ENCYCLOPÉDIE OU DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MÉTIERS

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"826"> die aux unités de lieu & de tems: il a sur elle le même avantage que la Poésie sur la Peinture. La tragédie n'est qu'un tableau; l'épopée est une suite de tableaux qui peuvent se multiplier sans se confondre. Aristote veut avec raison que la mémoire les embrasse; ce n'est pas mettre le génie à l'étroit que de lui permettre de s'étendre aussi loin que la mémoire.

Soit que l'épopée se renferme dans une seule action comme la tragédie, soit qu'elle embrasse une suite d'actions comme nos romans, elle exige une conclusion qui ne laisse rien à desirer; mais le poëte dans cette partie a deux excès à éviter; savoir, de trop étendre, ou de ne pas assez développer le dénouement. Voyez Dénouement.

L'action de l'épopée doit être mémorable & intéressante, c'est - à - dire digne d'être présentée aux hommes comme un objet d'admiration, de terreur, ou de pitié: ceci demande quelque détail.

Un poëte qui choisit pour sujet une action dont l'importance n'est fondée que sur des opinions particulieres à certains péuples, se condamne par son choix à n'intéresser que ces peuples, & à voir tomber avec leurs opinions toute la grandeur de son sujet. Celui de l'Enéide, tel que Virgile pouvoit le présenter, étoit beau pour tous les hommes; mais dans le point de vûe sous lequel le poëte l'a envisagé, Il est bien éloigné de cette beauté universelle; aussi le sujet de l'Odyssée comme l'a saisi Homere (abstraction faite des détails), est bien supérieur à celui de l'Enéide. Les devoirs de roi, de pere, & d'époux appellent Ulysse à Itaque; la superstition seule appelle Enée en Italie. Qu'un héros échappé à la ruine de sa patrie avec un petit nombre de ses concitoyens, surmonte tous les obstacles pour aller donner une patrie nouvelle à ses malheureux compagnons, rien de plus intéressant ni de plus noble. Mais que par un caprice du destin il lui soit ordonné d'aller s'établir dans tel coin de la terre plutôt que dans tel autre; de trahir une reine qui s'est livrée à lui, & qui l'a comblé de biens, pour aller enlever à un jeune prince une femme qui lui est promise; voilà ce qui a pû intéresser les dévots de la cour d'Auguste, & flater un peuple enivré de sa fabuleuse origine, mais ce qui ne peut nous paroître que ridicule ou revoltant. Pour justifier Enée, on ne cesse de dire qu'il étoit pieux; c'est en quoi nous le trouvons pusillanime: la piété envers des dieux injustes ne peut être reçue que comme une fiction puérile, ou comme une vérité méprisable. Ainsi ce que l'action de l'Enéide a de grand est pris dans la nature, ce qu'elle a de petit est pris dans le préjugé.

L'action de l'épopée doit donc avoir une grandeur & une importance universelles, c'est - à - dire indépendantes de tout intérêt, de tout système, de tout préjugé national, & fondée sur les sentimens & les lumieres invariables de la nature. Quidquid delirant reges plectuntur achivi, est une leçon intéressante pour tous les peuples & pour tous les rois; c'est l'abregé de l'Iliade. Cette leçon à donner au monde, est le seul objet qu'ait pû se proposer Homere; car prétendre que l'Iliade soit l'éloge d'Achille, c'est vouloir que le paradis perdu soit l'éloge de satan. Un panégyriste peint les hommes comme ils doivent être; Homere les peint comme ils étoient. Achille & la plûpart de ses héros ont plus de vices que de vertus, & l'Iliade est plutôt la satyre que l'apologie de la Grece.

Lucain est sur - tout recommandable par la hardiesse avec laquelle il a choisi & traité son sujet aux yeux des Romains devenus esclaves, & dans la cour de leur tyran.

Proxima quid soboles, aut quid meruere nepotes In regnum nasci? Pavidè num gessimus arma? Teximus an jugulos? Alieni poena timoris In nostrâ cervice sedet.......... Ce genie audacieux avoit senti qu'il étoit naturel à tous les hommes d'aimer la liberté, de détester qui l'opprime, d'admirer qui la desend: il a écrit pour tous les siecles; & sans l'éloge de Néron dont il a souillé son poëme, on le croiroit d'un ami de Caton.

La grandeur & l'importance de l'action de l'épopée dépendent de l'importance & de la grandeur de l'exemple qu'elle contient: exemple d'une passion pernicieuse à l'humanité; sujet de l'Iliade: exemple d'une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, & fidelle à elle - même; sujet de l'Odyssée, &c. Dans les exemples vertueux, les principes, les moyens, la fin, tout doit être noble & digne; la vertu n'admet rien de bas. Dans les exemples vicieux, un mêlange de force & de foiblesse, loin de dégrader le tableau, ne fait que le rendre plus naturel & plus frappant. Que d'un intérêt puissant naissent des divisions cruelles; on a dû s'y attendre, & l'exemple est infructueux. Mais que l'insidélité d'une femme & l'imprudence d'un jeune insensé dépeuplent la Grece & embrasent la Phrygie, cet incendie allumé par une étincelle inspire une crainte salutaire; l'exemple instruit en étonnant.

Quoique la vertu heureuse soit un exemple encourageant pour les hommes, il ne s'en suit pas que la vertu infortunée soit un exemple dangereux: qu'on la présente telle qu'elle est dans le malheur, sa situation ne découragera point ceux qui l'aiment. Caton n'étoit pas heureux après la défaite de Pompée; & qui n'envieroit le sort de Caton tel que nous le peint Séneque, inter ruinas publicas erectum?

L'action de l'épopée semble quelquefois tirer son importance de la qualité des personnages: il est certain que la querelle d'Agamemnon avec Achille, n'auroit rien de grand si elle se passoit entre deux soldats; pourquoi? parce que les suites n'en seroient pas les mêmes. Mais qu'un plébéien comme Marius, qu'un homme privé comme Cromwel, Feinand - Cortès, &c. entreprenne, exécute de grandes cheses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l'humanité, son action aura toute l'importance qu'exige la dignité de l'épopée. On a dit: il n'ést pas besoin que l'action de l'épopée soit grande en elle - même, pourvû que les personnages soient d'un rang élevé; & nous disons: il n'est pas besoin que les personnages soient d'un rang élevé, pourvû que l'action soit grande en élle. même.

Il semble que l'intérêt de l'épopée doive être un intérêt public, l'action en auroit sans doute plus de grandeur, d'importance, & d'utilité; toutefois on ne peut en faire une regle. Un fils dont le pere gémiroit dans les fers, & qui tenteroit pour le délivrer tout ce que la nature & la vertu, la valeur & la pieté peuvent entreprendre de courageux & de pénible; ce fils, de quelque condition qu'on le supposât, seroit un héros digne de l'épopée, & son action mériteroit un Voltaire ou un Fenelon. On éprouve même qu'un intérêt particulier est plus sensible qu'un intérêt public, & la raison en est prise dans la nature (voyez Intérêt). Cependant comme le poeme épique est sur - tout l'école des maîtres du monde, ce sont les intérêts qu'ils ont en main qu'il doit leur apprendre à respecter. Or ces interêts ne sont pas ceux de tel ou de tel homme, mais ceux de l'humanité en général, le plus grand & le plus digne objet du plus noble de tous les poëmes.

Nous n'avons consideré jusqu'ici le sujet de l'épopée qu'en lui - même; mais quelle qu'en soit la beauté naturelle, ce n'est encore qu'un marbre informe que le ciseau doit animer.

De la composition. La composition de l'épopée embrasse trois points principaux, le plan, les caracteres, & le style. On distingue dans le plan l'exposition, le noeud, & le dénouement: dans les caracte<pb-> [p. 827] res, les passions & la morale: dans le style, la force, la précision, & l'élégance, l'harmonie & le coloris.

Du plan. L'exposition a trois parties, le début, l'invocation, & l'avant - scene.

Le début n'est que le titre du poëme plus développé, il doit être noble & simple.

L'invocation n'est une partie essentielle de l'épopée, qu'en supposant que le poëte ait à révéler des secrets inconnus aux hommes: Lucain qui ne devoit être que trop instruit des malheurs de sa patrie, au lieu d'invoquer un dieu pour l'inspirer, se transporte tout - à - coup au tems où s'alluma la guerre civile. Il frémit, il s'écrie:

« Citoyens, arrêtez; quelle est votre sureur! L'habitant solitaire est errant dans vos villes; La main du laboureur manque à vos champs stériles.»

Desuntque manus poscentibus arvis. Ce mouvement est plein de chaleur; une invocation eût été froide à sa place.

L'avant - scene est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poeme, & le tableau des intérêts opposés, dont la complication va former le noeud de l'intrigue.

Dans l'avant - scene, ou le poëte suit l'ordre des évenemens, & la fable se nomme simple; ou il laisse derriere lui une partie de l'action pour se replier sur le passé, & la fable se nomme implexe: celle - ci a un grand avantage, non - seulement elle anime la narration, en introduisant un personnage plus intéressé & plus intéressant que le poëte, comme Henri IV. Ulysse, Enée, &c. mais encore en prenant le sujet par le centre, elle fait refluer sur l'avant - scene l'intérêt de la situation présente des acteurs, par l'impatience où l'on est d'apprendre ce qui les y a conduits.

Toutefois de grands évenemens, des tableaux variés, des situations pathétiques, ne laissent pas de former le tissu d'un beau poëme, quoique présentés dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens, les poetes qui suivent l'ordre des tems; mais n'en déplaise à Boileau, l'exactitude ou les licences chronologiques sont tres - indifférentes à la beauté de la Poésie; c'est la chaleur de la narratior, la force des peintures, l'intérêt de l'intrigue, le contraste des caracteres, le combat des passions la vérité & la noblesse des moeurs, qui sont l'ame de l'épopée, & qui feront du morceau d'histoire le - plus exactement suivi, un poëme épique admirable.

L'intrigue a été jusqu'ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que dans la tragédie elle s'est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle & d'Euripide, mais on a craint d'abandonner les traces d'Homere: Virgile l'a imité, & l'on a imité Virgile.

Aristote a touché au principe le plus lumineux de l'épopée, lorsqu'il a dit que ce poëme devoit être une tragédie en récit. Suivons ce principe dans ses conséquences.

Dans la tragédie tout concourt au noeud ou au dénouement: tout devroit donc y concourir dans l'épopée. Dans la tragédie, un incident naît d'un incident, une situation en produit une autre: dans le poëme épique les incidens & les situations devroient donc s'enchaîner de même. Dans la tragédie l'intérêt croît d'acte en acte, & le péril devient plus pressant: le péril & l'intérêt devroient donc avoir les mêmes progrès dans l'épopée. Enfin le pathétique est l'ame de la tragédie: il devroit donc être l'ame de l'épopée, & prendre sa source dans les divers caracteres & les intérêts opposés. Qu'on examine après cela quel est le plan des poëmes anciens. L'Iliade a deux especes de noeuds; la division des dieux, qui est froide & choquante; & celle des chefs, qui ne sait qu'une situation. La colere d'Achille prolonge ce tissu de périls & de combats qui forment l'action de l'Iliade; mais cette colere, toute fatale qu'elle est, ne se manifeste que par l'absence d'Achille, & les passions n'agissent sur nous que par leurs développemens. L'amour & la douleur d'Andromaque ne produisent qu'un intérêt momentané, presque tout le reste du poëme se passe en assauts & en batailles; tableaux qui ne frappent guere que l'imagination, & dont l'intérêt ne va jamais jusqu'à l'ame.

Le plan de l'Odyssée & celui de l'Énéide sont plus variés; mais comment les situations y sont - elles amenées? un coup de vent fait un épisode; & les avantures d'Ulysse & d'Enée ressemblent aussi peu à l'intrigue d'une tragédie, que le voyage d'Anson.

S'il restoit encore des Daciers, ils ne manqueroient pas de dire qu'on risque tout à s'écarter de la route qu'Homere a tracée, & que Virgile a suivie; qu'il en est de la Poésie comme de la Medecine, & ils nous citeroient Hippocrate pour prouver qu'il est dangereux d'innover dans l'épopée. Mais pourquoi ne feroit - on pas à l'égard d'Homere & de Virgile, ce qu'on a fait à l'égard de Sophocle & d'Euripide? on a distingué leurs beautés de leurs défauts; on a pris l'art où ils l'ont laissé; on a essayé de faire toûjours comme ils avoient fait quelquefois, & c'est sur - tout dans la partie de l'intrigue que Corneille & Racine se sont élevés au - dessus d'eux. Supposons que tout le poëme de l'Enéide fût tissu comme le quatrieme livre; que les incidens naissant les uns des autres, pussent produire & entretenir jusqu'à la fin cette variété de sentimens & d'images, ce mêlange d'épique & de dramatique, cette alternative pressante d'inquiétude & de surprise, de terreur & de pitié; l'Enéide ne feroit - elle pas supérieure à ce qu'elle est?

L'épopée, pour remplir l'idée d'Aristote, devroit donc être une tragédie composée d'un nombre de scenes indéterminé, dont les intervalles seroient occupés par le poëte: tel est ce principe dans la spéculation, c'est au génie seul à juger s'il est pratiquable.

La tragédie dès son origine a eu trois parties, la scene, le récit, & le choeur; & de - là trois sortes de rôles, les acteurs, les confidens, & les témoins. Dans l'épopée, le premier de ces rôles est celui des héros, le poëte est chargé des deux autres. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure. Qu'un poëte raconte sans s'émouvoir des choses terribles ou touchantes, on l'écoute sans être émû, on voit qu'il récite des fables; mais qu'il tremble, qu'il gémisse, qu'il verse des larmes, ce n'est plus un poëte, c'est un spectateur attendri, dont la situation nous pénetre. Le choeur fait partie des moeurs de la tragédie ancienne; les réflexions & les sentimens du poëte font partie des moeurs de l'épopée:

Ille bonis faveatque, & consilietur amicis, Et regat iratos, & amet peccare timentes. Horat.

Tel est l'emploi qu'Horace attribue au choeur, & tel est le rôle que fait Lucain dans tout le cours de son poëme. Qu'on ne dédaigne pas l'exemple de ce poëte. Ceux qui n'ent lû que Boileau méprisent Lucain; mais ceux qui lisent Lucain, font bien peu de cas du jugement que Boileau en a porté. On reproche avec raison à Lucain d'avoir donné dans la déclamation; mais combien il est éloquent lorsqu'il n'est pas déclamateur! combien les mouvemens qu'excite en lui - même ce qu'il raconte, communiquent à ses récits de chaleur & de véhémence!

César, après s'être emparé de Rome sans aucun obstacle, veut piller les thrésors du temple de Saturne, & un citoyen s'y oppose. L'avarice, dit le poëte, est donc le seul sentiment qui brave le fer & la mort?

Les lois n'ont plus d'appui contre leur oppresseur, Et le plus vil des biens, l'or trouve un défenseur!

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