ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"348"> qni paroissent plus raisonnées. A s'en tenir à l'expérience, on est donc en droit de leur refuser toutes ces propriétés de l'ame humaine. Direz - vous avec Bayle, que de ce que l'ame des brutes emprisonnée qu'elle est dans certains organes, ne manifeste pas telles & telles facultés, telles & telles idées, il ne s'ensuit point du tout qu'elle ne soit susceptible de ces idées, & qu'elle n'ait pas ces facultés; parce que c'est peut - être l'organisation de la machine qui les voile & les enveloppe? A ce ridicule peut - être, dont le bon sens s'irrite, voici une réponse décisive. C'est une chose directement opposée à la nature d'un Dieu bon & sage, & contraire à l'ordre qu'il suit invariablement, de donner à la créature certaines facultés, & de ne lui en permettre pas l'exercice, sur - tout si ces facultés, en se déployant, peuvent contribuer à la gloire du Créateur & au bonheur de la créature. Voici un principe évidemment contenu dans l'idée d'un Dieu souverainement bon & souverainement sage, c'est que les intelligences qu'il a créées, dans quelque ordre qu'il les place, à quelque oeconomie qu'il lui plaise de les soûmettre (je parle d'une oeconomie durable & réglée selon les lois générales de la nature) soient en état de le glorifier autant que leur nature les en rend capables, & soient en même tems mises à portée d'acquérir le bonheur dont cette nature est susceptible. De - là il suit qu'il répugne à la sagesse & à la bonté de Dieu, de soûmettre des créatures à aucune oeconomie qui ne leur permette de déployer que les moins nobles de leurs facultés, qui leur rende inutiles celles qui sont les plus nobles, & par conséquent les empêche de tendre au plus haut point de félicité où elles puissent atteindre. Telle seroit une oeconomie qui borneroit à de simples sensations des créatures susceptibles de raisonnement & d'idées claires, & qui les priveroit de cette espece de bonheur que procurent les connoissances évidentes & les opérations libres & raisonnables, pour les réduire aux seuls plaisirs des sens. Or l'ame des brutes, supposé qu'elle ne différât point essentiellement de l'ame humaine, seroit dans le cas de cet assujettissement forcé qui répugnè à la bonté & à la sagesse du Créateur, & qui est directement contraire aux lois de l'ordre. C'en est assez pour nous convaincre que l'ame des brutes n'ayant, comme l'expérience le montre, aucune connoissance de la divinité, aucun principe de religion, aucunes notions du bien & du mal moral, n'est point susceptible de ces notions. Sous cette exclusion est comprise celle d'un nombre infini d'idées & de propriétés spirituelles. Mais si elle n'est pas la même que celle des hommes, quelle est donc sa nature? Voici ce qu'on peut conjecturer de plus raisonnable sur ce sujet, & qui soit moins exposé aux embarras qui peuvent naître d'ailleurs.

Je me représente l'ame des bêtes comme une substance immatérielle & intelligente: mais de quelle espece? Ce doit être, ce semble, un principe actif qui a des sensations, & qui n'a que cela. Notre ame a dans elle - même, outre son activité essentielle, deux facultés qui fournissent à cette activité la matiere sur laquelle elle s'exerce. L'une, c'est la faculté de former des idées claires & distinctes sur lesquelles le principe actif ou la volonté agit d'une maniere qui s'appelle réflexion, jugement, raisonnement, choix libre: l'autre, c'est la faculté de sentir, qui consiste dans la perception d'une infinité de petites idées involontaires, qui se succedent rapidement l'une à l'autre, que l'ame ne discerne point, mais dont les différentes successions lui plaisent ou lui déplaisent, & à l'occasion desquelles le principe actif ne se déploie que par desirs confus. Ces deux facultés paroissent indépendantes l'une de l'autre: qui nous empêcheroit de supposer dans l'échelle des intelli<cb-> gences, au - dessous de l'ame humaine, une espece d'esprit plus borné qu'elle, & qui ne lui ressembleroit pourtant que par la faculté de sentir; un esprit qui n'auroit que cette faculté sans avoir l'autre, qui ne seroit capable que d'idées indistinctes, ou de perceptions confuses? Cet esprit ayant des bornes beaucoup plus étroites que l'ame humaine, en sera essentiellement ou spécifiquement distinct. Son activité sera resserrée à proportion de son intelligence: comme celle - ci se bornera aux perceptions confuses, celle - là ne consistera que dans des desirs confus qui seront relatifs à ces perceptions. Il n'aura que quelques traits de l'ame humaine; il sera son portrait en raccourci. L'ame des brutes, selon que je me la figure, apperçoit les objets par sensation; elle ne réfléchit point; elle n'a point d'idée distincte; elle n'a qu'une idée confuse du corps. Mais qu'il y a de différence entre les idées corporelles que la sensation nous fait naître, & celles que la bête reçoit par la même voie! Les sens sont bien passer dans notre ame l'idée des corps: mais notre ame ayant outre cela une faculté supérieure à celle des sens, rend cette idée toute autre que les sens ne la lui donnent. Par exemple, je vois un arbre, une bête le voit aussi: mais ma perception est toute différente de la sienne. Dans ce qui dépend uniquement des sens, peut - être que tout est égal entr'elle & moi: j'ai cependant une perception qu'elle n'a pas, pourquoi? Parce que j'ai le pouvoir de réfléchir sur l'objet que me présente la sensation. Dès que j'ai vû un seul arbre, j'ai l'idée abstraite d'arbre en général, qui est séparée dans mon esprit de celle d'une plante, de celle d'un cheval & d'une maison. Cette vûe que l'entendement se forme d'un objet auquel la sensation l'applique, est le principe de tout raisonnement, qui suppose réflexion, vûe distincte, idées abstraites des objets, par où l'on voit les rapports & les différences, & qui mettent dans chaque objet une espece d'unité. Nous croyons devoir aux sens des connoissances qui dépendent d'un principe bien plus noble, je veux dire de l'intelligence qui distingue, qui réunit, qui compare, qui fournit cette vûe de discrétion ou de discernement. Dépouillons donc hardiment la bête des priviléges qu'elle avoit usurpés dans notre imagination. Une ame purement sensitive est bornée dans son activité, comme elle l'est dans son intelligence; elle ne réfléchit point, elle ne raisonne point; à proprement parler, elle ne choisit point non plus; elle n'est capable ni de vertus ni de vices, ni de progrès autres que ceux que produisent les impressions & les habitudes machinales. Il n'y a pour elle ni passé ni avenir; elle se contente de sentir & d'agir, & si ses actions semblent lui supposer toutes les propriétés que je lui refuse, il faut charger la pure méchanique des organes de ces trompeuses apparences.

En réunissant le méchanisme avec l'action d'un principe immatériel & soi - mouvant, dès - lors la grande difficulté s'affoiblit, & les actions raisonnées des brutes peuvent très - bien se réduire à un principe sensitif joint avec un corps organisé. Dans l'hypothese de Descartes, le méchanisme ne tend qu'à la conservation de la machine; mais le but & l'usage de cette machine est inexpliquable, la pure matiere ne pouvant être sa propre fin, & l'arrangement le plus industrieux d'un tout matériel ayant nécessairement de sa conservation d'autre raison que lui - même. D'ailleurs de cette réaction de la machine, je veux dire de ces mouvemens excités chez elle, en conséquence de l'impression des corps extérieurs, on n'en peut donner aucune cause naturelle ni finale. Par exemple, pour expliquer comment les bêtes cherchent l'aliment qui leur est propre, suffit - il de dire, que le picotement causé par certain suc acre [p. 349] aux nerfs de l'estomac d'un chien, étant transmis au cerveau, l'oblige de s'ouvrir vers les endroits les plus convenables, pour faire couler les esprits dans les muscles des jambes; d'où suit le transport de la machine du chien vers la viande qu'on lui offre? Je ne vois point de raison physique qui montre que l'ébranlement de ce nerf transmis jusqu'au cerveau doit faire refluer les esprits animaux dans les muscles qui produisent ce transport utile à la machine. Quelle force pousse ces esprits précisément de ce côté - là? Quand on auroit découvert la raison physique qui produit un tel effet, on en chercheroit inutilement la cause finale. La machine insensible n'a aucun intérêt, puisqu'elle n'est susceptible d'aucun bonheur; rien à proprement parler, ne peut être utile pour elle.

Il en est tout autrement dans l'hypothese du méchanisme réuni avec un principe sensitif; elle est fondée sur une utilité réelle, je veux dire, sur celle du principe sensitif, qui n'existeroit point, s'il n'y avoit point de machine à laquelle il fût uni. Ce principe étant actif, il a le pouvoir de remuer les ressorts de cette machine, le Créateur les dispose de maniere qu'il les puisse remuer utilement pour son bonheur, l'ayant construit avec tant d'art, que d'un côté les mouvemens qui produisent dans l'ame des sentimens agréables tendent à conserver la machine, source de ces sentimens; & que d'un autre côté les desirs de l'ame qui répondent à ces sentimens, produisent dans la machine des mouvemens insensibles, lesquels en vertu de l'harmonie qui y regne, tendent à leur tour à la conserver en bon état, afin d'en tirer pour l'ame des sensations agréables. La cause physique de ces mouvemens de l'animal si sagement proportionnés aux impressions des objets, c'est l'activité de l'ame elle - même, qui a la puissance de mouvoir les corps; elle dirige & modifie son activité conformément aux diverses sensations, qu'excitent en elle certaines impressions externes dès qu'elle y est involontairement appliquée; impressions qui, selon qu'elles sont agréables ou affligeantes pour l'ame, sont avantageuses ou nuisibles à la machine. D'autre côté à cette force, toute aveugle qu'elle est, se trouve soûmis un instrument si arstement fabriqué, que d'une telle suite d'impressions que fait sur lui cette force aveugle, résultent des mouvemens également réguliers & utiles à cet agent.

Ainsi tout se lie & se soûtient: l'ame, en tant que principe sensitif, est soûmise à un méchanisme qui lui transmet d'une certaine maniere l'impression des objets du dehors; en tant que principe actif, elle préside elle - même à un autre méchanisme qui lui est subordonné, & qui n'étant pour elle qu'instrument d'action, met dans cette action toute la régularité nécessaire. L'ame de la bête étant active & sensitive tout ensemble, réglant son action sur son sentiment, & trouvant dans la disposition de sa machine & de quoi sentir agréablement, & de quoi exécuter utilement & pour elle, & pour le bien des autres parties de l'univers, est le lien de ce double méchanisme; elle en est la raison & la cause finale dans l'intention du Créateur.

Mais pour mieux expliquer ma pensée, supposons un de ces chefs - d'oeuvres de la méchanique où divers poids & divers ressorts sont si industrieusement ajustés, qu'au moindre mouvement qu'on lui donne, il produit les effets les plus surprenans & les plus agréables à la vûe; comme vous diriez une de ces machines hydrauliques dont parle M. Regis, une de ces merveilleuses horlogès, un de ces tableaux mouvans, une de ces perspectives animées; supposons qu'on dise à un enfant de presser un ressort, ou de tourner une manivelle, & qu'aussi - tôt on apperçoive des décorations superbes & des paysages rians; qu'on voye remuer & danser plusieurs figures, qu'on entende des sons harmonieux, &c. cet enfant n'est - il pas un agent aveugle, par rapport à la machine? Il en ignore parfaitement la disposition, il ne sait comment & par quelles lois arrivent tous ces effets qui le surprennent; cependant il est la cause de ces mouvemens; en touchant un seul ressort il a fait joüer toute la machine; il est la force mouvante qui lui donne le branle. Le méchanisme est l'affaire de l'ouvrier qui a inventé cette machine pour le divertir: ce méchanisme que l'enfant ignore est fait pour lui, & c'est lui qui le fait agir sans le savoir. Voilà l'ame des bêtes: mais l'exemple est imparfait; il faut supposer qu'il y ait quelque chose à ce ressort d'ou dépend le jeu de la machine, qui attire l'enfant, qui lui plaît & qui l'engage à le toucher. Il faut supposer que l'enfant s'avançant dans une grote, à peine a - t - il appuyé son pied sur un certain endroit où est un ressort, qu'il paroît un Neptune qui vient le menacer avec son trident; qu'effrayé de cette apparition, il fuit vers un endroit où un autre ressort étant pressé, fasse survenir une figure plus agréable, ou fasse disparoître la premiere. Vous voyez que l'enfant contribue à ceci, comme un agent aveugle, dont l'activité est déterminée par l'impression agréable ou effrayante que lui causent certains objets. L'ame de la bête est de même, & de - là ce merveilleux concert entre l'impression des objets & les mouvemens qu'elle fait à leur occasion. Tout ce que ces mouvemens ont de sage & de régulier est sur le compte de l'intelligence suprême qui a produit la machine, par des vûes dignes de sa sagesse & de sa bonté. L'ame est le but de la machine; elle en est la force mouvante; réglée par le méchanisme, elle le regle à son tour. Il en est ainsi de l'homme à certains égards, dans toutes les actions, ou d'habitude, ou d'instinct: il n'agit que comme principe sensitif, il n'est que force mouvante brusquement déterminée par la sensation: ce que l'homme est à certains égards, les bêtes le sont en tout; & peut - être que si dans l'homme le principe intelligent & raisonnable étoit éteint, on n'y verroit pas moins de mouvemens raisonnés, pour ce qui regarde le bien du corps, ou, ce qui revient à la même chose, pour l'utilité du principe sensitif qui resteroit seul, que l'on n'en remarque dans les brutes.

Si l'ame des bêtes est immatérielle, dit - on, si c'est un esprit comme notre hypothese le suppose, elle est donc immortelle, & vous devez nécessairement lui accorder le privilége de l'immortalité, comme un apanage inséparable de la spiritualité de sa nature. Soit que vous admettiez cette conséquence, soit que vous preniez le parti de la nier, vous vous jettez dans un terrible embarras. L'immortalité de l'ame des bêtes est une opinion trop choquante & trop ridicule aux yeux de la raison même, quand elle ne seroit pas proscrite par une autorité supérieure, pour l'osersoûtenir sérieusement. Vous voilà donc réduit à nier la conséquence, & à soûtenir que tout être immatériel n'est pas immortel: mais dès lors vous anéantissez une des plus grandes preuves que la raison fournisse pour l'immortalité de l'ame. Voici comme l'on a coûtume de prouver ce dogme: l'ame ne meurt pas avec le corps, parce qu'elle n'est pas corps, parce qu'elle n'est pas divisible comme lui, parce qu'elle n'est pas un tout tel que le corps humain, qui puisse périr par le dérangement ou la séparation des parties qui le composent. Cet argument n'est solide, qu'au cas que le principe sur lequel il roule le soit aussi; savoir, que tout ce qui est immatériel est immortel, & qu'aucune substance n'est anéantie: mais ce principe sera réfuté par l'exemple des bêtes; donc la spiritualité de l'ame des bêtes ruine les preuves de l'immortalité de l'ame humaine. Cela seroit bon si de ce raisonnement nous concluions l'immortalité

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