d'abord que ce principe de S. Augustin, savoir, que sous un Dieu juste on ne peut être misérable sans l'avoir mérité, n'est fait que pour les créatures raisonnables, & qu'on ne sauroit en faire qu'à elles seules d'application juste. L'idée de justice, celle de mérite & de démérite, suppose qu'il est question d'un agent libre, & de la conduite de Dieu à l'égard de cet agent. Il n'y a qu'un tel agent qui soit capable de vice & de vertu, & qui puisse mériter quoi que ce soit. La maxime en question n'a donc aucun rapport à l'ame des bêtes. Cette ame est capable de sentiment, mais elle ne l'est ni de raison, ni de liberté, ni de vice, ni de vertu; n'ayant aucune idée de regle, de loi, de bien ni de mal moral, elle n'est capable d'aucune action moralement bonne ou mauvaise. Comme chez elle le plaisir ne peut être récompense, la douleur n'y peut être châtiment: il faut donc changer la maxime, & la réduire à celle - ci; savoir, que sous un Dieu bon aucune créature ne peut être nécessitée à souffrir sans l'avoir mérité: mais loin que ce principe soit évident, je crois être en droit de soûtenir qu'il est faux. L'ame des brutes est susceptible de sensations, & n'est susceptible que de cela: elle est donc capable d'être heureuse en quelque degré. Mais comment le sera - telle? c'est en s'unissant à un corps organisé; sa constitution est telle que la perception confuse qu'elle aura d'une certaine suite de mouvemens, excités par les objets extérieurs dans le corps qui lui est uni, produira chez elle une sensation agréable: mais aussi, par une conséquence nécessaire, cette ame, à l'occasion de son corps, sera susceptible de douleur comme de plaisir. Si la perception d'un certain ordre de mouvemens lui plaît, il faut donc que la perception d'un ordre de mouvemens tout différens l'afflige & la blesse: or selon les lois générales de la nature, ce corps auquel l'ame est unie doit recevoir assez souvent des impressions de ce dernier ordre, comme il en reçoit du premier, & par conséquent l'amé doit recevoir des sensations douloureuses, aussi - bien que des sensations agréables. Cela même est nécessaire pour l'appliquer à la conservation de la machine dont son existence dépend, & pour la faire agir d'une maniere utile à d'autres etres de l'univers; cela d'ailleurs est indispensable: voudriez - vous que cette ame n'eût que des sensations agréables? Il faudroit donc changer le cours de la nature, & suspendre les lois du mouvement; car les lois du mouvement produisent cette alternative d'impressions op<pb-> [p. 351] posées dans les corps vivans, comme elles produisent celles de leur génération & de leur destruction: mais de ces lois résulte le plus grand bien de tout le système immatériel, & des intelligences qui lui sont unies; la suspension de ces lois renverseroit tout. Qu'emporte donc la juste idée d'un Dieu bon? c'est que quand il agit il tende toûjours au bien, & produise un bien; c'est qu'il n'y ait aucune créature sortie de ses mains qui ne gagne à exister plûtôt que d'y perdre: or telle est la condition des bêtes; qui pourroit pénétrer leur intérieur, y trouveroit une compensation des douleurs & des plaisirs, qui tourneroit toute à la gloire de la bonté divine; on y verroit que dans celles qui souffrent inégalement, il y a proportion, inégalité, ou de plaisirs ou de durée; & que le degré de douleur qui pourroit rendre leur existence malheureuse, est précisément ce qui la détruit: en un mot, si l'on déduisoit la somme des maux, on trouveroit toûjours au bout du calcul un résidu de bienfaits purs, dont elles sont uniquement redevables à la bonté divine; on verroit que la sagesse divine a sû ménager les choses, en sorte que dans tout individu sensitif, le degré du mal qu'il souffre, sans lui enlever tout l'avantage de son existence, tourne d'ailleurs au profit de l'univers. Ne nous imaginons pas aussi que les souffrances des bêtes ressemblent aux nôtres: les bêtes ignorent un grand nombre de nos maux, parce qu'elles n'ont pas les dédommagemens que nous avons; ne joüissant pas des plaisirs que la raison procure, elles n'en éprouvent pas les peines: d'ailleurs, la perception des bêtes étant renfermée dans le point indivisible du présent, elles souffrent beaucoup moins que nous par les douleurs du même genre, parce que l'impatience & la crainte de l'avenir n'aigrit point leurs maux, & qu'heureusement pour elles il leur manque une raison ingénieuse à se les grossir.

Mais n'y a - t - il pas de la cruauté & de l'injustice à faire souffrir des ames & à les anéantir, en détruisant leurs corps pour conserver d'autres corps? n'estce pas un renversement visible de l'ordre, que l'ame d'une mouche, qui est plus noble que le plus noble des corps, puisqu'elle est spirituelle, soit détruite afin que la mouche serve de pâture à l'hirondelle, qui eût pû se nourrir de toute autre chose? Est - il juste que l'ame d'un poulet souffre & meure afin que le corps de l'homme soit nourri? que l'ame du cheval endure mille peines & mille fatigues durant si long - tems, pour fournir à l'homme l'avantage de voyager commodément? Dans cette multitude d'ames qui s'anéantissent tous les jours pour les besoins passagers des corps vivans, peut - on reconnoître cette équitable & sage subordination qu'un Dieu bon & juste doit nécessairement observer? Je réponds à cela que l'argument seroit victorieux, si les ames des brutes se rapportoient aux corps & se terminoient à ce rapport; car certainement tout être spirituel est au - dessus de la matiere. Mais, remarquez - le bien, ce n'est point au corps, comme corps, que se termine l'usage que le Créateur tire de cette ame spirituelle, c'est au bonheur des êtres intelligens. Si le cheval me porte, & si le poulet me nourrit, ce sont bien là des effets qui le rapportent directement à mon corps: mais ils se terminent à mon ame, parce que mon ame seule en recueille l'utilité. Le corps n'est que pour l'ame, les avantages du corps sont des avantages propres à l'ame; toutes les douceurs de la vie animale ne sont que pour elle, n'y ayant qu'elle qui puisse sentir, & par conséquent être susceptible de félicité. La question reviendra donc à savoir si l'ame du cheval, du chien, du poulet, ne peut pas être d'un ordre assez inférieur à l'ame humaine, pour que le Créateur employe celle - là à procurer, même la plus petite partie du bonheur de celle - ci, sans violer les regles de l'ordre & des pro<cb-> portions. On peut dire la même chose de la mouche à l'égard de l'hirondelle, qui est d'une nature plus excellente. Pour l'anéantissement, ce n'est point un mal pour une créature qui ne refléchit point sur son existence, qui est incapable d'en prévoir la fin, & de comparer, pour ainsi dire, l'être avec le nonêtre, quoique pour elle l'existence soit un bien, parce qu'elle sent. La mort, à l'égard d'une ame sensitive, n'est que la soustraction d'un bien qui n'étoit pas dû; ce n'est point un mal qui empoisonne les dons du Créateur & qui rende la créature malheureuse. Ainsi, quoique ces ames & ces vies innombrables que Dieu tire chaque jour du néant, soient des preuves de la bonté divine, leur destruction journaliere ne blesse point cet attribut: elles se rapportent au monde dont elles font partie; elles doivent servir à l'utilité des êtres qui le composent; il suffit que cette utilité n'exclue point la leur propre, & qu'elles soient heureuses en quelque mesure, en contribuant au bonheur d'autrui. Vous trouverez ce systeme plus développé & plus étendu dans le traité de l'essai philosophique sur l'ame des bêtes de M. Bouillet, d'ou ces refléxions ont été tirées.

L'Amusement philosophique du Pere Bougeant Jésuite sur le langage des bêtes, a eu trop de cours dans le monde, pour ne pas mériter de trouver ici sa place. S'il n'est vrai, du moins il est ingénieux. Les bêtes ont - elles une ame, ou n'en ont - elles point? question épineuse & embarrassante surtout pour un philosophe chrétien. Descartes sur ce principe, qu'on peut expliquer toutes les actions des bêtes par les lois de la méchanique, a prétendu qu'elles n'étoient que de simples machines, de purs automates. Notre raison semble se révolter contre un tel sentiment: il y a même quelque chose en nous qui se joint à elle pour bannir de la société l'opinion de Descartes. Ce n'est pas un simple préjugé, c'est une persuasion intime, un sentiment dont voici l'origine. Il n'est pas possible que les hommes avec qui je vis soient autant d'automates ou de perroquets instruits à mon insu. J'apperçois dans leur extérieur des tons & des mouvemens qui paroissent indiquer une ame: je vois régner un certain fil d'idées qui suppose la raison: je vois de la liaison dans les raisonnemens qu'ils me font, plus ou moins d'esprit dans les ouvrages qu'ils composent. Sur ces apparences ainsi rassemblées, je prononce hardiment qu'ils pensent en effet. Peut - être que Dieu pourroit produire un automate en tout semblable au corps humain, lequel par les seules lois du méchanisme, parleroit, feroit des discours suivis, écriroit des livres très - bien raisonnés. Mais ce qui me rassûre contre toute erreur, c'est la véracité de Dieu. Il me suffit de trouver dans mon ame le principe unique qui réunit & qui explique tous ces phénomenes qui me frappent dans mes semblables, pour me croire bien fondé à soûtenir qu'ils sont hommes comme moi. Or les bêtes sont par rapport à moi dans le même cas. Je vois un chien accourir quand je l'appelle, me caresser quand je le flatte, trembler & fuir quand je le menace, m'obéir quand je lui commande, & donner toutes les marques extérieures de divers sentimens de joie, de trutesse, de douleur, de crainte, de desir, des passions de l'amour & de la haine; je conclus aussi - tôt qu'un chien a dans lui - même un principe de connoissance & de sentiment, quel qu'il soit. Il me suffit que l'ame que je lui suppose soit l'unique raison suffisante qui se lie avec toutes ces apparences & tous ces phénomenes qui me frappent les yeux, pour que je sois persuadé que ce n'est pas une machine. D'ailleurs une telle machine entraîneroit avec elle une trop grande composition de ressorts, pour que cela puisse s'allier avec la sagesse de Dieu qui agit toûjours par les voies les plus simples. Il y a toute apparene que Descartes, ce génie

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